Publié le 8 Sep 2021 - 07:21
SÉRIES ET FEUILLETONS SÉNÉGALAIS, ENTRE VALEURS ET DÉRAPAGES

Et si INFIDÈLES reproduisait fidèlement une obscure réalité ?

 

Aujourd’hui, un débat intéressant, mais délicat, fait couler beaucoup de salive à travers les ondes des radios et sur des plateaux de télévision.  En fait, il s’agit de s’entendre sur la mission du théâtre et du cinéma. Débat intéressant, car il nous permet de réfléchir sur l’état des productions audiovisuelles locales qui trouvent de plus en plus des places privilégiées dans les programmes du petit écran, à côté des télénovelas ou des séries américaines. Délicat, car certaines séquences et répliques, qui illustrent une volonté des créateurs de renouveler en l’approfondissant la perception de la réalité, choquent la vue et égratignent l’ouïe d’une catégorie de téléspectateurs qui sont soit des éducateurs conservateurs et pudibonds, soit des personnalités connues s’étant érigé en gardiens des mœurs.

En ma qualité de dramaturge et de professeur de Lettres donnant, depuis quelques années, des cours sur le théâtre à l’Ecole Nationale des Arts (ENA) de Dakar, il est de mon devoir d’intervenir dans le débat pour y apporter mon humble contribution.

Je commencerai par avouer qu’il m’est devenu difficile de regarder à la télévision, en matière de film, autre chose qu’un des feuilletons produits par les producteurs nationaux. Un dicton wolof dit fort justement : ku wàlliyaan, sa dëkk a tëggul ! (Lorsqu’on va lorgner un spectacle ailleurs, c’est parce qu’il n’y a de spectacle chez soi). C’est dire que j’encourage vivement les acteurs du théâtre et du cinéma sénégalais qui s’efforcent à offrir à leur public immédiat des œuvres audiovisuelles dont la qualité se bonifie.

Nous avons toujours déploré l’invasion de nos écrans par des films produits ailleurs, que nous consommons, non sans résignation, avec nos enfants et nos petits-enfants. Ils ne nous parlent point et ne nous font point mieux découvrir notre pays et notre continent. Ils déracinent mentalement et culturellement certains d’entre nous et avilissent franchement les autres.

Donc bravo aux acteurs sénégalais. Bravo pour la volonté de nous libérer des productions venues d’ailleurs qui promeuvent l’homosexualité, la violence et le libertinage sexuel. Bravo surtout pour l’élégante recherche du langage verbal et le bilinguisme qui montre que nous sommes des francophones bien installés dans nos langues maternelles. Bravo aussi pour le casting. Dans les nouveaux films ce sont des garçons bien bâtis, des adultes respectables et des filles canon qui défilent et n’ont rien à envier à la gent pimpante qui plastronne dans les séries américaines ou brésiliennes.

Mais attention ! Rompre avec le style des dramatiques classiques, moralisateurs à outrance, tout à fait vieux jeu, ne captant que l’attention des femmes au foyer et d’une jeunesse désoeuvrée et quasi analphabète, est une bonne chose. Mais faut-il reproduire, en couleurs locales, ce qui nous horripilait dans les productions empruntées ?

 Je n’ai pas de reproche sérieux à faire au producteur et aux acteurs séduisants de DERAPAGES qui est un modèle, parmi bien d’autres, en matière de feuilleton : thèmes accrocheurs, langage mesuré, naturel du jeu des acteurs, savant dosage du dramatique et du comique. FAMILLE SÉNÉGALAISE mérite d’être regardé pour découvrir l’atmosphère qui sévit dans une famille où rivalisent des coépouses de personnalités dissemblables. Cependant le cynisme de Sokhna Bator, la sotte crédulité de Mar LÔ,  tout comme la soumission de Mariétou qui frôle une révoltante niaiserie sont tout de même invraisemblables.

IDOLES, MŒURS, IMPACT, MARIAMA, VALEURS…Je ne regarde pas tout, jusqu’au bout, mais je me suis fait une idée de l’essentiel des productions sénégalaises qui passent au petit écran ou sur YouTube et où je remarque, de temps en temps, des têtes de gondole comme Pape FAYE, Ibrahima Mbaye Sopé, Kader DIARRA, Mody FALL, Joséphine ZAMBO. Il y a un réel renouveau dans la création, car il faut que le théâtre et le cinéma sénégalais se hissent au niveau de ce qui se fait de mieux en Afrique voire dans le monde. Mais en renouvelant et en modernisant, les producteurs n’ont pas manqué de heurter la sensibilité d’une partie du public.

La polémique survenue à propos de certaines séquences du feuilleton INFIDÈLES remet au goût du jour un malentendu qui continuera d’opposer les partisans d’un art libre et les adeptes d’un art au service de la société. Ceux-ci soutiennent que l’art, qu’il soit littérature, musique, sculpture, théâtre ou cinéma, doit servir à promouvoir et à sauvegarder les valeurs cardinales d’une communauté donnée. En Afrique Noire, une telle conception n’étonne guère, car l’art négro-africain traditionnel est demeuré un art fonctionnel, utile au groupe dont il consolide la cohésion, magnifiant son histoire, exaltant ses croyances et manifestant ses us et coutumes.

Nous comprenons parfaitement la levée de boucliers de notre éminent concitoyen, Mame Matar GUÈYE, offusqué par la bande annonce de CIRQUE NOIR. Sénégalais imbu des vertus de kersa et de sutura, musulman et haut responsable de l’ONG Jamra, il est  prompt à lapider tout individu et tout groupe cherchant, ouvertement ou de manière implicite, à entraîner la société sur la voie de Satan. Nous comprenons aussi les pères et mères de famille qui trouvent qu’il n’est pas bien de montrer sur le petit écran des scènes où un couple s’embrasse à pleines bouches, où une fille affriolante apparaît en petite tenue ou se présente sous des poses similaires à des appels à la luxure. Ne leur demandons pas de zapper, chaque fois qu’ils tombent sur un clip ou un film qui dérange leur pudeur, puisqu’il existe il des chaînes de télévision abonnées à un programme strictement religieux et d’autres où la prédilection est de rassembler autour d’une table des bonshommes et des braves dames qui papotent pour donner des leçons de morale et des conseils pour une existence sans risque. Peut-être faudra-t-il essayer de leur expliquer que l’Art se moque de la morale et de la religion, qu’il s’exerce en toute liberté et, le plus souvent, s’épanouit dans la provocation.

Le recueil Les Fleurs du Mal du poète symboliste Charles Baudelaire comprend des textes qui furent interdits pendant longtemps, avant d’être acceptés comme des œuvres révélant la subtilité d’un génie s’exprimant hors des sentiers battus. Plus proche de nous, le défunt cinéaste et romancier SEMBÈNE Ousmane, producteur de l’emblématique long métrage GUELWAAR, n’a pas hésité à mettre dans la bouche d’un imam une grosse injure et à montrer son héros s’enfuir, tout nu, de la case de son amante adultère.

Le théâtre et le cinéma doivent-ils rendre la réalité telle qu’elle est ou doivent-ils continuer à la contourner ou pire à l’embellir ? Une définition du théâtre est qu’il est le miroir de la société, définition qui peut s’appliquer au cinéma. Le miroir ne ment pas à la personne qui y cherche son visage. Celle-ci a deux choix possibles : embrasser sa propre image comme Narcisse ou s’en détourner comme Usata, personnage de mon œuvre dramatique LE MIROIR. Hurler contre le miroir ou le casser n’est point la bonne attitude.

Si l’image de la société renvoyée par certaines pièces de théâtre ou certains films dérange, c’est à la société de se remettre en question, de se corriger, de se purifier.

L’Art a, désormais, évolue  dans un monde globalisé où les individus sont devenus des citoyens de nulle part, avec une identité plurielle. S’accrocher à des valeurs spécifiques dans un contexte où prévaut la diversité culturelle et linguistique, n’est-ce pas quitter le bateau et confier son salut à une bouée quand la tempête menace partout ?

Le théâtre négro-africain et le cinéma au sud de Sahara doivent se hisser à la hauteur des arts du spectacle universel ou ne compteront plus.

Je ne veux pas du tout dire que nos hommes de théâtre et nos cinéastes doivent sacrifier les valeurs qui font de l’homo-sénégalensis ce qu’il est à l’autel de l’argent et de la notoriété.

Je n’ai parlé jusqu’ici que d’art. Pourtant ce qui fait grincer les dents, c’est l’artisanat, car le secteur de l’art est squatté par des aventuriers, de véritables mercenaires, ne reculant devant rien pour dégoter beaucoup de sponsors et se remplir les poches en fourguant au public des navets tonitruants avec des propos bravaches et salaces, des navets-tape-à- l’œil, éblouissants des frimousses blondes et brunes de pin-up  plantureuses n’ayant plus froid aux yeux.

Pour conclure, je ferai un constat puis des recommandations.

Le constat est que le théâtre et le cinéma sénégalais tiennent une chance qui ne doit plus leur filer entre les doigts. Il y a une foultitude de sujets susceptibles de tenir en haleine un public quelque exigeant qu’il soit. Sur la place, il y a des acteurs et des actrices qui ont, garçons et filles, une présence remarquable et, de surcroit, une belle gueule. Le monde d’aujourd’hui raffole de spectacles vivants et alléchants.

Comment profiter de cette aubaine?

Viser résolument le professionnalisme et quitter définitivement les sentiers de l’amateurisme.

 Ce qui a étouffé voire naufragé le théâtre et le cinéma chez nous, c’est l’égocentrisme et la cupidité des acteurs du secteur.  Le théâtre et le cinéma sont des arts collectifs où un individu seul ne peut tout réussir. Il convient aussi d’abandonner l’improvisation pour travailler à partir d’un texte d’auteur ou d’un scénario bien ficelé et non à partir d’un canevas. Dans beaucoup de séries ou de feuilletons sénégalais, des personnages sortent de leur logique, certains thèmes sont juste effleurés. Enfin reproduire la réalité au théâtre ou au cinéma, ce n’est pas du tout la photographier. C’est en montrer les aspects symboliques et catalyseurs pouvant réveiller des consciences endormies et pousser en avant un groupe humain qui hésite ou tourne en rond.  Le sexe à tout bout de champ n’est pas un sujet tabou, c’est de la boue jetée à l’écran, pire que la porno logée dans des sites appropriés que tout un chacun peut, à loisir, visiter. L’écran et le petit écran sont des lieux de rencontres conviviales où adultes et jeunes, hommes et femmes, se donnent rendez-vous pour communier, comme dans un jardin public qui n’est pas une chambre, dans un hôtel de passe.

Du bon sens et de la retenue, chers producteurs ! L’art, c’est irréversible, n’est pas forcément un lieu d’exaltation des bonnes mœurs et des beaux sentiments. Il n’est pas, non plus, libertin même s’il doit s’exprimer en toute liberté.

Si le Bon Dieu qui est le Créateur Absolu, le Suprême Artiste, a créé le Jour et la Nuit, c’est pour suggérer aux fils d’Adam et d’Ève qu’il existe des actes qui peuvent être donnés à voir et à commenter et d’autres à couvrir de discrétion, qu’il vaut mieux ne pas regarder, car Bët bu rusul toc ! (L’œil indiscret finira par crever). Pourtant cela n’excuse guère l’hérésie commise par le mari de Yaay Fatu, personnage de DÉRAPAGES qui sacrifie l’illusion comique en sortant délibérément de son jeu pour faire un clin d’œil au public : «… Ni ngéen yàqoo, waaye du ngéen gis dara.» (Vous qui suivez DERAPAGES, vous êtes un tantinet voyeuristes, mais vous ne verrez que dalle !)

Guédiawaye, le 28 août 2021.

Marouba FALL

Ècrivant.

 

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