«La magie Wade opère encore car la rupture prônée n'est pas effective»
Historien et chercheur, auteur de nombreux articles sur le devenir des sociétés africaines, Mamadou Diouf passe en revue dans cet entretien les faits saillants d'une actualité nationale dominée surtout par le retour de Me Abdoulaye Wade. Directeur de l'Institut d'études africaines (IAS) de l'Université de Columbia, Diouf est d'avis que le retour du «sorcier» à «l'inimaginable irresponsabilité» a cependant offert à une frange de Sénégal l’occasion de manifester sa frustration et ses attentes déçues par rapport au régime de Macky Sall.
Que vous inspire le retour de Wade au Sénégal ?
Que la magie opère encore ! Une magie qui fait feu de tout bois, de la démagogie au populisme, à l’inimaginable irresponsabilité de la part d’un ancien président. La réception grandiose dont il a bénéficié ne signifie pas un retour en grâce. Il est tout simplement l’index de l’absence de perspective. Je ne parle même pas de rêve - depuis l’installation du nouveau régime.
Le retour du «sorcier» a offert à une partie de la population sénégalaise l’occasion de manifester sa frustration et ses attentes déçues. Wade a entretenu le suspense - va-t-il venir ou non ? - et la suspicion, en accusant Macky Sall et son régime de l’empêcher de revenir. Il est ainsi parvenu à s’installer au cœur de l’actualité politique. Il continue de fasciner les journalistes sénégalais sachant qu’il fait vendre du papier et crée l’événement. Beaucoup de curieux se sont en conséquence joints au mouvement. Ils sont allés voir de près ce qui restait du magicien.
L’accueil réservé à Wade est un puissant message envoyé au nouveau président et à son parti. Regretter Wade que les Sénégalais ont renvoyé sans ménagement est un signal très fort qui risque d’avoir des conséquences désastreuses sur les élections locales très proches et la future élection présidentielle. L’accueil témoigne certainement de la profondeur des dégâts causés par la gouvernance de Wade. Il signale la faiblesse de l’opposition sénégalaise dont la vitalité sinon l’existence repose sur un vieux monsieur.
Êtes-vous de ceux qui pensent que l'ancien chef de l’État est revenu pour déstabiliser le pays ?
Il a le droit de revenir. Le Sénégal est son pays. Aucune loi ne l’empêche de revenir dans son pays. En revanche, il faudra qu’il choisisse entre le statut d’ancien président de la République et celui de chef d’un parti d’opposition. S’il choisit la seconde option, il doit être traité comme un citoyen ordinaire à qui la loi doit être appliquée dans toute sa rigueur s’il contrevient aux lois et règlements.
Macky Sall peut-il imposer ce choix à Wade lorsque lui-même refuse d’abandonner la direction de son parti suite à son élection à la présidence de la République ? Le vrai problème, c’est la personnalité même de Wade. Il ne dispose que deux modes d’action politique : l’affrontement et la déstabilisation, étroitement associés à des récompenses ou des sanctions. Ce sont les Sénégalais qui ne doivent pas le suivre dans cette direction. Si Wade arrive à déstabiliser le Sénégal, c’est la preuve que les ruptures promises n’ont pas été entamées, que les attentes ont été déçues.
Que pensez-vous de l'attitude des familles religieuses qui ont appelé Wade à cultiver la paix ?
Elles ne font que jouer leur rôle et fonction sociale. Elles semblent avoir pris conscience que l’entreprise de dissociation du politique et du religieux dans laquelle les Sénégalais se sont engagés paraît avoir atteint sa vitesse de croisière d’une part et, d’autre part, la diversification de l’offre politique maraboutique ou confrérique a entraîné l’ouverture de chantiers politiques par des marabouts qui sont devenus des entrepreneurs politiques (créant des partis ou rejoignant des partis constitués). Il est clair que les années Wade et l’activisme religieux qui les a caractérisées, ont entraîné une corrosion de leur légitimité. Wade leur offre une occasion unique de se refaire.
Wade est-il une menace sérieuse pour Macky Sall ? Celui-ci devrait-il faire libérer Karim comme le demandent certains marabouts ?
Non, je ne crois pas. Sa magie n’opère plus. Je ne pense même pas qu’un retour dans l’arène pour la bataille présidentielle à venir est dans son agenda, même si paradoxalement, il demeure l’incontestable animateur de l’opposition. La survie du PDS semble dépendre de sa présence dans l’espace public : un autre signe de la mauvaise santé de la démocratie sénégalaise. C’est un père qui essaie de tirer son fils des griffes de la justice, ce qui est tout à fait naturel. Pense-t-il y parvenir en exerçant une intense pression politique sur le nouveau régime ? Je pense que oui, parce qu’il est resté enfermé dans la logique de l’exercice du pouvoir qui a caractérisé son ''règne'' : la règle du chantage.
A celle-ci est bien sûr associée la mobilisation des marabouts pour intercéder en faveur de la libération de son fils. Le nouveau régime qui a fait de la lutte contre la corruption et le pillage des deniers publics le ''récit'' de la rupture, peut-il accéder à cette demande sans perdre totalement sa crédibilité et sa rhétorique performative dont les échos résonnent avec force dans la société civile et les jeunes ? C’est un pari dont il est difficile aujourd’hui d’évaluer les conséquences, après la réduction draconienne des sommes que ''l’héritier'' est accusé d’avoir détournées. Le régime a perdu une partie de sa crédibilité sur cette question...
La traque des bien supposés mal acquis doit donc aller jusqu'à son terme ?
C’est une entreprise qui s’est enlisée à cause de sa politisation. Elle aurait du être menée avec discrétion, célérité et laissée entièrement aux mains de la justice. Devenue un objet de conversation de ''grands-places'' et appliquée sélectivement, la traque des biens mal acquis est dans une impasse.
Finalement, quelle lecture faites-vous de la situation actuelle du pays ?
Sur le plan économique, le pays est mal en point. La situation politique est caractérisée par un sentiment général d’enlisement. Les grandes questions de l’emploi des jeunes, de la crise de l’enseignement supérieur, de l’approfondissement de la démocratie et de la justice sociale sont comme en suspens. La rupture promise reste à l’état des vœux pieux. C'est le temps d'une certaine rhétorique qui tente désespérément de masquer l’inaction et l’indécision. On a le sentiment que la logique de la gouvernance inaugurée par l’ancien président colle encore aux souliers et escarpins de la nouvelle classe dirigeante.
Donc selon vous, la rupture annoncée par le président Sall n'est pas réelle ?
Malheureusement non. C’est l’absence de signes évidents de rupture avec les pratiques de l’ancien régime (les querelles de position à l’intérieur de l’APR, l’accaparement ou la revendication de toutes les positions institutionnelles de leadership...) qui s’est manifestée dans l’accueil populaire dont a bénéficié l’ancien président Wade.
On a vu le commissaire de la police centrale de Dakar se déplacer pour entendre Serigne Modou Kara chez lui à propos des tenues que portent ses talibés préposés à sa sécurité. Est-ce une faiblesse de l’État ?
Bien sûr que c’est une faiblesse. Les citoyens ne sont-ils pas égaux devant la loi ? Le candidat Macky Sall avait fait preuve d’un extraordinaire courage politique en affirmant avec force ce principe. Ce traitement d’un marabout est un recul si l’on considère cette position du candidat et l’espoir soulevé par l’action de l’État et de l’administration de la justice face à un autre marabout qui a eu et a toujours maille à partir avec la loi.
On pensait que désormais la règle maraboutique ne s’exercerait plus sur l’espace public sauf à assurer la paix, la stabilité et la sécurité. La pression de la règle maraboutique est probablement la contrainte la plus sérieuse à l’approfondissement de la démocratie de la société sénégalaise.
Il est beaucoup question ces temps-ci du Plan Sénégal Émergent. Pensez-vous que le PSE est la recette miracle pour sortir le Sénégal de la pauvreté ?
Il n’y a pas de recette miracle mais on a une idée des ingrédients indispensables à l’ouverture de chantiers qui participent au développement économique et social et à la lutte contre la pauvreté. Il faut un leadership éclairé au service du bien public ; un diagnostic précis et informé de la situation économique, sociale, culturelle et politique ; une vision partagée des principaux acteurs de la société ; un horizon d’une génération pour la réalisation du futur retenu ; une mobilisation permanente de la société ; un calendrier, une distribution des responsabilités et un contrôle permanent des tâches retenues, accompagnées de sanctions. L’axe autour duquel s’enroule une telle stratégie est bien sûr la volonté politique.
Le PSE répond-il à toutes ces conditions ?
Certainement pas. Mais il offre une base pour commencer une discussion informée, autant sur le diagnostic que sur les propositions de sortie de crise et de réalisations des conditions de décollage économique. Il est indispensable d’organiser dès maintenant la concertation pour poursuivre la réflexion ouverte par le Plan Sénégal Émergent.
Les élections locales du 29 juin sont-elles un danger pour le président de la République et son parti ?
Certainement. Les Sénégalais mesurent à sa juste valeur leur bulletin de vote. Ils sont capables de sanctionner durement un pouvoir qui ne répond pas à leurs attentes.
La coalition Benno Bokk Yaakaar a implosé avec la confection des listes pour les locales. Comment voyez-vous la recomposition politique qui se dessine à l'horizon ?
C’est peut-être, au registre politique, la seule bonne nouvelle. D’une part, la culture des alliances a installé une tradition néfaste à la démocratie et entretenu la transhumance sans permettre de mesurer le vrai poids des partis politiques, en particulier les partis présidentiels qui prétendent dominer l’espace politique et l’appareil administratif et économique. D’autre part, l’explosion de Benno Bokk Yaakaar va certainement permettre l’émergence de mouvements représentatifs locaux au service de la population locale. Une telle situation participerait puissamment à l’approfondissement de la démocratie sénégalaise.
On accuse les intellectuels d'avoir une part de responsabilité dans ce qui se passe pour avoir cessé de dénoncer les tares de la société sénégalaise.
C’est une accusation facile et sans fondement. Les intellectuels constituent une petite minorité dans la société et dans les appareils politiques et de décision. Il est vrai qu’ils doivent jouer un rôle de vigie et adopter une position critique. Malheureusement, ce n’est pas le cas pour beaucoup d’entre eux qui sont préoccupés par la réussite et mettent leur expertise au service des politiciens. A mon sens, la responsabilité dans la situation actuelle est celle des citoyens et d’une culture qui étouffe l’émergence d’une communauté et d’une culture civique au service du bien commun.
PAR IBRAHIMA KHALIL WADE