Publié le 6 Mar 2024 - 21:27

Perspectives électorales et le Sénégal d'après 2 avril 2024

 

Le lundi 25 février 2024, l’Assemblée nationale du Sénégal adopte à la majorité des trois cinquièmes (3/5) des suffrages le projet de loi constitutionnelle n°04/2024 par lequel il est disposé :

« Article premier : Par dérogation à l’alinéa premier de l’article 31 de la Constitution aux termes duquel, le scrutin pour l’élection présidentielle du 25 février 2024 est décalé au 15 décembre2024.

Article 2 : Le Président de la République en exercice poursuit ses fonctions jusqu’à l’installation de son successeur. »

Saisi de plusieurs recours par des députés et candidats à l’élection présidentielle du 25 février 2024, le Conseil constitutionnel de la République du Sénégal, dans sa Décision nº1/C/2024 du 15 février 2024, a jugé que :

  1. « la durée du mandat du Président de la République ne peut être réduite ou allongée au gré des circonstances politiques, quel que soit l’objectif poursuivi » et « que la date de l’élection ne peut être reportée au-delà de la durée du mandat » (Considérant 14);
  2. « la loi attaquée proroge la durée du Président de la République au-delà des 5 ans » ;

Ainsi, après avoir constaté l’impossibilité d’organiser l’élection présidentielle à la date initialement prévue, le Conseil constitutionnel, dans sa sagesse s’est contenté d’inviter (lexique plus diplomatique que juridique) les autorités compétentes à tenir cette élection présidentielle dans les meilleurs délais.

Ignorant son obligation légale et constitutionnelle de prendre un décret pour fixer une nouvelle date de l’élection présidentielle, dans les meilleurs délais et pas au-delà de la durée de son mandat de cinq ans (02 avril 2024), le Président Macky SALL a plutôt fait le choix de convier à un dialogue dit « national » pour, dit-il :

  • Proposer une date pour la tenue de l’élection présidentielle ;
  • Dire comment sera gérée la transition après le 02 avril 2024.

Le forum, baptisé « Dialogue national », s’est réuni au Centre international de conférence Abdou Diouf (Cicad) de Diamniadio., les lundi 26 et mardi 27 février 2024, sous la Présidence de Macky Sall himself, pour, en ses conclusions, décider que :

  1. La date du 2 juin 2024 est proposée pour la tenue du scrutin présidentiel.
  2. Le processus se poursuivra avec les 19 candidats retenus avec comme condition la réévaluation des dossiers des candidats écartés, dont Karim Wade, et leur probable réintégration ; 
  3. Entre le 2 avril et l'installation du nouveau président élu, Macky Sall assure l'intérim, prétexte pris des dispositions de l’article 36 alinéa 2 de la Constitution.

Ces propositions issues du « dialogue national » soulèvent beaucoup d’interrogations en rapport avec l’état de notre Démocratie, le respect de l’Etat de Droit et les valeurs de notre République.

Pour l’évacuer rapidement, constatons ensemble que la proposition n°2 qui envisage la réintégration des candidats écartés, dont Karim Wade viole la Décision n° 4/E/2024 du 20 février 2024 qui fixe la liste des candidats à l’élection présidentielle.

Comme tous les sénégalais le savent maintenant, « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». C’est donc, une aberration, au plan juridique, d’envisager la réouverture de la liste définitivement arrêté, le 20 février 2024, par le Conseil constitutionnel.

S’agissant de la proposition du 02 juin pour tenir l’élection présidentielle, elle viole manifestement les dispositions de la Constitution (article 31) qui exigent la tenue de l’élection présidentielle quarante-cinq jours francs au plus et trente jours francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du Président de la République en fonction. Cette proposition viole, en outre, la Décision nº1/C/2024 du 15 février 2024 qui exige de tenir l’élection présidentielle dans les meilleurs délais et pas au-delà du 02 avril 2024.

Le futur décret du Président de la République qui fixera la date de l’élection présidentielle au 02 juin 2024 sera, de toute évidence, attaquable devant le Conseil constitutionnel, qui, dans sa Décision nº1/C/2024 du 15 février 2024, a déjà affirmé qu’il dispose d’une plénitude de juridiction lui conférant compétence pour connaitre de la contestation des actes administratifs participant directement à la régularité d’une élection nationale, lorsque ces actes sont propres à ce scrutin.

La troisième proposition du « Dialogue national » invitant Macky Sall à rester en fonction jusqu’à l’installation de son successeur mérite une plus grande attention au plan juridique et constitutionnel.

Les « dialogueurs » disent se fonder sur l’article 36 alinéa 2 de la Constitution selon lequel « Le Président de la République en exercice reste en fonction jusqu’à l’installation de son successeur ». C’est exactement cela qu’a voulu faire l’Assemblée nationale dans son vote du 5 février 2024 et qui a été sanctionné par une déclaration d’inconstitutionnalité par le Conseil constitutionnel. La haute juridiction, rappelant sa jurisprudence de principe n° 1-C-2016 du 12 février 2016 a martelé que la durée du mandat du président de la République ne peut être réduite ou allongée au gré des circonstances politiques, quel que soit l’objectif poursuivi, et la date de l’élection ne peut être reportée au-delà de la durée du mandat. Comment le Conseil constitutionnel parviendrait-il, sans se dédire en l’espace d’un seul mois, accepter pour un dialogue national, forum dépourvu de tout mandat et de toute légitimité, ce qu’il a déjà refusé catégoriquement à l’Assemblée nationale par sa Décision nº1/C/2024 du 15 février 2024 ?

De toute façon, l’article 36 alinéa 2, prétexte des « dialogueurs » est manifestement inapplicable à la situation actuelle, somme toute, créée par Macky Sall lui-même. En effet, l’application de ce texte présuppose l’existence concomitante de deux personnalités :  un Président de la République en exercice et un Président de la République nouvellement élu. Les alinéas premier et 2 de l’article 36 sont étroitement liés, interdépendants et indissociables. Leur mise en œuvre requiert l’organisation de l’élection présidentielle, la proclamation définitive des résultats et l’expiration du mandat du Président en exercice. Faute de tenir l’élection présidentielle à bonne date, il n’y a pas de proclamation de résultats, encore moins de successeur élu au moment de l’expiration du mandat du Président en fonction. Le Sénégal entre ainsi fatalement dans la situation de vacance de la Présidence de la République, prévue à l’article 31 alinéa 2 de la Constitution.

L’article 31 de la Constitution dispose :

« Le scrutin pour l’élection du Président de la République a lieu quarante-cinq jours francs au plus et trente jours francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du Président de la République en fonction.

Si la Présidence est vacante, par démission, empêchement définitif ou décès, le scrutin aura lieu dans les soixante jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel. »

Une lecture rapide, voire inattentive, peut amener l’interprète à mettre l’accent sur les causes de vacances énumérées par le constituant :  démission, empêchement définitif ou décès. En réalité, il s’agit là que de simples compléments circonstanciels comme l’atteste leur introduction avec la préposition « par ». Ces compléments sont supprimables. Ainsi, sans changer, ni le sens, ni la portée de la disposition, au aurait :

« Si la Présidence est vacante, le scrutin aura lieu dans les soixante jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel. »

Ce qui est important et significatif dans cette disposition, c’est « Si la Présidence est vacante », c’est ça le fait générateur. Ce fait suffit à mettre en branle la procédure permettant au Conseil constitutionnel de décider de la solution provisoire. La cause de la vacance est d’une importance secondaire. Elle est variable. Le constituant en donne des exemples : démission, empêchement définitif ou décès (causes normales), mais il peut aussi survenir une autre cause comme le refus du Président de la République en fonction d’organiser le scrutin jusqu’à la date de l’expiration du mandat (cause anormale).

Par ailleurs un simple examen de l’agencement syntaxique de l’article 31 alinéa 2 permet de constater la première virgule qui sépare le fait générateur des causes. En effet écrire « Si la Présidence est vacante par démission, empêchement définitif ou décès » est différent de « Si la Présidence est vacante, par démission, empêchement définitif ou décès ». Ici, la première virgule a pour fonction de détacher la proposition «« Si la Présidence est vacante » du reste de la phrase pouvant être considéré comme facultatif. Les légisticiens et les grammairiens pourront certainement nous en dire plus.

Une analyse comparative permet d’observer que l’article 7 de la Constitution de la République française dispose que : « En cas de vacance de la Présidence de la République pour quelque cause que ce soit, ou d'empêchement constaté par le Conseil constitutionnel… » Les lettres diffèrent, mais l’esprit est le même !

Alors, on est le 2 avril 2024. Macky n’a pas démissionné auparavant. Il n’a pas organisé le scrutin, en violation des dispositions de la Constitution, mais aussi… de son serment d’observer comme de faire observer scrupuleusement les dispositions de la Constitution et des lois ! Quelle serait la suite ?

  1. Le Conseil constitutionnel constate la vacance de la Présidence de la République.
  2. La Constitution du Sénégal n’ayant pas explicitement organisé l’intérim, il appartiendra encore au Conseil constitutionnel, exerçant « son pouvoir régulateur » et exerçant ses missions au nom « de la stabilité des institutions et du principe de la nécessaire continuité de leur fonctionnement », de décider de cette période transitoire et provisoire. Cependant, il faut retenir qu’il est impossible pour le Conseil constitutionnel de valider la volonté des « dialogueurs » de voir Macky Sall rester au pouvoir pour assurer l’intérim jusqu’à l’installation de son successeur. D’abord, ce serait une prime à l’auteur des turpitudes qui nous a conduit à cette situation. De toute façon Macky Sall s’est lui-même déjà prononcé sur le sujet. Il nous a fait entendre qu’il n’en voulait plus ; qu’il en a assez ; que le 2 avril, il nous rendrait notre truc ! (Doyal na seuk ! Le 2 avril ma délolen sen yeuf !). Son « code d’honneur », qui l’avait amené à renoncer à une prétention sur un troisième mandat, l’obligera certainement à ne pas revenir sur sa bouderie.

Ensuite, le Conseil constitutionnel violerait les articles 27 et 103 de la Constitution. Il violerait aussi ses propres Décisions n°1-C-2016 du 12 février 2016 et nº1/C/2024 du 15 février 2024. La solution logique qui s’offre au Conseil constitutionnel, c’est de procéder par analogie en s’inspirant de l’article 39 de la Constitution pour installer le Président de l’Assemblée nationale dans les fonctions de Président de la République. En effet, les situations des articles 31 alinéa 2 et 39 alinéa 1er sont quasi analogues.

  1. Le Président de l’Assemblée nationale installé dans les fonctions de Président de la République doit obligatoirement poursuivre le processus électoral en cours. Il n’est pas envisageable qu’il puisse procéder à la reprise de l'ensemble des opérations électorales. En effet, s’imposent à lui tant la Décision nº1/C/2024 du 15 février 2024 par laquelle le Conseil constitutionnel invite les autorités compétentes à tenir l’élection présidentielle dans les meilleurs délais que la récente Décision n°4/E/2024 du 20 février 2024 par laquelle le Conseil considère que « l’élection est poursuivie avec les autres candidats en lice » et arrête la liste des 19 candidats. Ces décisions sont passées en force de chose jugée. Elles s’imposent aux pouvoirs publics (y compris le Président de la République intérimaire) et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles (article 92 de la Constitution. Par ailleurs, ce ne serait aucunement une surprise et ce serait à bon droit, si dans sa décision constatant la vacance, le Conseil constitutionnel prenait sur lui la responsabilité de fixer la date du scrutin.
  2. Une dissolution du Conseil constitutionnel et son remplacement par une Cour constitutionnelle, qui se susurrent dans des salons feutrés, n’y changeront rien. Les Décisions nº1/C/2024 du 15 février 2024 et n°4/E/2024 du 20 février 2024 survivront à l’Institution constitutionnelle et la force de chose jugée attachée à celles-ci continuera à produire effet jusqu’à entière exécution.

 

Oumar Ndiaye

Socialisme et République Sénégal

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