90 bougies pour un immortel
Le 28 juillet 2012, au siège d’Enda Tiers-monde à Dakar, la sociologue et essayiste malienne Aminata Dramane Traoré appelait les intellectuels africains à s’acquitter de la « dette de sens » consistant à «outiller les jeunes intellectuellement, théoriquement et politiquement».
« Ils (les jeunes) doivent être outillés intellectuellement, théoriquement, politiquement, pour décrypter ce qui se passe chez nous en relation avec ce qui se passe ailleurs», disait-elle au cours d’un débat sur la crise au Nord-Mali alors sous le contrôle de divers groupes djihadistes.Parmi les intellectuels du continent, qui se sont évertués à s’acquitter de cette «dette de sens », l’historien, physicien et homme politique sénégalais Cheikh Anta Diop occupe une place de choix.
Il est, à bien des égards, un repère solide dans ce monde si tourmenté. Né le 29 décembre 1923, cet homme au destin singulier aurait eu 90 ans, ce dimanche. Plus de vingt-sept ans après sa disparition physique, on se rend bien compte que cette immense personnalité est partie trop jeune (62 ans) ! Mais son immense oeuvre défie le temps et les esprits, lui accordant le statut, plus que mérité, d’un immortel.
En voilà donc un anniversaire qui mérite d’être célébré. Lorsque ses compatriotes – comme l’ont déjà fait les peuples de nombreux autres pays africains et de la Diaspora - auront saisi la portée de ce travail de titan qui nous poursuit comme pour rappeler l’impérieuse nécessité d’instaurer un nouvel ordre, alors commencera la grande entreprise de réconciliation avec nousmêmes.
Parce que nous nous aurons rendu compte et compris que nos cultures portent en elles les ingrédients de notre salut. Que nous ne sommes ni meilleurs ni pires que les autres…
Il y a dans la démarche scientifique et dans la posture morale et intellectuelle du savant sénégalais une grande force et une énergie qui lui assurent une autorité et une légitimité que l’on n’a nullement besoin d’imposer ou d’aller chercher auprès d’institutions étrangères dont la spécialité a été de refuser, pendant longtemps à l’homme noir, à la fois histoire, culture et capacité de créer des valeurs humaines.
Dans son ouvrage Cheikh Anta Diop ou l'honneur de penser (Editions L'Harmattan, Paris, 1989), le sociologue et anthropologue camerounais Jean-Marc Ela (1936-2008) soutient que « pour gérer l'héritage de cet homme de science, il faut retrouver cette capacité de créer qu'il a voulu faire naître en chaque Africain », invitant les jeunes Africains à « relire sans passion une oeuvre incontournable qui demeure un défi à l'intelligence de notre temps ».
Il est aujourd’hui clair que, plus de vingt ans après la chute du Mur de Berlin (1989) - événement qui a laissé sur le carreau une génération engluée dans les débats souvent stériles sur les idées de Marx, Engels, Mao ou encore Trotsky, de tous les dirigeants et intellectuels de son temps, il a été l’un des rares, sinon le seul, à comprendre que la langue, élément qui porte avec le plus de force une culture et une identité, est d'une importance vitale pour un peuple qui veut rester debout et réaliser des progrès.
En ce jour anniversaire de sa naissance à Caytu, petit village situé au coeur du Baol, saluons la figure du politique qui n'a jamais vécu pour les honneurs, n'a jamais pu être corrompu par un quelconque bien matériel. Lorsque l’on voit les ravages que la course à l'argent provoque dans notre pauvre pays, on prend la mesure d’une telle attitude.
Et on rendrait un immense service à la jeunesse de nos pays en lui montrant que la politique ne doit pas être un instrument de promotion individuelle ou un moyen de s'en mettre plein les poches. Immortel, avons-nous dit.
Cheikh Anta Diop l’est assurément, tant il est reconnu qu’il s’est livré corps et âme à l’expression de vérités essentielles à la présence des peuples d’Afrique au banquet de l’humanité : l'historicité des sociétés africaines, le travail sur les langues nationales, la primauté de la sécurité sur le développement, la souveraineté nationale, l’Etat fédéral, la question énergétique, etc.
L’impasse dans laquelle se trouvent nos sociétés, causée en grande partie par une aliénation culturelle aux racines profondes, doit nous inciter à aller à la recherche et à la (re)découverte de cet homme dont le précieux travail peut nous aider à voir que nous ne sommes pas sur le bon chemin, à nous réconcilier avec nous-mêmes, même si c'est difficile avec les forces intérieures et extérieures qui s'y opposent, à arrêter d'entretenir le mépris de nous-mêmes et de renoncer avec une facilité déconcertante à notre culture, des attitudes que nous sommes presque les seuls à avoir au monde.
L'écrivain Boubacar Boris Diop, un de ses disciples, a l'habitude de dire que Cheikh Anta est peut-être parti avec le sentiment qu'il n'a pas réussi à faire adhérer un grand nombre de ses compatriotes à ses convictions. En reprenant à notre compte son œuvre et en s'inspirant de celle-ci et de sa posture d'homme politique intègre, nous pouvons montrer qu'il a semé des arbres dont l'Afrique peut valablement se nourrir des fruits.
Essayons, pour voir la différence avec la pratique ayant cours depuis plus de cinquante ans. Pour faire en sorte que, pour tout le monde, il soit « plus présent mort que vivant », selon l’expression de Boris Diop. Si Cheikh Anta est aujourd’hui appelé à la rescousse par une jeunesse maintes fois trahie par ses élites politiques, c’est en grande partie parce qu’il avait cherché et obtenu, on doit le reconnaître, un positionnement dans l’Histoire.
Une démarche qui est en train de lui donner raison sur de nombreuses questions. C’est en cela qu’il n’est pas mort. Le maître qu’il est et restera a déjà parlé et montré une voie de salut. Notre faute est de ne l’avoir pas écouté. Mais nous pouvons nous rattraper.
Il n’y,a aucune fatalité. Cheikh Anta Diop a pu réussir, en 1954 avec l’ouvrage fondateur Nations nègres et culture, à démonter, dans un contexte hostile, les thèses qui ont justifié la funeste colonisation. Il est alors bien possible de relever la tête. Cela équivaudrait à payer une petite partie de l’immense dette que nous avons envers lui.
ABOUBACAR DEMBA CISSOKHO
Journaliste - Dakar