Quand le monde hésitait face à l’apartheid
Parmi tous ceux qui célèbrent sa mémoire aujourd’hui, certains ont tout fait pour le disqualifier, en traitant l’ANC d’organisation terroriste, n’hésitant pas à présenter le régime de l’apartheid comme un allié nécessaire dans la lutte contre l’expansion du communisme dans cette région du monde. Ils portent une lourde responsabilité dans la prolongation inutile d’un système condamné.
La France, pour sa part, a décidé, au début de l’été 1985, de rompre avec le consensus mou des pays occidentaux, d’en finir avec les ambiguïtés de sanctions inefficaces et de prendre résolument position contre ce régime, moralement inacceptable, parce qu’il violait les droits de l’homme les plus élémentaires, et politiquement dangereux, parce qu’il prenait à contre-pied notre politique africaine de coopération.
Rappel de l’ambassadeur
Elle demande alors un renforcement des sanctions et rappelle son ambassadeur. Le gouvernement sud-africain ne s’attendait pas à une telle fermeté de la part d’un pays qui avait autrefois soutenu les Boers contre les Britanniques et qui avait plus récemment construit la centrale nucléaire de Koeberg, la seule du continent africain.
Craignant la contagion et les conséquences d’un isolement accru, il mobilise tous ses réseaux . Le lobby « sud-africain » à Paris se déchaîne. Dans une démarche dérisoire, on fait même défiler des « happy immigrants », évidemment tous blancs, devant l’ambassade à Pretoria, quelques jours après l’arrivée du nouveau « chargé d’affaires » que j’étais.
Les instructions que j’avais reçues à mon départ soulignaient en effet que ma mission consistait à prendre une posture nettement anti-apartheid, en s’appuyant sur les éléments de la société civile qui étaient hostiles à la prolongation de ce système inique, en marquant notre solidarité avec ses victimes et en entrant en relation avec l’entourage de Nelson Mandela.
J’ai donc pris contact, en arrivant sur place, avec les principaux ambassadeurs présents à Pretoria, avec les représentants de la communauté française, avec les journalistes et les chefs d’entreprise de Johannesburg, ainsi qu’avec la plupart des personnalités représentatives de la société civile.
Tout le monde craignait une aggravation du niveau de la violence, alors qu’elle explosait déjà dans les townships malgré l’état d’urgence, et souhaitait avant tout une transition pacifique.
Mais certains s’accommodaient cependant d’une répression brutale, sans autre perspective que la recherche d’une hypothétique « troisième voie », par exemple avec Mangosuthu Buthelezi.
Les Américains, pour leur part, plaçaient beaucoup d’espoir dans ce qu’ils appelaient « l’engagement constructif », en se plaçant délibérément dans une approche de dialogue plus que de sanctions, en mettant l’accent sur la sécurité régionale en Afrique australe, mais ils regrettaient que le Président Pieter Botha tienne cette stratégie en échec en refusant obstinément l’indépendance de la Namibie.
Les ambassades d’Australie et du Canada étaient surtout préoccupées du nombre croissant de Blancs anglophones souhaitant émigrer dans leurs pays. Les Allemands, les Italiens, les espagnols multipliaient les contacts avec la société civile. Les Britanniques se demandaient si l’Afrique du Sud pourrait un jour réintégrer le Commonwealth.
Le rire de Desmond Tutu
Lors de ma première visite à monseigneur Desmond Tutu, alors évêque anglican de Johannesburg, il me raconta l’embarras des fonctionnaires de l’apartheid lorsqu’ils avaient dû rédiger le passeport que l’on pouvait difficilement lui refuser pour aller chercher son prix Nobel de la paix à Oslo, à la fin de l’année précédente.
Que mettre en face de la rubrique « nationalité » ? Un Noir ne pouvait pas être citoyen sud-africain. Il devait être rattaché à un bantoustan, l’un de ces « Etats » créés pour les besoins de la cause et dont l’indépendance n’était reconnue que par l’Afrique du Sud.
Avec son légendaire éclat de rire, mon interlocuteur s’écrie : « “ Not yet determined ”, c’est tout ce qu’ils ont trouvé… et inscrit à la rubrique correspondante du passeport… sud-africain ! »
Je me suis trouvé confronté à ce problème des Etats fictifs le jour où une compatriote médecin a été arrêtée et maltraitée par la police du Bophuthatswana, où elle était venue travailler dans un dispensaire. J’ai évidemment refusé de traiter avec une entité que nous ne reconnaissions pas et j’ai finalement obtenu sa libération par les autorités sud-africaines.
Cette absurdité du système conduisait aussi le gouvernement à prendre chaque année des décrets de reclassification ou de déclassification d’une catégorie à une autre pour rectifier des erreurs d’enregistrement à la naissance (par exemple, un Métis reclassifié Blanc ou déclassifié Noir, avec toutes les conséquences que cela pouvait avoir sur sa vie, comme le montre le film français tourné clandestinement à l’époque : « Classified people »).
Par ailleurs, pour faciliter la circulation d’hommes d’affaires japonais ou taïwanais dans des lieux interdits aux non-Blancs, l’administration pouvait les nommer « Blancs d’honneur », sans craindre le ridicule d’une telle situation !
Contacts avec la société civile
Mais de nombreux acteurs de la société civile étaient hostiles à ce système, qu’il s’agisse du « South African Council of Churches » (qui regroupait toutes les Eglises chrétiennes, à l’exeption de l’Eglise réformée hollandaise blanche), des responsables de grands groupes comme l’Anglo-American ou la De Beers, d’associations de femmes comme le Black Sash, de membres des professions libérales ou d’intellectuels (dont les écrivains Nadine Gordimer, André Brink ou J.M. Coetzee).
Nous avions des rencontres et des discussions très fréquentes avec eux, mais aussi avec des membres de l’United Democratic Front (comme le pasteur Allan Boesak, au Cap), avec des leaders syndicaux (comme Cyril Ramaphosa, qui venait de créer la centrale unifiée Cosatu), avec l’un des avocats de Nelson Mandela, maître Ismaïl Ayob, avec sa femme Winnie Mandela, et avec l’ami de la famille, le docteur Nthato Motlana.
Il était bien entendu impossible de rendre visite à l’illustre prisonnier, mais les circonstances ont fait qu’il a été possible de l’approcher par médecin français interposé, lorsqu’il a subi une intervention chirurgicale.
Plusieurs pays occidentaux avaient évoqué l’idée d’envoyer des « observateurs médicaux ». Refus catégorique du gouvernement de Pretoria. Mais le spécialiste français était déjà en route, avec son visa touristique. J’accueille donc le professeur Bernard Lobel, qui fait le lendemain la connaissance de l’urologue sud-africain désigné pour opérer. Il l’invite à venir au Cap avec lui. Après quelques péripéties avec la police, Nelson Mandela exige et obtient de voir le médecin venu de France et lui demande de transmettre un message de sympathie et de remerciements.
Noël de lutte à Soweto
Pour se rendre dans les townships où vivaient les Noirs, il était préférable de se faire accompagner par un familier des lieux, ne serait-ce que parce que les routes ne comportaient aucun panneau de signalisation et parce que la police en bloquait régulièrement l’accès.
Ce sont assez souvent des religieux qui m’ont servi de passeurs, comme par exemple monseigneur Nkoane, près de Pretoria, ou le père Lafont, curé de la paroisse de Moletsane à Soweto, où j’ai été invité à passer la nuit de Noël 1985, en témoignage de solidarité.
Veillée extraordinaire, au cours de laquelle les « freedom songs » l’ont emporté sur les cantiques. Avec une grande gravité, on chantait « Nkosi Sikelel’iAfrica », futur hymne national sud-africain.
Nelson Mandela a affranchi les Noirs, les Métis et les Asiatiques du joug de l’apartheid et il a, dans le même temps, soulagé l’homme blanc de sa mauvaise conscience.
Pour ce faire, il a négocié, en imposant à ses geôliers les conditions de sa libération et en prônant le pardon et la réconciliation au sein de la « nation arc-en-ciel ». Il est vrai qu’il a aussi renoncé à bouleverser l’ordre économique du pays et qu’il a bénéficié de la fin de la guerre froide, pour faire de l’Afrique du Sud un grand pays émergent.
Claude Blanchemaison
Ambassadeur de France à la retraite