Saraba, un paradis perdu
Chaque peuple historique a un passé glorieux sombré à jamais dans le temps et l’espace ténébreux. Où se trouvait la localité mythique nommée Saraba ? Les recherches et les investigations effectuées sur l’histoire locale pourront-elles à l’avenir nous le révéler ? Rien n’est moins sûr. Saraba était-il un mythe ou une réalité historique ? Saraba, comme toute entité de son genre, tire sa magie attrayante de son caractère mythique. L’existence ou non de Saraba reste encore le top secret de ceux qu’on appelle pompeusement et pour des raisons de style précieux les historiens de la tradition orale. C’est un mythe absolu et l’Absolu nous effraie et nous hypnotise. Gare aux actes qui rabaissent l’Absolu, qui le profanent! Toute localisation spatio-temporelle d’une réalité mythique peut entraîner une relativisation, voire une profanation de l’Absolu.
Saraba est évoqué, célébré dans de gais chants populaires. Vaste métaphore du désenchantement et de la désillusion, pour autant qu’il s’agisse d’un bonheur disparu, Saraba, localité perdue à jamais dans les broussailles du temps et de l’espace est plutôt connu de nom que d’existence. Les chants dédiés à sa gloire d’antan, à sa félicité de terre idyllique sont scandés sur fond d’instruments musicaux, canaux privilégiés d’une large diffusion. Qui a vu Saraba ? Qui y a vécu ? Quels indices user pour le localiser ? Aucune réponse ne nous parvient de l’abîme historique. L’évocation nostalgique d’un paradis perdu n’est pas mauvaise per se. Elle n’est pas un mal en soi. Néanmoins, l’attachement excessif à une gloire historique perdue, pour des raisons de propagande et de falsification de la réalité historique, ou pour des intérêts crypto-personnels est un désastre. Si Saraba existait réellement, l’évolution sociale serait assurément à l’origine de sa disparition. L’évolution de l’homme est aussi créatrice qu’apocalyptique. C’est une fatalité inexorable. Réalité historique ou fiction débridée, Saraba ne peut être réduit à une apologie d’une luxure faussement fondée. Il y a des biens fonciers usurpés ça et là pour des raisons plus hypothétiques que catégoriques.
Les incertitudes qui entourent les paradis perdus des nations n’ont jamais obstrué les espérances. Depuis jadis, la question de la métaphysique se réduit principalement à revivre par delà la pensée une nouvelle innocence, un nouvel espoir de regagner un paradis perdu, oui perdu à cause de la pensée théorique. Même sur le plan individuel, Saraba est le symbole du divorce d’avec le milieu naturel primordial qui, avant toute agression ultérieure, gardait intacte son innéité absolue. Jubrâne, romancier et moraliste libanais, en a fait le thème transversal, mais implicite, de son roman quasi-autobiographique Les ailes brisées. Nous avons le sentiment d’avoir vécu aux temps de jeunesse une vie paradisiaque comparable, maintenant perdue dans la terre natale de Sébikotane. A l’époque et sur cette paisible terre, nous nous baignions dans des marigots, nous nous abreuvions dans des étangs limpides remplis d’eaux de pluies, nous nous nourrissions, durant la journée, de la cueillette des fruits tombés à même le sol, que nous partagions, non sans amertume, non sans dépit, avec les oiseaux voraces. Ce fut une terre globalement vierge que n’avait agressée qu’une poussiéreuse piste en terre écarlate. Les seuls sentiers qui traversaient les belles verdures de la saison des pluies ont été tracés par nos pas candides. L’Eden de Sébi fut jadis le théâtre d’événements idylliques. Dans ses bois touffus, des couples de bêtes sauvages se cachaient, au grand bonheur de l’instinct libidinal, après s’être percées par les flèches coupables de Cupidon. Ainsi, des progénitures aux formes parfaites sortaient des entrailles des partenaires et adeptes d’Aphrodite.
A l’orée du siècle dernier, le prince incontesté de la poésie arabe contemporaine, Chawqi, décrivait Damas, la capitale syrienne meurtrie aujourd’hui par l’un des conflits armés les plus absurdes, comme un paradis, mais après avoir proclamé solennellement sa foi et fait l’exception de l’éternel Paradis du Maître Absolu. Je reprends à mon propre compte cet acte sublime de fidélité dévotionnelle. La perte de Saraba n’est pas comparable à la Chute d’Adam et Eve. Ailleurs en Occident, des œuvres de fiction datant de l’époque médiévale et des temps modernes traitent du même thème de la Chute.
En effet, nul mieux que John Milton, le poète dramaturge anglais dans son œuvre épico-tragique monumentale, Paradise Lost (Paradis perdu), n’a fait la peinture de l’état psychologique, voire même environnemental des premiers parents de l’Humanité, chassés du Paradis céleste, consécutivement à leur transgression : « La chaleur torride de ce glaive et sa vapeur, telle que l’air brûlé de la Libye, commençaient à dessécher le climat tempéré du Paradis, quand l’Ange hâtant nos languissants parents, les prit par la main, les conduisit à la porte orientale ; de là aussi vite jusqu’au bas du rocher, dans la plaine inférieure, et disparut. Ils regardèrent derrière eux et virent toute la partie orientale du Paradis naguère leur heureux séjour, ondulé par le brandon flamboyant : la porte était obstruée de figures redoutables et d’armes ardentes. Adam et Eve laissèrent tomber quelques naturelles larmes qu’ils essuyèrent vite…Main en main, à pas incertains et lents, ils prirent à travers Eden leur chemin solitaire ».
Cet extrait du livre final de l’œuvre de Milton met l’accent sur le lien ombilical qui rattache l’homme à son milieu naturel. Dans l’univers primordial, l’état psychologique est en corrélation avec l’environnement. Aussi longtemps que l’environnement se dégradera, les protagonistes se trouveront toujours dans un état mental dégradé. Les conséquences de la Chute se font sentir douloureusement sur ce double plan : le doux climat paradisiaque cède le pas à la chaleur torride ; le feu et la poussière des comètes incandescentes remplissent l’espace environnant ; les rochers obstruent les passages et ralentissent le pas hésitant des hommes en marche.
Terres de feu, rocs, vallées sombres et désertiques, grottes remplies d’obscurité, gouffres et ombres de mort composent le décor du paysage hanté par des monstres et des figures redoutables donnant l’impression de brandir des armes flamboyantes, ardentes. Dorénavant, la solitude, la banalité quotidienne, l’amertume, les regrets et l’angoisse pour les maladies, les catastrophes et la mort imminente peuplent le paysage psychologique des hommes expulsés de l’Eden. Milton évoque dans son poème épico-dramatique d’autres conséquences de la Chute, liées plutôt à l’environnement théologique, telles que la honteuse défiance, la rupture déloyale, la misère, le péché et la mort conçue, non seulement comme une antithèse destructrice de l’immortalité, mais aussi et surtout comme une phase transitoire vers une autre vie. Après la Chute, le drame humain s’est intensifié au fil du temps et le protagoniste devient une proie livrée à l’incertitude et à la désolation, et se lamente sur son sort. L’espoir de retrouver le salut et la bénédiction se réduit comme une peau de chagrin. Le monde devient un monde de calamités. On retrouve ici la thématique romantique privilégiée. Paradise Lost demeure un « romantisme de la désillusion », selon les mots de Lukacs dans La théorie du roman.
Milton est allé jusqu’à affirmer que l’exploitation et la domination de l’homme par l’homme sont des conséquences logiques de la Chute. En effet, la puissance symbolique de la perte de l’Eden biblique ne se limite guère à l’expression des regrets, à des lamentations ou à des visions projetées sur l’avenir. L’œuvre de Milton, tout comme Saraba, a son symbolisme universel. Saraba est aussi floral qu’halieutique, parmi tant de connotations métaphoriques. Le paradis que représentent, pour nous-mêmes et pour les générations futures, les forêts naturelles et les ressources halieutiques, se perd sous nos yeux, comme jadis Saraba est perdu. Nos voisins du Sud, gourmands en bois, pillent nos forêts avec la complicité coupable des bandes interlopes et celle des voleurs clandestins. La richesse florale se vide de plus en plus de ses arbres. Si les tendances actuelles de déforestation se confirment, il n’y aura à l’avenir plus d’arbres qui cacheraient la forêt ou des forêts qui cacheraient les arbres, et nous perdrons ainsi le sens de ces dictons populaires. Devant ce spectacle dégoûtant de coupe et de pillage d’arbres, il n’y a pas de réaction d’envergure. Nous sommes aussi paresseux que lâches.
Une perte ne venant jamais seule, comme d’ailleurs un malheur ne vient jamais seul, s’ajoute à la raréfaction du Saraba de la flore, celle du Saraba des richesses halieutiques qui sont systématiquement pillées par des navires de pêche chinois et par des centaines de bateaux battant pavillon d’autres nationalités européennes et asiatiques. Chaque jour nos pauvres pêcheurs éprouvent toutes les peines du monde en haute mer et s’activent pour ne trouver au fond de l’océan que de malheureux poissons pourris. Les navires chinois de la pêche lointaine prennent tout.
Les vastes étendues des territoires de la lointaine Asie abritent des milliards d’individus voraces, comme des criquets de passage sur des champs de verdure ou des trous noirs dans les régions chaotiques situées au centre de notre galaxie, la Voie Lactée, qui avalent tout ce dont ils s’approchent. Ils ne veulent pas de nous, en dépit de leur rhétorique creuse. Ils ne veulent non plus de notre amitié. A leurs yeux nous n’avons aucune valeur nutritive ou marchande. Ce qu’ils désirent au premier chef ce sont les poissons de nos eaux. Il arrive certes que, dans un saut de dignité nationale, on ose prendre quelques mesures courageuses pour les chasser et éloigner leurs navires interlopes de nos eaux marines. Mais, têtus et récalcitrants qu’ils sont, toujours est-il qu’ils reviennent pour polluer et piller nos ressources halieutiques. Dans leurs pillages, ils sont aidés par la cupidité des décideurs politiques qui délivrent à droite et à gauche des autorisations de pêche à des hommes gourmands qui ne se soucient guère et ne se sont jamais souciés de l’écologie.
Voila à nouveau Saraba qui se perd une fois de plus par notre propre faute, comme déjà l’Eden mythique fut perdu par les premiers parents des hommes chassés du Paradis à cause du péché primordial qu’ils commirent. Saraba, tout comme Paradise Lost, est une vaste métaphore sur des questions relatives à la condition humaine. Si le poème de Milton exprime les regrets, les complaintes et le désenchantement de l’homme privé du bonheur primordial, les chants de Saraba ne sont pas plus qu’une invite à l’idylle et à la convivialité. Cette conception de Saraba repose sur notre ferme volonté et notre détermination à protéger nos ressources naturelles contre la souillure des mains sales des prédateurs venus des horizons lointains. Si, au contraire, par paresse, par crainte ou par cupidité nous laissons des hommes voraces polluer et piller les sources de notre bonheur terrestre et de celui des générations montantes, Saraba sera inexorablement transformé d’un joyeux chant idyllique en une élégie sombre de tristesse, d’amertume, de spleen et de lamentations inutiles sur le mauvais sort. C’est ainsi que le principe de structuration qui y sera à l’œuvre sera identique à celui de Paradise Lost (Paradis perdu).
Babacar Diop