Publié le 26 Feb 2024 - 14:50
Le Sénégal en quête de l’État-nation ?

Les quatre stades de l’Effondrement

 

Soixante-quatre années après les indépendances, le Sénégal modèle d’une démocratie politique (à différentier de la démocratie économique) montre depuis le 23 juin 2011 (retrait du projet de loi constitutionnelle sur le quart bloquant), des signaux d’effondrement, actés par la Décision Présidentielle de reporter les élections sur la base d’une supposée crise institutionnelle le 3 février 2024. Cette décision traduite sous forme de décret dont nous ne discuterons pas les fondements juridiques, pose la problématique de la morale en politique et des velléités de résistance d’une caste politique, d’une élite et/ou bourgeoisie compradore ayant entrainé le pays vers son effondrement. Il est lieu de s’interroger sur les causes de cet effondrement non de l’État de droit mais, de l’État basé sur des droits coconstruits par des élites politiques, économiques, religieuses et médiatiques dominantes visant à légitimer des intérêts économiques selon une logique de prédation. La thèse défendue est que les alternances politiques sont constitutives des dynamiques de protonation entrainant une construction évolutive et inachevée d’un État-nation.

1. L’émergence des élites compradores : Des protonations comme entité politique et territoriale (en lieu et place de l’État de type occidental) ont germé aux lendemains des indépendances dans la région sub-saharienne. Ces nations artificielles sont caractérisées par une forme de gestion du pouvoir héritée des administrations coloniales marquées par une violence dans l’exercice de l’autorité (des survivances de ces pratiques sont notées dans le maintien de l’ordre et dans la gestion des prisonniers). Des élites africaines déculturées fortement imprégnées de l’idéologie évolutionniste et du syndrome de la modernisation vont gouverner en tenant compte de l’appartenance ethnique, clanique voire territoriale. Le Sénégal a échappé à cette réalité qu’ont connue plusieurs pays de la sous-région dirigés par des militaires avec une instabilité institutionnelle et des renversements de pouvoir permanents. Une parenthèse pourrait s’ouvrir sur les crises politiques actuelles cycliques dans la sous-région avec l’essoufflement de ce modèle de gouvernance basé sur l’appartenance clanique avec des conflits latents qui émergent lors des crises économiques, sociales voire politiques. Ces déterminismes sont des limites à la création d’une nation voire d’un État-nation à cause de la dilution du lien social, de la fragmentation sociale et territoriale. Pour en revenir au Sénégal, Senghor et Mamadou DIA ont tenté de mettre en place un régime parlementaire bicéphale dont la fin est actée par la crise de 1962, crise qui cristallise la lutte de pouvoir entretenue par des conflits de compétences et à la séparation des pouvoirs. A cette époque marquée par le dirigisme comme système économique et l’autoritarisme comme système politique, des relations complexes naitront entre les tenants du pouvoir moderne (classe politique, classe économique) et les représentants du pouvoir traditionnel (classes des dignitaires religieux et traditionnels, héritières du pouvoir des royaumes désormais disparus). De ce système mis en place par les tenants de ces pouvoirs (politique, économique, religieux, traditionnel) se grefferont des liens réels de parenté actés par des mariages, sources d’allégeance voire de protection en cas de nécessité. Ces pouvoirs vont mettre en place une gouvernance basée sur la défense d’intérêts économiques convergents doublée d’une prédation des maigres ressources de ce pays dit en développement. En effet, les acteurs politiques et économiques, religieux et traditionnels exploitent les ressources de manière non proportionnelle. Des ressources supplémentaires sont redistribuées aux acteurs traditionnels et religieux qui sont gardiens des mythes et/ou légendes, la fabrique des histoires glorieuses et/ou magiques visant à maintenir les populations déjà paupérisées dans le déni de la réalité, de l’ignorance de la précarité et de l’acceptation de leurs conditions misérables de vie. Une rationalité instrumentale encastrée sur la fabrique d’une « boite noire et conceptuelle » (Hassan Zaoual) voire d’une historiographie glorieuse, sont les outils pour asseoir un système économique et social qui n’assure pas l’égalité des chances et des droits. Cette protonation dirigée par des élites compradores et qui oscille entre autoritarisme, prédation et fabrique d’une réalité transfigurée est une des premières causes de l’effondrement du Sénégal.

2. L’irruption du multipartisme et de la fin de l’Histoire : Après une courte expérience du régime parti unique de 1966 à 1974, le Sénégal renoue avec le pluralisme politique mais limité à trois partis représentants trois courants politiques avec la loi n° 76-01 du 19 mars 1976 portant révision de la Constitution. La Constitution sera à nouveau modifiée, autorisant la création d’un quatrième parti politique (la loi n° 78-60 du 28 décembre 1978). Le multipartisme devient intégral avec la loi 81-17 du 6 mai 1981, après l’arrivée au pouvoir du président Abdou Diouf qui révise l’article 3 de la Constitution relative à la limitation du nombre de partis politiques. Avec l’avènement du multipartisme intégral, chaque citoyen sénégalais a la possibilité de créer son parti politique et bon nombre d’analystes vont croire après la chute du mur du Berlin, à l’avènement du modèle démocratique comme système politique et du modèle libéral comme système économique dominant (Francis Fukuyama). Cette croyance est traduite dans le Discours de la Baule dont l’objectif est de mettre fin aux régimes autoritaires, aux protonations dirions-nous héritées de la colonisation. Cette ère du multipartisme entraine une nouvelle configuration pour la conquête du pouvoir mais ne remet nullement en question le mode de gouvernance hérité de la création de la protonation. Cette dernière va évoluer vers des États non pas sur le modèle westphalien mais sur un modèle inédit que l’on ne retrouve que dans les pays sub-sahariens. Au Sénégal, en plus du pouvoir religieux, traditionnel, et économique, le pouvoir politique va transmuter avec l’émergence d’un système d’exercice du pouvoir de l’État-parti (exécutif et législatif) et du pouvoir judiciaire. A titre d’exemple d’État parti, nous avons le régime du PS, du PDS voire aujourd’hui de l’État APR-Benno. C’est dans cette nouvelle configuration marquée par une multiplicité des acteurs politiques que vont se tisser une diversité de relations complexes entre l’État-parti et des autres sphères d’influence que sont le monde économique, le monde religieux et le monde traditionnel. L’on assiste dès lors à une lutte et une concurrence entre les différentes parties prenantes de l’écosystème politique visant à assujettir voire instrumentaliser les autres pouvoirs accentuant la lutte pour la survie dans ce nouveau paysage. C’est dans ce contexte aussi, qu’émergent de nouveaux problèmes liés à une démographie galopante, la naissance de « classes dangereuses » encastrée dans la pauvreté, l’exacerbation des tensions liées à l’accaparement des maigres ressources, l’insuffisance et/ou insécurité alimentaire concourant au deuxième acte de l’effondrement du Sénégal.

3. Les héritiers et les lâches : L’arrivée du Président WADE va entrainer l’institutionnalisation des relations incestueuses entre les différents acteurs tenants des pouvoirs : État-parti-Judiciaire-Religieux-Traditionnel et la convergence d’intérêt des élites. Il est à noter qu’avec l’arrivée de WADE, accède au pouvoir la génération des héritiers (nés après les indépendances) sur des postes de responsabilités ainsi que l’accession d’arrivistes incompétents dont le seul mérite est d’avoir milité au sein du parti. On assite aussi à la politisation assumée de l’administration centrale (magistrats, administrateurs civils, inspecteurs des impôts et domaines), à l’exercice de la médiocratie et à l’irruption de la puissance d’un nouveau pouvoir à savoir celui des médias. La libéralisation de ces derniers avec l’arrivée du Président DIOUF entraine leur prolifération.  Les élites compradores vont être renforcées par les élites dirigeantes du monde des médias dont la conséquence la plus terrible est l’amplification de l’inception pour paraphraser le film de Christophe Nolan produit en 2010. Autrement dit, cette nouvelle élite favorisera l’essaimage d’idéologies visant à légitimer la pensée dominante de l’État-parti. Notons aussi, l’apparition de plus en plus affirmée d’une intelligentsia organique qui sera dans une logique de coopération active dont la principale caractéristique est de défendre des postures dogmatiques indépendantes d’une analyse scientifique des faits justifiant la médiocratie de l’État-parti et de son écosystème. La première alternance verra aussi l’irruption de la puissance d’une société civile dont les intérêts divergents et parfois convergents avec les intérêts des élites compradores conduit à parler des sociétés civiles. Cette multiplicité d’acteurs qui épousent la pensée dominante de l’État-parti et de ses démembrements ainsi que les stratégies développées par l’ensemble des élites compradores visant l’aliénation des populations, a abouti à une société fragmentée marquée par une inégalité galopante dans l’accès aux capitaux économiques et symboliques (Bourdieu) entrainant par conséquent une reproduction sociale mécanique sans réinvention du modèle de gouvernance politique, économique et sociale actant la troisième étape de l’effondrement du Sénégal.

4. Les Prédateurs : L’avènement de la deuxième alternance démocratique au Sénégal intervenue en 2012 a entrainé des espoirs quant à la séparation des pouvoirs, la fin de l’État-parti, le redémarrage de l’ascenseur social, en somme la fin de la protonation et des privilèges des élites compradores. Cet espoir est né de l’engagement des acteurs politiques à adopter les décisions prises lors des assises nationales et devant mener le Sénégal vers une gouvernance démocratique. Il a semblé à l’ensemble du peuple que le modèle démocratique allait davantage s’institutionnaliser sur le plan politique (séparation réelle des pouvoirs) et sur le plan économique (croissance durable, égale répartition des richesses, politiques de protection sociale, lutte contre le chômage de masse).

Sur le plan économique, ces espoirs vont être très tôt estompés avec l’avènement d’une nouvelle forme de kleptocratie dont tous les acteurs nés de la protonation vont bénéficier largement (État-parti, élites économiques, pouvoir religieux et traditionnel, pouvoir judiciaire, élite médiatique) entrainant une prédation exacerbée sur les ressources naturelles, minières et minérales ainsi que du foncier. A titre d’exemple nous pouvons citer l’apparition de déserts maritimes nés des accords de pêche (plus de 500 000 emplois) entrainant une augmentation exceptionnelle de l’émigration (Espagne, Italie via l’océan atlantique, plus récemment les USA via le Nicaragua). S’y rajoutent dans le même sens, des contrats décriés sur le gaz, le pétrole, le zircon voire la spoliation foncière organisée sous le joug d’intérêts économiques de firmes internationales douteuses, etc. La politisation des structures de l’État-parti comme celles d’appui à l’emploi et à l’entreprenariat entraine un inégal accès d’une jeunesse en recherche de perspectives. Elle sonne les limites objectives des dispositifs qui forment plus qu’ils n’insèrent les publics jeunes sur le marché du travail. 

Sur le plan de la cohésion sociale et de la construction de la nation sénégalaise, l’on note un effritement avec l’émergence de discussions voire de théorisations sur les différences ethniques, religieuses voire confrériques entrainant une interrogation sur la construction de l’identité sénégalaise. Les questions identitaires et le sentiment de frontières poreuses voire l’absence d’une politique d’immigration et de gestion des immigrés, a donné naissance à des partis dont le discours porté par des intellectuels et en direction d’une jeunesse marquée par le précariat vise l’exacerbation du nationalisme. Le sentiment de disparités territoriales grandit et certaines populations ont le sentiment d’être exclues durablement des politiques publiques. Ces interrogations sont basées sur les pratiques de l'État-parti qui recrute en fonction des appartenances politiques et définit une politique d’exclusion de pans entiers de citoyens nous interrogeant sur l’équité territoriale et l’égalité de tous les citoyens devant le service public.

Sur le plan politique, les élections présidentielles de 2019 ont permis de mesurer l’enchevêtrement des différents pouvoirs issus de la protonation exacerbées par les médias et des administrations politisées. Ce dernier acte de notre effondrement se mesure aux dérives autoritaires exercées sur les partis d’opposition et institutionnalisées par des décisions judiciaires vécues par les populations comme une parodie de justice ainsi qu’une vague de répression et d’emprisonnements née de manifestations dites non autorisées. Les dysfonctionnements du système électoral (fichier non actualisé, parrainage, décisions de justice, décisions du conseil constitutionnel), le silence tragique du pouvoir religieux/traditionnel, les lignes éditoriales de certains médias classiques et sociaux, la non implication des élites économiques, les décisions prises par l’État-parti (administration centrale politisée, assemblée nationale) sont les signes explicatifs du dernier acte de l’effondrement économique, politique et social du Sénégal, disons de la fin de la protonation et de son corollaire les élites compradores.

Nous pouvons dire que les dérives autoritaires de l’État-parti (BENNO/APR) sont basées sur une lutte pour la survie entre l’ancien monde (élites compradores issues de la protonation) et le nouveau. Ce dernier est marqué par une jeunesse consciente et engagée qui s’interroge sur les pratiques politiques, économiques, religieuses, médiatiques et surtout les conditions objectives qui maintiennent le Sénégal dans les Pays les Moins Avancés (PMA). Entre ces deux mondes, se situe un écart lié à des milieux d’appartenance et de référence (Margaret Mead) différents sur tous les plans dont le plus important est le mode de gouvernance et de gestion des deniers publics. Cette jeune génération ayant bénéficié de l’éducation de masse et, incarnée par des partis politiques, des mouvements, des associations professionnelles, est convaincue que le changement de mode de gouvernance politique et économique et la fin de l’État-parti et des privilèges des élites compradores,  pourra inscrire le Sénégal vers une refondation sur le plan politique (fin de la protonation et de l’État-parti), le plan démocratique avec une séparation réelle des pouvoirs, la disparition de la logique de caste des élites compradore et l’invention de nouveaux droits économiques pouvant amener le pays vers le développement économique et social. Dès lors la question fondamentale à se poser est de savoir si les sénégalais seront capables de passer d’une protonation à la mise en place d’un État westphalien démocratique, voire d’un État-nation ?

Aboubakry DIA

Sociologue

Section: 
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