Publié le 24 Apr 2025 - 15:38
SERIE: L'AFRIQUE ET LE MONDE

L'auto-suffisance imposée?

 

Au milieu du XXe siècle, alors que les nations africaines se débarrassaient des chaînes du colonialisme, une vision de l’avenir, puissante commença à émerger à travers le continent: l'auto-suffisance. Ce n'était pas simplement une politique, mais une déclaration audacieuse d'identité et d'autonomie. Des leaders comme Julius Nyerere de la Tanzanie et Kwame Nkrumah du Ghana rêvaient d'une Afrique capable de tracer sa propre voie, enracinée dans les valeurs communautaires, les ressources locales et un sens partagé du destin.

Cependant, l'auto-suffisance en Afrique a toujours existé en une tension entre aspiration et réalité, entre choix volontaire et imposition de l’extérieur.

La Déclaration d'Arusha de 1967 de Nyerere reste un jalon dans la quête volontaire de l'auto-suffisance. Elle a défendu le socialisme africain, mettant en avant l'agriculture collective, l'éducation et l'unité nationale plutôt que la dépendance à l'aide étrangère. Les politiques de Nyerere étaient loin d'être parfaites, mais elles reflétaient une tentative authentique de construire le développement de l'intérieur.

Contrastons cela avec les Programmes d'Ajustement Structurel (PAS) des années 1980 et 1990, imposés par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale. Ces programmes ont contraint les gouvernements africains à réduire les dépenses publiques, à libéraliser le commerce et à privatiser des secteurs clés – tout cela au nom de la réduction de la dépendance. En pratique, cependant, les PAS ont approfondi les inégalités, sapé les services sociaux et souvent laissé les pays plus vulnérables aux chocs économiques mondiaux.

Aujourd'hui, la quête de l'auto-suffisance continue d'être façonnée à la fois par les héritages du passé et les défis actuels. Le retrait récent de l'aide de l'administration américaine et le protectionnisme économique déclenchent à la fois une auto-suffisance involontaire et volontaire. En effet, l'aide a historiquement été une influence majeure sur de nombreuses économies africaines, et sa réduction pourrait encourager la mobilisation des ressources domestiques, des solutions locales et, plus important encore, limiter la culture de la dépendance. Quant au protectionnisme économique des États-Unis et à ses politiques telles que les tarifs douaniers, les barrières commerciales ou la relocalisation des chaînes d'approvisionnement, elles peuvent pousser l'Afrique à construire des chaînes de valeur régionales, à investir dans les industries locales, car l'exportation vers les marchés occidentaux devient plus difficile. Cela crée un grand bond incitatif à renforcer les secteurs de la fabrication, de l'agriculture et de la technologie.

Il est important de citer quelques exemples : la campagne "Made in Nigeria" encourage la production et la consommation locales en réponse aux restrictions à l'importation. Le Rwanda et le Sénégal ont beaucoup investi dans les technologies de l'information et de la communication (TIC), la fabrication et le tourisme. Le Ghana se positionne comme un centre pour la fintech et la fabrication, tandis que la Silicon Savannah du Kenya continue d'attirer l'attention mondiale pour son écosystème d'innovation.

Au niveau continental, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) est un exemple fort de l'orientation vers le commerce intra-africain et l'industrialisation, et constitue un exemple parfait d'auto-suffisance collective. Ces changements offrent à l'Afrique une chance d'affirmer une plus grande souveraineté économique et de construire des économies résilientes moins vulnérables aux chocs externes.

Cependant, le chemin vers l'auto-suffisance n'est pas garanti. Ces changements nécessitent du leadership, des réformes politiques, un investissement dans le capital humain et le soutien de la société civile.

Conclusion : Un avenir pour lequel il vaut la peine de se battre

L'Afrique abrite également la population la plus jeune du monde, avec plus de 60 % de sa population âgée de moins de 25 ans. Ce dividende démographique pourrait transformer le continent; si des investissements dans l'éducation, la formation professionnelle et l'entrepreneuriat sont priorisés. Une Afrique autonome ne dépendra pas uniquement des politiques commerciales ou des réformes financières, mais de l'exploitation du potentiel de ses populations.

L'auto-suffisance en Afrique n'est pas un vestige du passé – c'est un objectif en évolution, façonné par l'histoire et l'urgence du moment. Elle exige des choix délibérés, pas seulement des réactions aux forces extérieures. Elle nécessite des partenariats basés sur le respect mutuel. Et surtout, elle appelle à une croyance en la puissance des solutions africaines aux défis africains.

Alors que le continent négocie le tournant du XXIe siècle, il est temps de redéfinir l'auto-suffisance, non pas en s’isolant au reste du monde, mais comme une interdépendance dont les termes sont définis par les africains eux-memes.

 

Michelle Ndiaye* – Avril 2025

* Michelle Ndiaye est Directrice de Programmes Paix et Sécurité en Afrique -  

Open Society Foundations (Organisation philanthropique basée à Washington - USA).

Ancienne Réprésentante Spéciale de l’Union Africaine en RDC.

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