«En politique, les relations amicales et affectives sont secondaires par rapport aux impératifs de la conquête du pouvoir»
Avec le recul, comment comprenez-vous la brouille survenue entre Idrissa Seck et Oumar Guèye dont les relations étaient devenues presque familiales ?
Entre Idrissa Seck et Oumar Guèye, il y a une sorte de contradiction d'une part à la continuité de fonctionnement d'un parti dans une totale autonomie, comme Rewmi a pu le faire en se gardant d'intégrer l'une des grandes coalitions, que ce soit autour du Parti démocratique sénégalais (PDS) ou de Benno Siggil Senegaal (BSS). Rewmi n'a fait son entrée dans une plate-forme politique qu'avec l'avènement du M23. Ce parti, sous la conduite d'Idrissa Seck, cherche à assurer une continuité à cette autonomie. Ce qui lui permet de se déterminer avec le plus de liberté possible en fonction du cours des choses. Et ce cours des choses actuellement est marqué par une sorte de stagnation. En tout cas, c'est ce que l'opinion retient, dans la gestion des affaires publiques. Ce qui fait que le président de la République fait l'objet de reproches quant à l'écart existant entre ses engagements électoraux et son mode de gouvernance. C'est une opportunité pour un parti qui est en compétition pour le pouvoir, pour s'enraciner dans une sorte d'opposition et c'est ce que Idrissa Seck veut faire. Et cela entre en contradiction avec une autre continuité qui est celle de ministres, Pape Diouf et Oumar Guèye, qui siègent au conseil des ministres avec le président de la République, qui ont leur propre agenda et qui doivent donc gérer cette double fidélité : à un parti qui est déjà en branle pour la conquête du pouvoir et à un gouvernement qui a son propre calendrier et qui fait l'objet de critiques. Alors ce n'est pas tellement une opposition entre une carrière militante à Rewmi et une carrière ministérielle dans le gouvernement, c'est véritablement une différence de calendrier et Idrissa Seck d'une certaine manière, somme ses ministres de choisir.
Pourquoi ce genre de relations ne survit pas aux vicissitudes de la politique ?
La plupart du temps, les gens se rencontrent dans un parti politique. À la base, leurs relations sont des relations rationnelles fondées sur l'analyse politique, la mobilisation de moyens et la définition de trajectoire pour arriver au pouvoir. Maintenant, chemin faisant, en s'accoutumant les uns aux autres, on finit par se fréquenter et par être véritablement des amis. Mais lorsque la rigueur politique se reconvoque dans les relations tissées entre des personnes, évidemment la politique et sa logique reprennent le dessus. C'est ce qui est arrivé à Senghor et à Mamadou Dia. Mais le cas le plus patent c'est peut-être quand Blaise Compaoré participe à l'élimination de Thomas Sankara, qu'il reste plusieurs jours sans s'exprimer et, quand il parle, il dit qu'il somatisait ; autrement dit, son corps souffrait de la mort de son ami. Et pourtant, je suis sûr que s'il fallait recommencer la mise à mort de son ami, il le ferait ! Ce sont des logiques rationnelles et politiques qui souvent prennent le dessus sur les logiques affectives et personnelles. Ça, c'est dans l'absolu.
Et par ailleurs ?
Mais concernant ce cas-ci précisément, je crois qu'il faut se poser la question de savoir si Idrissa Seck n'a pas besoin de savoir avec qui il va aller à la conquête du pouvoir. Est-ce qu'au dernier moment certains, comme Ousmane Ngom l'avait fait à Wade en 2000, lui qui avait été mis en relation avec Diouf par Wade. Quand Wade est entré dans le gouvernement de Diouf, Ousmane Ngom finalement est resté et même s'il n'a pas pris la carte du Parti socialiste, en 2000, il a voté et fait voter pour Abdou Diouf dont il était devenu l'un des porte-parole. Alors Idrissa Seck qui regarde souvent dans le rétroviseur pour voir comment les choses se sont passées, essaie de faire en sorte que cela ne se reproduise pas à son détriment. Et là, il est en train de voir si Oumar Guèye et Pape Diouf sont partants pour la conquête du pouvoir, et donc aussi pour de nouveaux sacrifices et de nouvelles traversées du désert. Et je pense que ce n'est pas seulement pour troubler la quiétude du gouvernement ni pour gêner les deux ministres de son parti qui doivent, en conseil des ministres, se sentir un peu petits de siéger sous la direction d'un président de la République que leur leader vient de critiquer et sous l'autorité d'un Premier ministre qui vient d'être disqualifié de sa fonction par Idrissa Seck également. Tout cela fait qu'on les met dans une situation extrêmement inconfortable d'être des sortes de chevaux de Troie d'une puissance qui aspire à remplacer le pouvoir actuel.
Ces ruptures impactent-elles sur la conduite des affaires publiques ?
Je pense que le binôme Senghor-Mamadou Dia et la tragédie que ce binôme a connu dès l'aube de l'indépendance, marque durablement la conscience politique des Sénégalais. Rappelez-vous Abddoulaye Wade en 2000, près de quarante ans après le clash entre Mamadou Dia et le président Senghor, Wade en était encore à dire que ''nous n'avons pas besoin de bicéphalie parce qu'on ne sait pas à quoi cela mène'' alors qu'on en a eu qu'une seule expérience, mais une expérience assez traumatisante pour que 40 ans après on continue de s'y référer. On peut en citer d'autres. On a vu des ruptures entre Mbaye Niang et Cheikh Anta Diop, Wade et ses numéros deux successifs, de Fara Ndiaye à Idrissa Seck, en passant par les Ousmane Ngom, Serigne Diop et autres.
C'est finalement devenu de l'accoutumance ?
Il me semble que nous avons une sorte d'habitude culturelle à transformer des relations fonctionnelles entre militants d'un même parti ou même entre collègues de travail en des relations affectives et d'amitié. Et ce sont ces relations qui finissent par être mises en avant au point que lorsqu'elles sont rompues par des logiques plus fortes qui sont les logiques politiques, évidemment on a du mal à accepter cela. Mais je crois que Idrissa Seck, Oumar Guèye et dans une moindre mesure Pape Diouf sont entrés dans une période de turbulences de leurs relations politiques. Mais nous, on regarde le côté affectif en pensant que ce sont des personnes qui sont vraiment indissociables. Il n'en est rien. Il faut qu'on en arrive à considérer qu'en politique, les relations amicales et affectives sont secondaires par rapport aux impératifs de la conquête du pouvoir. Or Idrissa Seck est mû par cet impératif. Oumar Guèye et Pape Diouf semblent avoir conquis les positions politiques qui, peut-être dans leurs consciences, sont le maximum de position qu'ils peuvent conquérir ; ils peuvent au maximum être ministres. Mais Idrissa Seck pense qu'il peut lui, au maximum être président de la République. Et cette différence d'objectif se décline en différence d'échelle, d'ambition et finalement en différence de comportements.
PAR ASSANE MBAYE