‘’C’est très important, pour moi, que le premier public d’’Atlantique’ soit sénégalais’’
Elle a gagné le Grand prix de la 72e édition du festival international de film de Cannes. Elle est sénégalaise et a présenté son film sous le drapeau tricolore. Métisse, Mati Diop revendique son héritage sénégalais, à travers le cinéma. ‘’Atlantique’’ est son troisième film tourné à Dakar. Il est joué par des Sénégalais et les dialogues sont en wolof. Qui dit mieux ? La réalisatrice est actuellement à Dakar pour présenter son film aux autorités, mais aussi et surtout pour présenter son œuvre au public. Le film sort officiellement en salle, ce samedi. Hier, le Grand Théâtre de Dakar a reçu l’avant-première sénégalaise. Etre dans la capitale sénégalaise dans ce contexte signifie beaucoup pour Mati Diop.
Comment est née l’idée de faire ‘’Atlantique’’ ?
Ce film est mon premier long métrage, mais c’est le troisième film que je tourne à Dakar. J’ai réalisé un premier court-métrage en 2009, qui s’appelle ‘’Atlantiques’’ et qui enregistrait le récit de la traversée d’un jeune homme qui s’appelait Serigne, des côtes sénégalaises jusqu’à l’Espagne. C’était l’époque où je faisais un retour au Sénégal pour y ancrer mon cinéma et surtout pour explorer mes origines africaines que j’avais besoin de me réapproprier. Quand je suis arrivé en 2009, en vue de préparer un film ‘’Mille soleils’’, dont le projet était de mettre en place un dialogue entre ma génération, celle des jeunes de Dakar aujourd’hui, et celle de mon oncle Djibril Diop Mambety sur l’exil et l’émigration. Au moment où je préparais ce film à Dakar, je me suis fait happer par un phénomène qu’on appelait et qu’on appelle toujours l’émigration clandestine. Je veux éviter d’utiliser ce terme, parce qu’il est devenu vide de sens et galvaudé, et à travers lequel une situation dramatique est devenue bien trop abstraite et désincarnée. C’est pourquoi j’ai voulu consacrer, en 2009, un court-métrage à un garçon qui nous raconterait sa traversée en mer. Après ‘’Atlantique’’ et ‘’Mille soleils’’, j’ai senti que je n’avais pas fini de parler de ce phénomène.
En 2012, au moment du ‘’printemps dakarois’’ du soulèvement impulsé par le collectif Y en a marre, la force vitale et l’insurrection qui se sont produites m’ont énormément marquée. J’ai été profondément choquée et troublée par une jeunesse que je voyais disparaître dans l’océan pour rejoindre l’Espagne et quand cette révolte est arrivée, j’ai eu l’impression de voir réémerger un nouveau souffle, un instinct de vie, de résistance très fort. J’ai eu envie, avec mes outils - le cinéma - de me joindre à ce soulèvement. J’ai eu la vision d’un personnage principal qui serait une jeune fille et qui n’irait pas, elle, forcément dans la rue mettre le feu pour créer une rupture historique avec la situation politique de l’époque, mais qui vivrait elle aussi une métamorphose, un éveil. C’est à ce moment que j’ai décidé que l’histoire de cette jeunesse disparue en mer, je la raconterai du point de vue d’une jeune fille, d’un groupe de filles.
A la base, le film était intitulé ‘’La prochaine fois, le feu’’. Pourquoi avoir changé le titre ?
Ce titre, je l’avais choisi en 2012. Depuis ‘’Atlantiques’’ en 2009, je savais que je voulais écrire un film sur la jeunesse sénégalaise disparue en mer, en tentant de rejoindre les côtes espagnoles. Je voulais consacrer un premier long métrage à ce sujet, mais il me manquait la forme et c’est ce qui est le plus important, à mes yeux. Encore qu’à l’époque, je travaillais déjà sur un autre court-métrage qui devait se passer en France, mais c’est vraiment le ‘’printemps dakarois’’ qui m’a fait complètement bifurquer de voie et qui m’a décidée à faire mon premier long-métrage au Sénégal.
‘’La prochaine fois le feu’’ m’est venue de manière très intuitive. C’est un essai de James Baldwin très important dans l’histoire nord-américaine. C’est le titre d’un manifeste sur la condition des Noirs aux Usa, dans les années 1960. C’est un essai dont j’ai régulièrement lu des passages, depuis assez jeune. Ce titre ‘’La prochaine fois le feu’’ m’est apparu comme une énergie, une sorte de fréquence. Le film devait donc avoir cette fréquence, cette urgence, cette incandescence-là. J’ai écrit, on a tourné et étonnamment pendant le tournage, malgré la présence du feu, de toutes les thématiques du film qui étaient encore liées au titre d’origine, j’ai commencé à questionner le titre.
Je trouvais le film, bien que très incarné et dans l’action, plus contemplatif, plus mystérieux, plus étranger que ça. Et je trouvais que dans ‘’La prochaine fois le feu’’, il y avait une dimension militante, un peu trop vindicative et qui ne me ressemble pas plus que ça. Je trouvais donc que ce titre ne ressemblait plus autant que ça à l’univers du film. On s’est rendu compte que ce titre n’était pas possible à utiliser par rapport à l’essai de Baldwin. Pour intituler un film ‘’La prochaine fois le feu’’, il fallait que ce soit directement une adaptation de l’essai. Quand mes productrices me l’ont annoncé, je n’étais pas si frustrée que ça, parce que je sentais que ce n’était plus le titre et qu’il fallait rebaptiser le film. Je suis revenue, quasiment à la fin du montage, à l’origine finalement du film, au personnage principal du film ‘’Atlantique’’.
D’où vous est venue cette idée de réincarnation des disparus ?
Bien avant de décider que le film se placerait du point de vue d’une jeune fille et d’un groupe de jeunes filles restées derrière ceux qu’elles aiment et qui partaient en mer, je savais qu’écrire un film sur cette jeunesse disparue impliquait d’écrire un film de fantôme. Déjà, dans ‘’Atlantique’’, mon court-métrage, le jeune homme qui nous a confié à moi et ses amis son désarroi, son sentiment d’échec, son obsession absolue de vouloir y retourner, est marquant. J’ai, en ce moment-là, filmé un fantôme sans le savoir. Serigne, quand il nous parlait de son voyage en mer, il ne cessait de me dire qu’il était là devant moi, qu’il me parlait, mais qu’il n’était plus là. Il me disait être brisé par ce voyage qu’il avait fait. Il m’a aussi dit que quand on décide de partir en mer, d’affronter l’océan, c’est qu’on est déjà mort. C’est vraiment cette phrase qui a été l’un des déclencheurs forts de ce long-métrage.
Aussi, dans ce film, la sœur de Serigne, Astou, que j’ai filmée 6 ou 9 mois plus tard aux funérailles de Serigne, ne parlait pas. Elle regardait juste la caméra. C’est cette jeune fille dans le court-métrage ‘’Atlantiques’’, qui a fait naître le personnage d’Ada (personnage principal du long-métrage). Je me suis dit que c’était elle que j’avais envie d’entendre parler. C’est son histoire que j’avais envie de raconter. Derrière ces garçons disparus en mer, il y avait ces jeunes invisibles et qui sont pourtant vivantes et présentes.
En tant que cinéaste, au-delà des histoires que je raconte, c’est vraiment la question de la forme que je leur donne qui est la plus importante. Le fantastique me semblait vraiment être le prisme, la forme, le genre le plus pertinent pour prendre le plus de recul, de distance pour aborder une situation qui a été tellement abîmée, trahie par les médias de masse qu’il fallait vraiment que la forme permette d’aborder la question de manière nouvelle et particulière. Entre ce que les garçons que je rencontrais m’expliquaient par rapport à leurs choix de partir et ce que les médias racontaient, il y avait un décalage et un gouffre qui étaient insupportables pour moi.
Dans un documentaire réalisé par votre père Wasis Diop, sur la Langue de barbarie, est présente une bonne dose de mysticisme. Il parle du ‘’ndeup’’ pour expliquer certains phénomènes naturels. Ce film vous a-t-il, d’une manière ou d’une autre, influencé dans l’écriture d’’’Atlantique’’ ?
Je vais vraiment passer pour une fille ingrate, mais je n’ai pas vu ce film. Mon père fait beaucoup de petits films. C’est d’ailleurs assez inspirant et beau de le voir faire ses films, parce qu’il les fait vraiment pour lui par pur soif d’ouverture à l’autre, de curiosité envers certains sujets, certaines situations, etc. Il a fait beaucoup de portraits sur Joe Ouakam, le photographe Bouna, etc. Et il est très discret avec ses films. On en parle, il me montre des choses, mais il se trouve que ce film, il me l’a envoyé au moment où j’étais en prépa ou en train de tourner, je ne sais plus. Il m’en a parlé, ce film, mais je ne l’ai pas encore vu. Mon père, durant mon enfance et mon adolescence, m’a assez peu parlé de l’histoire des Lébous. Je pense qu’il laisse ses enfants se débrouiller eux-mêmes avec leurs histoires. Je sais que nous sommes lébous et c’est quelque chose qui fait absolument partie de moi. De quelle manière ? Je ne sais pas. Je pense que le film en est l’une des manifestations. Je suis léboue par mon père sans vraiment maitriser les tenants et les aboutissants de cet héritage. Je pense que c’est intéressant de ne pas nécessairement tout savoir ou tout connaître de son héritage. Parce que c’est l’une des raisons qui font que je fais des films ici et que mon film s’appelle ‘’Atlantique’’. C’est un film de Lébous. Cela me traverse et me dépasse et c’est bien.
Pourquoi avoir opté pour un casting sauvage ?
Ce n’est pas la première fois que je fais un casting sauvage. J’ai quasiment toujours travaillé avec des acteurs ‘’amateurs’’ ; je n’aime pas trop ce terme. Mon oncle faisait beaucoup de casting sauvage aussi. Il est vrai aussi que beaucoup de films qui m’ont énormément marquée comme ‘’Kids’’ de Larry Clark sont joués par des acteurs qui n’étaient pas dans le milieu. C’est l’un des films qui m’a donné envie de faire du cinéma. Pour ce projet, je doutais assez fort que j’allais trouver parmi les acteurs qui jouaient dans des séries ou parmi les pensionnaires du théâtre Sorano. Mes personnages avaient entre 18 et 25 ans et une petite trentaine pour l’inspecteur. Je doutais vraiment fort de les trouver dans les réseaux d’acteurs professionnels.
Au Sénégal, à part Ibrahima Mbaye et quelques acteurs que j’ai pu apercevoir dans des séries, je vais être honnête avec vous, il y a peu d’acteurs qui m’ont donné envie de les filmer, parce qu’au niveau du jeu dans les séries, cela ne correspondait pas du tout à ce que je cherchais, voire vraiment l’antithèse de ce que j’appelle acteur. Je savais que je trouverais mes personnages en casting sauvage. Ce qui représentait un défi immense, surtout pour deux personnages : Ada qui allait devoir incarner le personnage principal du film, mais aussi assumer jusqu’au bout ce personnage.
L’assumer jusqu’au bout n’est pas seulement bien joué, faire ce que je lui demande, non. Devenir Ada, c’est l’assumer dans sa propre vie aussi. Certains de mes collaborateurs comme Fabacary Coly, qui est vraiment mon allié, mon conseiller artistique et tout le monde dans l’équipe me disait : ‘’Mati, ça va être extrêmement difficile de trouver à Dakar, en particulier en banlieue, une fille de 18-19-20 ans qui accepte ce rôle avec les scènes d’amour, de baisers, cette sensualité assumée’’. J’avais conscience de ce défi immense à relever.
Et le deuxième personnage qui m’inquiétait beaucoup était celui d’Issa l’inspecteur possédé par Souleiman. Je savais que même pour un acteur professionnel, c’était un rôle extrêmement difficile à jouer. C’est un vrai rôle de composition. J’ai été accompagnée par une formidable équipe de casting dont une directrice française entourée d’au moins 4 ou 5 Sénégalais (…).
Comment avez-vous rencontré vos acteurs ?
Il était arrivé un moment où j’ai dû prendre le casting, parce que j’ai compris que c’était à moi de trouver mes personnages. Le film répondait à ce magnétisme-là. Du coup, je les ai trouvés à des endroits différents. Alors, le travail, ce n’était pas se balader dans la rue et tomber sur le messie. C’est vraiment aller chercher l’acteur potentiel dans le contexte socio-culturel du personnage. Souleiman, l’amoureux d’Ada qui travaille sur un chantier, qui n’est pas payé depuis trois mois, je suis allée le chercher sur un chantier. J’ai besoin que les personnes qui vont jouer les rôles soient en phase avec les personnages qu’ils vont défendre.
C’est une dimension documentaire du casting où finalement j’ai besoin que les acteurs jouent leur propre vie, qu’ils ne soient pas juste acteurs et qu’ils participent à la mise en scène et soient co-auteurs des scènes avec moi. Celle que j’ai mis du temps à trouver c’est Ada, parce que je cherchais quelqu’un de tellement rare. Je cherchais une jeune fille noire. J’insiste sur cela, parce que j’ai été à des moments subtilement encouragée, à des moments, à chercher quelqu’un de moins noire que ce que je désirais. Et moi j’en rajoutais, je leur disais : ‘’Non, non, je veux vraiment qu’elle soit très, très noire.’’
Pourquoi devrait-elle avoir la peau noire ? Elle doit être noire, on est au Sénégal. Non seulement, le film devait se passer en wolof, mais en plus, les acteurs devaient être noirs. On est en Afrique, donc on va arrêter de penser qu’il faudrait que les personnages principaux soient un petit peu plus clairs. C’est insupportable. Ce n’est plus possible. Je cherchais, donc, une jeune fille noire, très particulière et les perles rares sont difficiles à trouver.
J’ai trouvé Ada au moment où je ne la cherchais même plus (…). Un jour, j’étais en reportage avec Fabacary et le chef déco Omar Sall. Je me baladais le long des rails, à Thiaroye et je vois une jeune fille qui sort des maisons et qui retourne chez elle. L’action a duré à peine quelques secondes. Mais je me suis dit que cette fille-là a exactement l’âge qu’il faudrait pour Ada. J’ai décidé d’aller prendre une photo d’elle pour la montrer à la directrice de casting pour qu’elle sache que c’est de cette fille dont j’ai besoin. Je me disais qu’il ne me fallait pas me faire d’illusions, que ses parents ne voudront jamais.
J’ai tout de même voulu tenter ma chance et le destin me l’a fait trouver. Il n’y avait qu’une personne à Dakar qui pouvait jouer ce rôle, c’est Mama Sané. Et c’est pareil pour tous les acteurs qui sont là. Il n’y en avait pas deux qui pouvait jouer leurs rôles. On a travaillé beaucoup à travers des ateliers que j’ai mis en place avec Ibrahima Mbaye. J’avais besoin d’un allié pour faire ces ateliers et surtout de quelqu’un qui parlait wolof. Tous parlent français, c’est moi qui ne parle pas wolof. Mais ce n’est pas pour autant que je vais leur faire subir cela. Je voulais que dans les ateliers de répétition, la langue utilisée soit le wolof.
Montrer ‘’Atlantique’’ au Sénégal représente quoi pour vous ?
C’est très important pour moi que la sortie en salles du film se passe d’abord ici. C’est très important pour moi que le premier public d’’’Atlantique’’ soit sénégalais. J’ai décidé d’engager mon premier long-métrage au Sénégal plutôt qu’en France. Ce n’est pas un hasard, c’est un choix très net. Je sentais qu’en termes d’urgence et de nécessité, de manque aussi à combler, il y avait beaucoup plus de travail à faire ici. En tant que cinéaste et cinéphile, j’ai manqué personnellement d’images africaines, de personnages noirs ; non pas qu’il n’en ait pas dans le cinéma, mais j’avais le sentiment qu’il y avait des voies à ouvrir ici. Symboliquement, c’est très fort pour moi que le premier public que le film rencontre soit sénégalais.
BIGUE BOB