L’État dans le tourbillon d'impératifs contradictoires
Dans un monde en crise, la terre est devenue un enjeu pour beaucoup d’acteurs du monde rural. Entre convoitises économiques et volonté de sauvegarde du terroir, ils s’activent pour la promotion de leurs modes d’exploitation. L’État, par une série de mesures, tente de concilier les impératifs d’une agriculture traditionnelle et développement d’une agriculture industrielle.
Depuis la crise alimentaire de 2008 et le processus d’accaparement des terres qui s’en est suivi avec la Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance (GOANA), le foncier est au centre des préoccupations des populations rurales.
Ces dernières craignent de se faire ‘’spolier’’ leurs terres par des promoteurs privés. À la fois objet traditionnel et bien économique, la terre représente un symbolique identitaire très fort dans nos terroirs.
D’après Cheikh Oumar Ba, directeur exécutif de Initiative prospective agricole et rurale (IPAR), le nombre de surfaces cultivables au Sénégal est de 3,8 millions d'hectares dont seulement 2,5 millions sont cultivées annuellement. Soit un taux de mise en valeur de plus de 65%.
Sur ces surfaces, seulement, 5 % soit 125 000 ha sont dévolus à l’agrobusiness, alors que 90 % (2 375 000 ha) sont occupées par l’agriculture familiale avec un potentiel de terres irrigables de 400 000 ha.
Cette agriculture familiale côtoie de grandes exploitations agricoles maraboutiques (surtout en production pluviale), une agriculture d’entreprise concentrée dans les zones irriguées (Delta du fleuve, ou les Niayes) et quelques sociétés d'agrobusiness comme la Société de conserves alimentaires du Sénégal (Socas).
Les principales cultures au Sénégal sont les céréales, avec une production annuelle de 560.000 tonnes de mil, 247.000 tonnes de mais, 296.000 tonnes de riz paddy et 715.000 tonnes d’arachide pour l’année 2011. Malgré tout, la production peine à satisfaire le marché local qui fait appel aux importations, pour combler la fourniture en produits céréaliers. Des besoins qui ont atteint 211 milliards en 2010.
Depuis plus d’une dizaine d’années, les mesures prises par les gouvernements successifs se heurtent à beaucoup d’obstacles comme le manque d’intrants, d’équipements agricoles, et le problème majeur de la maîtrise de l’eau. Devant tous ces problèmes, les tenants de l’agriculture familiale et ceux de l’agrobusiness pensent détenir la solution.
«Le forcing de l'Etat»
En effet, une lutte féroce est engagée entre les deux tenants de deux modes d’exploitation. Pour Ibrahima Sène, responsable du Parti de l’Indépendance et du Travail (PIT), l’État du Sénégal a opté pour de promouvoir l’agrobusiness au détriment de l’agriculture familiale en promulguant la loi no 2011-07 du 30 mars 2011, selon un décret signé par Macky Sall.
Cette loi ainsi que le vote du code de l’urbanisme de 2008, loi n° 2008-43 du 20 août 2008 portant organisation de la propriété foncière, visent à promouvoir la constitution de réserves foncières au service de privés ; ceci dans le but de permettre à l’État de mettre en place sa politique de modernisation de l‘agriculture qui passe par la promotion du secteur privé agricole, affirme t-il.
‘’Cette loi va permettre à l’État d’immatriculer directement des terres du domaine nationale, sans l’avis des conseils ruraux, pour les attribuer à des privés sous forme de propriété privée’’, ajoute t-il.
Néanmoins, ces réformes de la loi 45-64 du 17 juin 1964 sur le domaine national, qui répertorie toutes les terres non classées et non immatriculées et qui consacre la socialisation des terres, se heurte à l’hostilité des populations locales, qui considèrent les droits sur les terroirs inaliénables.
Ceci malgré, les décisions des conseils ruraux qui délibèrent sur l’affectation et la désaffection des terres, d’après le rapport du Conseil des organisations non gouvernementales d’appui au développement (CONGAD) en 2012.
Par ailleurs, selon Mariama Sow, coordonnatrice d’Enda-Pronat, cette lutte intègre aussi le cadre de la lutte de la préservation de l’environnement, car les privés sont souvent tentés d’utiliser des pesticides pour augmenter les rendements des sols, accélérant ainsi leur dégradation des sols et les rendant inutilisables pour les populations locales, affirme t-elle.
‘’L’agriculture familiale, qui assure la moitié de la production agricole au Sénégal, est aujourd’hui menacée. L’agrobusiness qui monopolise 800.000 ha au Sénégal principalement dans le Nord avec la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS), Sen éthanol, qui occupent les meilleures terres, prône une exploitation agricole dédiée pour la plupart à l’exportation ; ce qui peut devenir un frein dans notre course vers l’autosuffisance alimentaire que tente de préserver l’agriculture familiale’’, déplore t-elle.
Rapprochement
Dans sa quête d’autosuffisance alimentaire, l’État du Sénégal a été tenté de favoriser les promoteurs privés pour stimuler la production locale. Ceci passe par une reforme du foncier, avait déclaré l’ex premier ministre Abdoul Mbaye. Ainsi, le Conseil national pour la réforme foncière (CNRF) chargé de réfléchir sur la reforme foncière au Sénégal a été lancée, le 12 décembre 2012.
Cependant, ses travaux restent dans l’expectative ; entre temps les petits paysans encadrés par les structures comme le Conseil national de concertation des ruraux (CNCR) réclament plus de moyens et d’encadrement afin de relever le défi de l’autosuffisance, a indiqué Marius Dia, responsable de l’Appui technique au Cncr.
Les acteurs des petits exploitations, qui représentent l’écrasante majorité des exploitants agricoles, ne sont pas contre un rapprochement avec les privées. «Nous sommes prêts à collaborer avec les sociétés de l’agrobusiness si elles nous offrent les techniques efficaces pour une meilleure maîtrise de l’eau», assure Malick Diack, habitant de Ndombo dans le département de Richard Toll.
Une coexistence pacifique est jugée possible si les promoteurs privés sont prêts à s’implanter à l’intérieur des terres qui nécessitent de gros aménagements en laissant le Walo, (les terres proches du fleuve) aux populations locales, déclare t-il pour satisfaire les deux parties.
La discorde autour des biocarburants
En 2009 Les projets de l’entreprise Jatropha Technology Farm, filiale d’une firme italienne qui voulait acquérir 50.000 ha pour la production de 100 m3 de Jatropha par jour s’est heurté à l’hostilité des populations de la communauté rurale de Nétéboulou, région de Tambacounda ; ceci malgré l’aval du conseil rural au démarrage des activités, d’après le rapport de l’Ipar d’avril 2012.
Mais les conseillers ruraux n’ont pas pris en compte les réticences des populations, qui refusent que leurs terres soient affectées dans une zone où les seuls espaces non occupés sont constitués par les forêts classées, hors du champ de compétence du conseil rural, toujours selon le rapport de l’Ipar.
De même qu’a Fanaye en 2011, quand les populations se sont soulevées contre la décision du conseil rural d’attribuer 20 000 ha à Sen éthanol, pour la production d’huile de tournesol ; ce qui a poussé ce dernier à s’installer à Ngnith.
Ces deux exemples constituent les faiblesses des investissements agricoles surtout en déphasage des modes d’exploitation des populations souvent plus attirées par les cultures vivrières que par le biocarburant.
Pour Cheikh Oumar Ba, il est devient urgent pour le Sénégal de choisir la ou les formes d’exploitation des terroirs, entre la volonté de parvenir à l’autosuffisance alimentaire en privilégiant l’agriculture familiale, ou l'option pour une agriculture industrielle, avec recherche de gain et de profits.
Dans tous les cas, indique Mariama Sow, il s'imposera toujours une meilleure implication des populations dans les organes de décisions, en dépit des incertitudes sur l'avenir des terres avec la mise en œuvre de l’acte 3 de la décentralisation.
Mamadou Makhfouse Ngom