Publié le 15 May 2025 - 14:49
L'urbanisme fictionnel

Pour une fabrique narrative et politique de l’urbain au Sénégal

 

Une ville, c’est à la fois, une mémoire enfouie ou à préserver, un présent à gérer, une promesse suspendue et une vision qui attend d’être formulée et matérialisée. C'est pourquoi on parle de palimpseste. Urbaniser, c’est plus que bâtir. Fabriquer la Ville, c’est d'abord fabriquer un sens, c’est construire un récit. Et c’est dans cette narration fondatrice que réside la véritable puissance de l’Urbanisme. “En 2000, Dakar sera comme Paris” avait pu incarner une utopie mobilisatrice…

Malheureusement, au Sénégal, cette dimension symbolique, stratégique et politique est encore trop souvent reléguée derrière les considérations purement techniques ou réglementaires. La fabrique urbaine est dominée par une approche instrumentale, saturée (ou pas) de normes, de procédures, de codes, etc. Au premier rang, il y le Code de l’Urbanisme parfois rigide ou souvent inadapté aux dynamiques réelles des territoires. Nos plans d’urbanisme réglementaires (PDU, POS, SDAU) sont souvent conçus comme un corset ou des outils de contrôle, au détriment de leur potentiel de projection. Ils “administrent” l’existant, mais peinent à incarner un futur. Or, le véritable challenge est d'avoir la tête dans les nuages et les pieds solidement ancrés dans le réel et le quotidien.

I. Vers une reconquête stratégique de l’Urbain

L’enjeu contemporain pour nos villes n’est plus simplement de “gérer” l’urbanisation, mais de la préfigurer, de la raconter, de l’orienter autour d’une vision commune ou partagée. Cela exige un changement de paradigme : passer d’un urbanisme de régulation à un urbanisme de transformation, d’un urbanisme technique à un urbanisme prospectif et stratégique. Le dessein avant le dessin.

Les grandes villes du monde qui inspirent et mobilisent – Barcelone, Medellín, Kigali, Copenhague, Séoul – ne se contentent pas d’un simple plan de zonage. Elles ont su fabriquer un récit, souvent fictionnel au départ, mais porteur de sens : "ville conviviale et inclusive", "ville verte et intelligente", "ville de l’innovation”, etc. Ces récits alimentent une vision, nourrissent des stratégies, guident des politiques publiques et enfin, attirent les investissements. Ils transcendent les échéances électorales (c'est important) et les contraintes de l’immédiateté.

Ces villes exemplaires ont compris que la Ville est d’abord une fiction politique active, un narratif du territoire projeté par les dirigeants et à laquelle adhèrent citoyens, créateurs, investisseurs, etc.

II. Dakar, Saint-Louis, Thiès, Kaolack : territoires à re-raconter

Nos villes portent en elles des récits puissants, mais encore trop peu activés comme leviers de transformation. Par exemple :

Dakar, autrefois “Porte de l'Afrique” ou “Cap Vert”, regorge de potentiels structurants : une façade maritime exceptionnelle, une jeunesse créative, des quartiers historiques riches, un réseau de savoirs et de diasporas puissants. Aujourd'hui, il est temps de construire une vision urbaine ambitieuse, portée par un récit territorial singulier : Dakar, ville de la transition écologique ? Ville panafricaine du numérique et de la création ? Ville-pont entre les cultures atlantiques et sahéliennes ? Les questions restent ouvertes. Cette réinvention, pour être crédible, doit irriguer tous les outils – plans, politiques, investissements – et être portée par des leaders visionnaires.

Saint-Louis, ancienne capitale de l'AOF, mémoire vivante, est appelée à devenir bien plus qu’un décor patrimonial nostalgique. Elle pourrait être repensée comme ville-monde de la résilience côtière, capitale du dialogue entre traditions, transitions et modernité. Une ville de confluences.

Thiès, carrefour stratégique au croisement des réseaux, est une base idéale pour incarner la ville productive, artisanale, industrielle, créative, nourrie d’innovation locale et de formation technique.

Kaolack, au cœur du bassin arachidier, peut porter un récit de ville agro-écologique, circulaire, où l’économie dynamique dialogue avec les communautés rurales. Un territoire central et un point nodal entre territoires locaux et internationaux et, enfin, un foyer religieux ardent.

Ces villes sont données à titre illustratif, comme auraient pu l'être Ziguinchor, Kédougou, Podor, Linguère ou Diourbel, etc. Touba fera l'objet d'une future contribution.

Ces récits ne sont ni anecdotiques ni chimériques. Ce sont des instruments de transformation collective. Ils doivent orienter les politiques publiques, attirer les investissements, mobiliser les citoyens, structurer les alliances et former une image de marque. Ils nourrissent ce qu'on appelle le marketing territorial. Pourquoi viendrait-on vivre, investir ou créer à Dakar plutôt qu’ailleurs (Abidjan,  par ex.) ? La réponse ne peut venir ni d’un décret ni d’un Plan directeur d’urbanisme. Elle vient plutôt d’un récit de transformation porté par les élus, les artistes, les architectes, les entrepreneurs et les citoyens. En effet, le marketing territorial ne consiste pas à vendre une vitrine trompeuse, mais à incarner une offre et une promesse de territoire.  

III. Le Projet de Ville ou l'urbanisme fictionnel

Le projet urbain devient central, non pas comme un document administratif “froid”, mais comme un dispositif narratif, participatif et stratégique. Il articule la vision, la gouvernance, les priorités d’investissement, les temporalités d’action et les régulations nécessaires. Il précède et influence les outils réglementaires au lieu de s’y inféoder.

En ce sens, il n’est pas une juxtaposition d’infrastructures. C’est un processus qui permet de créer du consensus, de relier les acteurs, de mobiliser les ressources et d’aligner les intérêts. Il incarne une volonté politique, un engagement collectif, un cadre d’action souple mais orienté, qui transcende les logiques ministérielles ou sectorielles. Il permet d’intégrer habitat, mobilité, espaces publics, économie locale, environnement et culture. Il est le contraire du saupoudrage ou du morcellement des interventions.

Alors, le Projet (urbain) associe :

- une vision claire sur 20 ou 30 ans ;

- une structure narrative autour d’une identité ou d’un récit puissant de transformation ;

- une stratégie de synchronisation des projets, des ressources et des partenaires ;

- une approche multi-échelles spatiales (du quartier au régional, du régional au national, du citoyen à l’État, etc.).

IV. Penser la poly-synchronie : conjuguer les temporalités

Gouverner une ville, c’est gérer le présent, sans sacrifier le futur, tout en honorant la mémoire. L’urbanisme stratégique exige une maîtrise fine des différentes temporalités. Il faut répondre à l’urgence des inondations ou des logements précaires (court terme), tout en préparant les infrastructures à créer (moyen terme) et projeter une ville désirable pour les générations futures (long terme). Cette poly-synchronie – capacité à gérer simultanément plusieurs rythmes d’action – doit être une compétence-clé du leadership urbain. Medellín (Colombie) en est un exemple éclatant : pendant que l’on construisait des bibliothèques publiques et des escaliers mécaniques dans les quartiers populaires, on dessinait un futur métropolitain autour de l’innovation sociale et technologique…

Autre exemple concret ? Alors que Dakar peine à débloquer ses grands projets à cause de obstacles fonciers ou juridiques, des villes comme Barcelone ou Bogotá ont réussi à phaser leurs projets sur 15 ou 20 ans, articulant logique d’acquisitions foncières, mobilisations citoyennes, partenariats publics-privés et micro-projets pilotes immédiatement visibles. Ainsi, le long terme devient crédible quand le court terme est signifiant : ils entretiennent une relation dialogique.

V. Du droit à la Vision : dépasser les limites du Code de l’Urbanisme

Le Code (nécessaire, par ailleurs) fige l’espace au lieu de le libérer. Il sécurise, mais n’inspire pas. Il encadre, mais ne fédère pas. L’opérationnel, seul, ne fait pas politique. Le Sénégal a besoin d’un urbanisme de projet agile qui conjugue prospective, stratégie territoriale, concertation démocratique et mobilisation des imaginaires collectifs.

Il faut renverser la hiérarchie : ce n’est pas la Vision qui doit se plier au Droit, c’est le Droit qui doit se mettre au service de la Vision. Cela suppose de :

- réformer le Code de l’Urbanisme en y intégrant une logique de projet stratégique ;

- instituer un droit souple à l’innovation territoriale (inspiré du "droit à l’expérimentation" en France) ;

- inscrire, dans la Loi, la nécessité pour chaque commune de produire un projet de ville évolutif et co-construit avec ses habitants.

Pour cela, il faut former ou sensibiliser nos urbanistes et spécialistes de la Ville, aux enjeux de l'urbanisme narratif. Alors, le Sénégal pourra inventer sa propre voie qui pourra articuler l’héritage oral et les savoirs populaires ; la création contemporaine et l’innovation numérique ; l’analyse stratégique et les sciences sociales ; le droit, la planification et la prospective, etc.

On pourra alors espérer voir émerger une nouvelle génération de stratèges urbains, capables de penser par-delà les plans, par-delà les mandats, par delà le Code, par-delà les périmètres techniques et la ligne de crête..

Conclusion : Pour des villes poétiques, politiques et stratèges

C’est dans le récit de l'urbanisme fictionnel (L. Matthey) que réside la clé. Sans récit, pas de cap. Sans cap, pas de stratégie. Sans stratégie, pas de transformation véritable et profonde. Dakar, Saint-Louis, Thiès, Kaolack — et toutes les villes du Sénégal — méritent mieux qu’un urbanisme de la règle ou du contrôle (souvent  absent ou mal fait, d'ailleurs).  Nos villes méritent un urbanisme de la boussole, de la promesse vivante, de la beauté, de la résilience et de l'émulation saine. C’est à ce prix que nous pourrons commencer à habiter ce futur que nous voulons juste et prospère.

 

 

Oumar Ba

Urbaniste / Citoyen sénégalais

umaralfaaruuq@outlook.com

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