''Le débat sur Amara Traoré, c’est honteux''
Thierno, le football mondial marche bien, il y a beaucoup d’argent. Comment se porte ta société ?
Oui, ça va. La société fonctionne bien. Pape est parti en 2004, la société continue à vivre bien. D’aucuns prédisaient la mort de l’entreprise, parce que Pape Diouf (NDLR, ancien président de l'Olympique de Marseille) avait une telle aura qu’on pensait que sa succession ne serait pas assurée.
Mais, par la grâce de Dieu, la société continue de prospérer. Nous avons beaucoup de joueurs, et pas des moindres, qui nous ont rejoints. Ceux qui étaient là, à l’époque de Pape, sont toujours là, comme Didier Drogba, William Gallas, Florent Malouda, entre autres. Ils continuent à nous faire confiance.
Et au plan personnel, tu devrais être fortuné, au vu du succès de tes joueurs ?
Fortune, c’est peut-être un gros mot. Je gagne bien ma vie, par la grâce de Dieu. La seule satisfaction que j’ai, c’est de me réveiller et de savoir que ma femme et mes enfants vont manger, que mon père et ma mère mangent à leur faim. Ma famille, mon entourage, c’est pour moi la plus grande richesse que j’ai.
Thierno, comment fonctionnes-tu la journée, le mois, l’année ?
(Il s’exclame) Oh ! Je suis mobile, je ne sais même pas. Je sais toujours où je me réveille, mais je ne sais jamais où je dors. C’est cela la première chose – ma femme, elle sait – parce que quand je pars, je sais que je suis parti, mais je ne sais jamais quand est-ce que je vais rentrer. Je suis toujours entre deux avions, entre le TGV (Train à grande vitesse) et la voiture. Je n’ai pas de dimanche, ni de samedi, je n’ai pas de congé.
J’ai choisi ce métier par passion, avec tout ce que cela comporte comme efforts à fournir par rapport à ma vie de famille. Et je pense, j’ai la chance d’avoir une épouse compréhensive, une épouse qui comprend qu’elle a un mari très sollicité, qui est tout le temps occupé, qui est tout le temps parti, un mari qu’elle soutient de toutes ses forces. Mes enfants aussi comprennent cela puisque c’est le travail. C’est par le travail qu’on réussit et, quelque part aussi, c’est une forme d’éducation que je leur donne.
En tant que fils de la Casamance qui vit en France, comment appréhendes-tu la violence dans cette région ?
Tu sais, Pa, quand j’entends des informations comme ce qui s’est passé récemment (massacre de dix jeunes coupeurs de bois, le 21 novembre dernier), je suis meurtri. C'est parce que suis foncièrement attaché à ma région que je ne reconnais plus, avec tout ce qui s’y passe en ce moment.
Quelle Casamance as-tu connu ?
Ah, c’est la Casamance où il faisait bon vivre, avec la verdure, la richesse culturelle… Moi, aujourd’hui, mon leitmotiv, c’est que cette crise puisse s’estomper et que ce ne soit qu’un mauvais souvenir. C’est le combat de ma vie, c’est cela ma raison de vivre, aujourd’hui.
C’est quelque chose qui me tient à cœur. Que cela passe par le sport ou par les emplois, l’investissement humain, peu importe, l’essentiel est qu’il y ait la paix. Moi, à mon petit niveau, j’essaie d’apporter quelque chose. J’étais content quand ils ont gagné la coupe du Sénégal (il parle du Casa Sport, club fanion de la région de Casamance), et on a fait un geste spontané. Ils savent qu’ils ont besoin de moi, ils peuvent compter sur moi.
La Can 2012 approche, mais il y a encore le cas de l'entraîneur Amara Traoré. Que penses-tu du débat autour de ses prétentions salariales ?
Je trouve cela lamentable ! Je trouve ça triste. Qu’on soit là à se poser la question de savoir si on doit augmenter ou pas, je trouve cela honteux. Moi, je fais partie de ceux qui ont fait venir Bruno Metsu, j’ai assisté à toutes les négociations, à combien il a démarré et à combien il est passé quand il a qualifié l’équipe du Sénégal. Je connaissais le salaire de Guy Stéphan qui avait 15 millions, Metsu en avait 13 et Kasperzack, dont j’ai dénoncé la nomination car j’avais pensé que c’était la plus grosse imposture qu’on nous imposait, avait 20 millions. Aujourd’hui, Amara qui est venu avec humilité prendre l’équipe nationale, qui a réussi, avec son équipe, au-delà de ce qu’on lui demandait, on lui refuse le salaire qu’il demande parce qu’il est sénégalais. Est-ce qu'il ne mérite pas les 12 millions qu’il demande ?
C’est la-men-ta-ble ! Je me suis toujours battu pour qu’on essaie de promouvoir l’expertise locale, qu’on lui donne les moyens. A un mois de la Coupe d’Afrique, qu’on en soit là à se poser la question si on doit prolonger ou pas le contrat d'Amara, je dis que c’est vraiment triste et honteux pour le football sénégalais.
Quel conseil donnes-tu au ministre des sports ?
Qu’on donne à Amara ce qu’il réclame. Il demande qu’on lui double son salaire, il le mérite. Mais, est-ce que dans ce pays on fait la promotion du mérite ou bien c’est du marchandage de tapis qu’on fait ? Amara mérite ce salaire. Ce n’est pas quelqu’un qui tend la main ?
On est à la veille de la présidentielle prévue le 26 février 2012. Que dis-tu de la situation qui prévaut actuellement ?
Qu’on le veuille ou pas, la situation économique, sociale et politique au Sénégal, c’est très compliqué. On est là, à Paris, mais on vit avec comme une épée de Damoclès sur nos têtes. J’espère que ça ne va pas dégénérer. A chaque que fois que je me réveille, j’ai cette hantise. Moi, j’ai connu la Côte d’Ivoire, j’ai eu la chance d’aller partout, et quand je vois ce qu’on a au Sénégal et que pour des raisons politiciennes, partisanes, on risque de plonger dans la violence, j’ai peur. Je prie tous les jours qu’on n'en arrive pas à cela.
Que les gens qui sont au fait des choses fassent attention parce que l’avenir jugera. Qu’on essaie de se mettre au-dessus de toute considération partisane, parce qu’aujourd’hui, pour nous qui sommes à l’étranger, moi en tout cas, je suis inquiet. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a une crise des valeurs. C’est le plus gros problème du Sénégal en ce moment. Quand je vois certaines invectives à la télé, comment les gens parlent à la télé, comment les gens s’habillent, cette démission des parents, des enseignants, j’ai mal et ça me désole pour mon pays. Qu’on essaie de revenir aux bonnes mœurs. On ne parle que d’argent, de là à en perdre nos valeurs, ça me fait peur.
Pa Assane SECK