Publié le 21 Mar 2025 - 09:45
LE TEMPS DE ROMPRE

Sortir du cercle vicieux de l’impuissance budgétaire

 

Depuis l’installation du nouveau régime issu de l’élection présidentielle de mars 2024, le débat public sénégalais s’est réouvert avec vigueur sur les fondements de la gouvernance économique et les choix budgétaires opérés au cours de la dernière décennie. Au cœur de ce débat, la question du déficit budgétaire occupe une place centrale, non seulement en raison de son ampleur préoccupante, mais surtout parce qu’il est désormais perçu comme le symptôme visible d’un déséquilibre plus profond, enraciné dans les logiques structurelles d’un modèle économique en panne d’innovation. L’une des critiques majeures adressées à la gouvernance précédente porte sur la gestion opaque et politiquement instrumentalisée des finances publiques, qui aurait contribué à faire dériver le déficit vers des niveaux difficilement soutenables.

Dans un contexte de transition politique qui revendique la rupture avec les pratiques du passé, la maîtrise du déficit budgétaire dépasse largement la seule dimension technocratique. Elle devient un enjeu de réhabilitation de la parole publique, de restauration de la responsabilité collective et, plus fondamentalement, de reconquête de la souveraineté économique. Mais, réduire les écarts entre recettes et dépenses ne suffit pas à prendre en charge les problèmes sous-jacents. L’enjeu est plus vaste : il s’agit de reposer la question du modèle économique national, de ses fondements structurels, et de la place réelle de l’État dans la construction d’une trajectoire de développement autonome, soutenable et juste. Cela exige une approche systémique, c’est-à-dire une lecture articulée des causes du déficit budgétaire, dans leurs dimensions économiques, sociales, politiques et institutionnelles. Il faudrait également définir une option stratégique nationale claire, capable d’inscrire les arbitrages budgétaires dans une vision de long terme, fondée sur les aspirations populaires et les exigences concrètes de transformation du pays.

C’est à cette double échelle — systémique et stratégique — que se pose aujourd’hui, avec urgence et gravité, la question du déficit budgétaire au Sénégal. Le sujet n’est plus  un simple indicateur macroéconomique, mais  le miroir d’un modèle à bout de souffle, et peut-être, le point de départ d’une refondation politique à la hauteur des défis.

 1. Héritages empoisonnés et dépendance budgétaire

Le déficit budgétaire du Sénégal n’est pas une dérive conjoncturelle, mais l’aboutissement logique d’une dépendance patiemment façonnée, héritée d’un ordre économique postcolonial et prolongée par des politiques nationales tantôt complaisantes, tantôt impuissantes à rompre avec les dogmes d’une certaine orthodoxie budgétaire.

Depuis les programmes d’ajustement structurel des années 1980, le Sénégal peine à construire une autonomie budgétaire solide. Le déficit chronique dont souffrent les finances publiques s’inscrit dans une architecture structurellement déséquilibrée, marquée par plusieurs vulnérabilités récurrentes : un taux de pression fiscale encore insuffisant malgré des progrès récents (estimé à 19 % du PIB en 2023), une économie informelle prédominante, une fiscalité peu redistributive, ainsi qu’une dépendance persistante aux financements extérieurs, souvent conditionnés. Sur le plan fiscal, le Sénégal se situe certes au-dessus de la moyenne observée au sein de l’UEMOA (14 %), mais demeure en deçà du seuil de 20 % recommandé par cette même union pour garantir une soutenabilité budgétaire et consolider l’autonomie financière de ses États membres. À ces contraintes s’ajoute une réalité plus dérangeante : la prédation des ressources publiques par les régimes précédents. Les pratiques de corruption, nourries par l’impunité et la captation des rentes, ont affaibli la discipline budgétaire. Cette indiscipline, érigée en méthode de gouvernance, a compromis les efforts de rationalisation et aggravé les déséquilibres existants.

Ce schéma résulte d’un double héritage. D’un côté, l’intériorisation de principes néolibéraux qui ont réduit l’État à un arbitre discret, cantonné à l’encadrement du marché ; de l’autre, une insertion asymétrique dans une économie mondiale où les mécanismes d’endettement, d’aide et de régulation sont calibrés pour renforcer la centralité des pôles dominants et reléguer les périphéries à une fonction subalterne. À chaque choc exogène — pandémie, volatilité des matières premières, ou crispation géopolitique — les vulnérabilités locales remontent à la surface, dévoilant la fragilité de l’édifice budgétaire.

Cette dépendance ne se limite pas à la sphère financière. Elle est aussi politique et institutionnelle. L’État sénégalais se trouve trop souvent assigné à une fonction de gestionnaire d’un l’équilibre instable, alignant ses choix sur les calendriers et conditionnalités de ses partenaires techniques et financiers, au détriment d’une planification souveraine fondée sur les priorités du pays. Cette situation est d’autant plus critique que la dette extérieure constitue aujourd’hui près de 64 % de l’encours global entre les mains d’acteurs multilatéraux, de détenteurs d’Eurobonds et de créanciers bilatéraux ; ce qui accroît davantage la sensibilité de la politique budgétaire aux fluctuations des marchés et aux décisions des institutions financières internationales. À ce titre, la gouvernance budgétaire devient moins l’expression d’une volonté nationale que la traduction, en langage administratif, de rapports de force globaux.

2. L’illusion de la réforme : chronique d’un modèle à bout de souffle

Les chiffres récents ne laissent guère de place à l’illusion : loin d’annoncer une rupture, la trajectoire budgétaire du Sénégal confirme la persistance — voire l’aggravation — d’un modèle épuisé, où l’endettement sert de substitut à la dynamique d’accumulation, et la dépense publique à masquer l’absence de transformation structurelle. Entre 2019 et 2023, le déficit budgétaire s’est maintenu à une moyenne de 10,4 % du PIB, soit plus de trois fois le seuil communautaire fixé par l’UEMOA.

Les politiques de soutien à la consommation, bien qu’indispensables au maintien de la paix sociale, s’inscrivent dans une logique résolument court-termiste : elles apportent un soulagement immédiat aux ménages, sans pour autant constituer une réponse structurelle aux déséquilibres économiques. En l’absence d’un tissu productif solide, elles renforcent la dépendance aux importations et alimentent un cycle de vulnérabilité externe. Parallèlement, la montée en flèche du service de la dette absorbe une part croissante des ressources budgétaires, réduisant d’autant les marges disponibles pour des investissements stratégiques dans des secteurs essentiels tels que l’éducation, la santé ou l’agro-industrie. Ce déséquilibre met en lumière une tension centrale entre le besoin légitime de redistribution immédiate et l’exigence d’une accumulation à long terme. Il révèle un modèle économique qui tend à neutraliser les tensions sociales par la dépense publique, plutôt qu’à en affronter les causes profondes par une transformation structurelle. En filigrane, il traduit une préférence persistante pour l’ajustement budgétaire, au détriment d’une planification audacieuse et porteuse de croissance durable.

 3. Rupture stratégique et reprise de souveraineté

La sortie de cette impasse appelle autant un aggiornamento intellectuel qu’un sursaut politique. Il ne s’agit plus de colmater des brèches à travers des réformes fragmentaires, mais de refonder en profondeur le paradigme budgétaire, en l’inscrivant dans une perspective résolument stratégique et systémique. Une telle refondation exige une lecture articulée des interdépendances entre fiscalité, appareil productif, justice sociale, architecture monétaire et rôle de l’État. Elle impose surtout d’assumer une rupture franche avec les injonctions d’un ordre international structuré au profit des centres de pouvoir économique. Car ces centres ont façonné une économie-monde dans laquelle la dette est érigée en instrument de discipline, la notation en outil d’assignation hiérarchique, et la « bonne gouvernance » en norme d’homogénéisation, masquant sous un vernis technocratique les logiques profondes de dépendance. Toute tentative sérieuse de souveraineté budgétaire passe ainsi par une remise en question frontale de ces mécanismes, trop souvent intériorisés comme des fatalités.

Dans ce système, les pays dits périphériques, à l’instar du Sénégal, ne sont pas simplement « en retard » sur une trajectoire de développement linéaire : ils sont méthodiquement structurés pour demeurer dans un état de dépendance fonctionnelle. L’architecture financière internationale, fondée sur des règles asymétriques et des normes présentées comme universelles, reproduit en réalité une subordination budgétaire sophistiquée, masquée sous les habits du consensus technique. Penser la souveraineté budgétaire sans interroger frontalement cette hiérarchie mondiale relèverait de la naïveté politique. C’est dans cette perspective qu’il faut inscrire les quatre piliers d’une refondation budgétaire crédible : (i) une refonte du système fiscal, reposant sur l’élargissement de l’assiette, l’intégration progressive du secteur informel et une juste contribution des rentes extractives ; (ii) une priorisation rigoureuse des dépenses à fort impact systémique, notamment dans les secteurs producteurs de biens publics essentiels ; (iii) une stratégie assumée de relocalisation productive et de réduction des dépendances commerciales ; et (iv) une revalorisation du rôle de l’État, non plus cantonné à la régulation passive, mais affirmé comme architecte du développement, garant de l’intérêt général et porteur d’un nouveau contrat social.

Choisir cette voie implique un changement radical de perspective : il ne s’agit plus de plaire aux agences de notation, mais de répondre aux impératifs d’une société en quête de justice, d’autonomie et de dignité. La maîtrise du déficit ne peut être l’unique horizon ; elle doit devenir un moyen au service d’un projet politique plus ambitieux. Cela suppose de replacer le budget dans l’espace public comme un instrument de projection collective, un lieu de débat démocratique, un vecteur d’égalité territoriale. Cela implique aussi d’ouvrir le jeu budgétaire (notamment sectoriel) à de nouveaux acteurs — collectivités locales, sociétés civiles, universités — afin de le désenclaver des cénacles technocratiques.

 Conclusion

Le déficit budgétaire du Sénégal ne peut être réduit à un simple déséquilibre comptable ou à une défaillance conjoncturelle. Il révèle un désajustement structurel entre, d’une part, les ambitions politiques de souveraineté économique et sociale, et d’autre part, les contraintes d’un ordre mondial qui perpétue les logiques de dépendance et de hiérarchisation des périphéries. Dans ce contexte, refonder la politique budgétaire ne relève pas d’un simple exercice de conformité aux normes extérieures, mais d’un acte politique fort. Il s’agit de faire du budget non pas un outil de gestion technique, mais une matrice de transformation, de souveraineté et de justice. Cela suppose de rompre avec les logiques technocratiques descendantes et de replacer le budget au cœur d’une dynamique populaire ascendante. Le Sénégal dispose aujourd’hui d’une opportunité historique pour transformer cette contrainte en levier de refondation. Encore faut-il allier courage politique et lucidité intellectuelle.

Dr. Mamadou Akila Bodian
Chef du laboratoire des Études sociales, IFAN
Université Cheikh Anta Diop

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