Fatimé Raymonde Habré à cœur ouvert
Connue de par ses talents de chroniqueuse et ses interventions médiatiques dans l’affaire de son défunt mari Hissène Habré, Fatimé Raymonde Habré vit au Sénégal depuis longtemps avec sa famille. Elle est revenue, dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, sur ce qu’elle appelle les ‘’21 ans de harcèlement judiciaire et de maltraitance’’ contre Hissène Habré. Madame Habré, qui a géré la coordination du pôle défense et communication dans ce dossier, accuse la France, Idriss Déby et Macky Sall. Par ailleurs, entre autres sujets, l’auteure de l'ouvrage ‘’Afrique Debout’’ a aussi évoqué son livre ‘’Symbil et le décret royal’’.
Vous êtes passionnée par les livres. Parlez-vous de votre histoire avec l’écriture et la lecture ?
J’ai toujours aimé lire et après, en étant juriste, on est aussi amené à lire beaucoup. Par la lecture, j’ai pris conscience de l’ampleur de la désinformation organisée au sujet de notre continent, de l’image négative qui est véhiculée et surtout de la quasi-impossibilité de faire entendre notre voix, notre regard sur nos problèmes politiques.
Comment décrivez-vous votre enfance ?
Mon enfance a été tout à fait normale à Ndjamena. Mon père était un administrateur civil et faisait partie des hauts fonctionnaires qui ont construit l’État tchadien. Il a eu à occuper des postes ministériels tout au long de sa carrière. Il a tenu à ce que tous ses enfants fassent des études. Pour lui, c’était indispensable pour réussir. Ma mère nous a éduqués en nous inculquant les principes et valeurs de nos traditions africaines.
Vous avez mis en place une maison d’édition dénommée Le Carré Culturel et une librairie du même nom qui comprend également une galerie d’art. Quels sont les objectifs que vous visez avec cette structure ?
Le Carré Culturel est une idée, un concept qui s’appuie sur plusieurs entités pour faire vivre et rayonner la culture. C’est notre ambition culturelle dans la ville de Dakar.
C’est plus qu’un espace polyvalent où se croisent et se retrouvent celles et ceux qui aiment la littérature, les livres, les arts, la peinture, la photo et les échanges. C’est un pont, une passerelle entre toutes ces personnes.
La librairie du Carré Culturel est une librairie indépendante. Pour mettre en valeur les livres, nous n’avons pas hésité à les placer dans un bel espace décoré et aménagé. La librairie met à la disposition de ses clients des livres d’auteurs de nombreux horizons. La ville de Dakar est un hub. Par conséquent, notre offre en matière de livres doit répondre à une demande qui couvre de nombreux thèmes.
En matière d’édition, nous avons posé l’exigence d’un travail de qualité tout le long de la chaîne de fabrication du livre. Mais surtout l’innovation majeure est un contrat d’édition équitable pour les auteurs qui perçoivent dès le premier livre vendu, un pourcentage intéressant (par exemple 40 %, voire plus) permettant ainsi de compenser les dépenses d’édition.
Notre démarche consiste à assurer la promotion des écrivains par une nouvelle approche de l’édition, une conception révolutionnaire qui réorganiserait les relations entre écrivains et éditeurs en rééquilibrant les rapports et surtout les rendre plus justes. Nous faisons la même chose pour les artistes, peintres, les femmes qui agissent dans l’artisanat, les sculpteurs, les photographes à travers des expositions de leurs œuvres dans la galerie d’art.
Avant, vous n'écriviez que des chroniques politiques. Récemment, vous avez publié votre premier roman ‘’Symbil et le décret royal’’. Qu’est-ce qui vous a poussé vers ce genre littéraire ?
Il y a des sujets qui sont très difficiles à aborder et parfois le genre littéraire aide à diffuser le message. Par exemple, les fables de la Fontaine dévoilent une satire sociale pour dénoncer la société, la royauté, etc. Il y avait toujours une morale et les fables révèlent un engagement de l’auteur pour dénoncer les injustices.
De nos jours, le racisme, les propos racistes sont banalisés, mis en avant et constituent même un discours politique.
Nous sommes inertes sans capacité de réaction. Il y a des pans entiers de notre histoire qui sont mis de côté, ignorés et pourtant, s’ils étaient dévoilés, connus, ils permettraient la construction d’un discours de riposte face au racisme. Dans les années 1980, la Libye de Kadhafi, en occupant le Tchad, ses militaires ont enlevé des milliers de jeunes filles tchadiennes pour les envoyer en Libye et les offrir aussi à d’autres pays arabes pour les harems avec bien sûr la complicité de certains Tchadiens devenus des hommes de main de Kadhafi. Il y a cinq ans, des migrants africains ont été vendus sur des podiums comme au temps de l’esclavage par de jeunes Libyens. Sans compter la situation des Noirs dans beaucoup de pays arabes.
Voilà donc un passé douloureux datant de la traite négrière, mais qui nous poursuit toujours. J’ai voulu remonter les routes de la traite jusqu’au harem sultanien pour dévoiler, effeuiller, décrypter la vie d’une jeune Africaine arrachée à sa famille, à son pays et qui a dû faire face à cette barbarie.
Ce roman a reçu le prix du meilleur livre féminin Ken Bugul, lors de la 3e édition du Salon du livre féminin. Quel sentiment cela vous procure-t-il ?
Un sentiment de joie et beaucoup d’encouragements à poursuivre ce travail d’écriture, mais aussi et surtout d’éveil des consciences. Le plaisir aussi d’avoir fait de belles rencontres.
Ce roman évoque la tragédie vécue par les familles africaines pendant la traite négrière. Que souhaitez-vous souligner à travers cette œuvre ?
C’est une écriture pour la mémoire historique. Pour dénoncer tout le mal qui nous a été fait, qui va aider dans la construction de notre vision du monde, mais aussi de notre position par rapport aux autres nations.
Parlez-nous de votre rencontre avec l’ancien président tchadien Hissène Habré ?
J’étais une étudiante en droit en France, lui était l'invité d’honneur de la fête du 14 Juillet à Paris. Toute l’armée française a défilé devant lui et lui a rendu les honneurs. Il venait de gagner la guerre contre Kadhafi et tout le monde cherchait à récupérer un peu de son aura internationale. Les services de l’Élysée avaient organisé une grande réception à la résidence Marigny et le président Hissène Habré voulait rencontrer les étudiants tchadiens pour leur demander de rentrer à la fin de leurs études, car le Tchad avait besoin d’eux au sortir de cette guerre atroce avec la Libye. Je me suis rendue à cette invitation avec un groupe d’étudiantes et ce fut notre première rencontre.
Quel est le plus beau souvenir que vous avez de lui ?
Son bonheur, à la naissance de nos enfants.
Selon les dires, il a beaucoup fait pour les populations de Ouakam ?
Je dirais, pas seulement Ouakam, mais partout au Sénégal. Mais selon nos traditions africaines, on dit qu’il ne nous revient pas de lister les bienfaits, laissons à ceux et celles qui les ont reçus de faire des témoignages au besoin.
En tant que première dame, quelles initiatives avez-vous eu à soutenir ?
Vous savez, le Tchad sortait d’une guerre destructrice à tous points de vue. Les priorités étaient nombreuses d’une part et, d’autre part, je suis contre le système des fondations des premières dames qui fonctionne sur des dons de grosses multinationales et autres hommes d’affaires ou des injonctions données aux sociétés nationales pour alimenter la fondation. Tout cela suppose une contrepartie de la première dame en termes d’influence. C’est malsain, cela entretient la corruption. La première dame peut aider énormément en s’appuyant sur les institutions nationales existantes selon les besoins qui lui sont soumis.
Étant juriste de formation, vous avez assuré la coordination du pôle défense et communication dans l’affaire Habré. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette bataille ?
Ce que l’on a appelé l’affaire Hissène Habré a duré du 2 février 2000 au 24 août 2021, date du décès du président Habré, autrement dit 21 années de harcèlement judiciaire, d’insultes, de calomnies, d’emprisonnement, de maltraitance.
C’est une affaire unique dans le monde. Elle était une commande politique de la DGSE française et a bénéficié d’un financement important d’Idriss Déby, grâce aux revenus pétroliers. Le pouvoir de Macky Sall a géré, depuis sa prise de pouvoir en 2012, la phase finale de cette affaire. Pour se faire, il a installé cette affaire au cœur de l’État du Sénégal, utilisé comme un terrain d’expérimentation en s’appuyant, grâce aux moyens financiers décaissés par Idriss Déby, sur trois piliers : le médiatique regroupant les médias et les ONG, le politique grâce à son engagement comme chef d’orchestre appuyé par un groupe d’exécutants et le judiciaire pour avoir la décision de le priver de sa liberté, de le maintenir en prison quel que soit son état de santé, parce que l’objectif premier de cette affaire, c’était bien de l’éliminer tout simplement. On ne harcèle pas, avec de si grands moyens, un homme pendant 20 ans pour, après, lui permettre de rentrer chez lui.
Je considère, pour ma part, que Macky Sall est responsable et coupable de la mort du président Hissène Habré, lui et son carré de fidèles exécutants.
Dans le tome 1 de votre livre ‘’Afrique Debout’’, vous avez également parlé de Kadhafi. En tant qu’Africains, quelle leçon devons-nous tirer de cette affaire ?
D’abord, trois pays, à savoir la France, la Libye et le Soudan, se sont associés pour faire partir le président Habré en retournant Idriss Déby qui a ainsi trahi son pays. Le président Habré a fait tout ce qu’il a pu pour relever un défi quasi impossible : redonner à son pays l’intégralité de son territoire occupé sur plus de 500 000 km2 par la Libye. Saisir la Cour internationale de justice de La Haye pour sécuriser à jamais l’appartenance d’Aouzou au Tchad, c’est encore à lui qu’on le doit. Il a monté le projet pétrolier où le Tchad avait une part importante de son pétrole. Ce fut la pomme de discorde avec les dirigeants français qui ont accéléré le processus de guerre en mobilisant la Libye en matériel, le Soudan en militaires. La France, quant à elle, mobilisait ses médias françafricains et sa base militaire avec ses avions-espions et plus tard les ONG. Ils ont fait partir le régime du président Habré, mais leur poulain a lamentablement échoué sur tous les plans.
Dès le départ du président Habré, le Tchad a perdu toutes ses parts sur son pétrole. Idriss Deby a donné 20 % du pétrole tchadien à titre gratuit à Elf Aquitaine, un mois après le départ du pouvoir du président Habré.
Devant son échec, 10 ans après, ils ont monté les poursuites judiciaires contre le président Habré dont l’objectif premier était son élimination politique, mais aussi physique, assumé et exécuté par Macky Sall.
Ce n’est donc ni le peuple tchadien ni le peuple sénégalais qui ont jugé et condamné le président Habré. Les CAE étaient un produit de la Françafrique, c’était une juridiction illégale et illégitime au service du pouvoir de Macky Sall et de la DGSE française qui y a, par ailleurs, placé ses pions et a travaillé en amont pour contrôler tout le déroulement du procès par le grand manitou Reed Brody, muet comme une carpe sur Netanyahou et le génocide du peuple palestinien.
Nous nous sommes battus parce que nous avions une claire conscience du leadership qu’il a représenté, des combats qu’il a engagés, menés et gagnés. C’est pour cela qu’ils ont monté cette affaire judiciaire pour l’éliminer. Autrefois, ils auraient envoyé un commando d’hommes armés pour le tuer. Aujourd’hui, les moyens d’élimination sont devenus sophistiqués, ils sont passés par la soi-disant lutte contre l’impunité pour se couvrir par des poursuites judiciaires, mettre la main sur lui et l’éliminer. Le résultat est le même.
Aujourd’hui, dans de nombreux pays comme le Sénégal, les jeunes aspirent à un changement. Quel message leur adressez-vous ?
La question du changement de nos conditions de vie passe par la maîtrise de notre destin et de nos ressources. Et là, nous abordons la question du leadership, de sa vision pour construire un avenir qui suppose que le système existant qui a capté nos ressources, qui a fabriqué notre pauvreté, que ce système soit démantelé.
Quels sont les points sur lesquels le leadership doit agir ?
A mon avis, il y a plusieurs points essentiels : l’accès à nos ressources : pétrole, gaz, or, mais aussi accès aux revenus générés par les secteurs clés de nos économies : énergie, eau, les ports, transports, télécoms, services bancaires, etc., réussir à développer une activité industrielle à 100 %, c’est-à-dire poser la question du transfert de technologies dans nos pays. À ce jour, on n’a pas réussi à développer des activités industrielles à 100 %. On a un peu avancé vers la mise en boîte dans l’industrie agroalimentaire ou des fabrications sous licence étrangère ou encore des unités industrielles qui tournent avec des partenaires stratégiques étrangers.
La question des terres dans le viseur des businessmen de l’agroalimentaire est très préoccupante, car les élites africaines sont utilisées comme des prête-noms pour arriver à l’accaparement des terres arables. La question du franc CFA est aussi incontournable. Celle de notre défense et de notre armée est aussi cruciale. Un autre monopole est celui de l’information, qui permet le formatage de nos esprits par les médias et agences de presse étrangères dont les informations sont reprises totalement et relayées par nos journalistes et nos agences de presse.
Soutenir et défendre le leader qui s’engage à améliorer le quotidien des populations de son pays, c’est fondamental, car le système qui a été mis en place pour organiser notre sous-développement dispose de relais puissants en interne. On l’a vu tant de fois partout où a émergé un leadership engagé pour changer les choses. Notre jeunesse doit le comprendre et savoir que le système qui nous a étouffés pendant si longtemps ne veut pas mourir et va déployer des moyens de défense contre ce leadership. Par conséquent, il faut aussi défendre un tel leadership, ne pas permettre au système dominant de l’affaiblir, de le détruire par l’enrôlement de ceux qui font toujours la guerre des autres contre leur propre pays.
BABACAR SY SEYE