''Il y a du laxisme et un manque de vision envers la culture''
En prélude à son grand défilé final de ce soir, Adama Paris s'est confiée à EnQuête. Dans cet entretien, la fondatrice de la Dakar Fashion Week parle de ses coups de gueule, ses cadets stylistes. Pour ensuite s’exprimer sur les questions qui font l’actualité brûlante de la mode au Sénégal et sur sa chaîne de télévision.
Vous déplorez un manque de soutien de l’État à la Dakar Fashion Week. Quel est votre sentiment par rapport à cette situation?
Sincèrement, je pense que c’est juste une sorte de laxisme ou de manque de vision envers la culture, en général. Cela dit, même si on est un événement qui roule et qui roulera avec ou sans le soutien de l’État, je pense qu'il faut tout faire pour pérenniser l’événement et en faire un moment fort, surtout par rapport aux autres Fashion Weeks africaines. Et pour y arriver on a besoin de l'appui de l’État.
Il est vrai que je prône l’initiative privée et que je suis la preuve vivante qu’on peut démarrer de rien et y arriver. Mais des fois, on est un peu frustré d’avoir la reconnaissance des autres et pas celle des siens. En fait si je suis reconnue, c’est grâce à ce que je fais ici. La Dakar Fashion Week, c’est un combat que je même à bout de bras depuis douze ans. Il faut soutenir des créateurs comme Collé Ardo, Oumou Sy et les autres stylistes. Chacun de nous fait énormément pour la culture et l’image du Sénégal. C’est mon coup de gueule.
Par rapport aux défilés en eux-mêmes et par rapport à vous et votre image, quel est le style qui définirait Adama Paris?
Résolument moderne. On va dire‘’Afropolitain’’. Moi, j’aime une mode multiculturelle, universelle mais tout en gardant une touche africaine. Cette touche africaine, ce n’est pas seulement le tissu mais aussi la façon de présenter les choses. J’aime les filles authentiques, au teint très noir et aux cheveux courts et naturels qui représentent la quintessence africaine. À ces filles, on fait porter le style presque européen. C'est ça la multi culturalité, c’est ça Adama.
On a vu des choix assez étonnants (ou éclectiques) dans la liste de stylistes qui présenteront des collections cette année…
Oui. On a un créateur de Dubaï. Il fait dans l’habit classique des Émirats. C’est-à-dire avec tout ce qui fait le charme du Kaftan, mais avec des couleurs flamboyantes. C’est du travail d’orfèvre, fait à la main, avec des strass Schwarovsky. C'est vraiment exceptionnel! De plus, le public africain et sénégalais en est très friand car les créateurs marocains ont toujours été plébiscités lors des précédentes Fashion Weeks.
Autre exemple, notre créatrice de sacs, Candy Page, fait des choses intéressantes. Et c'est ici qu’elle fait faire ses sacs. Ce sont donc des sacs fabriqués au Sénégal, par des artisans sénégalais, qu’elle vend dans une des boutiques les plus renommées aux États-Unis. Ce qui m’importe, c’est la promotion de l’Afrique : la créatrice est peut-être américaine mais les artisans sont africains. Et ils sont capables de travailler aussi bien avec elle qu'avec les ateliers de Dior ou d’autres.
Quand vous créez vos collections, comment imaginez-vous tout ce qui est en dehors du vêtement?
Quand je pense une collection, je pense avant tout à comment ça va faire. Et si l’image ne me plaît pas, la collection ne me plaira pas. Y a d’autres créateurs qui pensent la forme, qui dessinent. Moi, c’est vraiment l’image de ce que je veux projeter que je décline en vêtement.
C’est pour ça que j’aime m’entourer et travailler avec des gens qui sont, comme moi, jusqu’au-boutistes dans leurs idées. Cette année, j’ai travaillé avec une jeune photographe, Sarah Diouf, qui est très bonne dans ce qu’elle fait.
Ce qui est bien, c’est de s’entourer des gens qui ont la même mentalité que vous et donc peuvent traduire le même souci du détail. Car je pense que c’est vraiment ça le plus important, d’autant plus qu’en Afrique, on a toujours tendance à nous identifier à des choses non abouties, mal organisées, visuellement pas bien ou encore qui n’ont pas de réflexion derrière. Ce que je veux montrer, c’est que chacun peut faire le métier qu’il fait et être excellent. En cela, je suis fière de toujours travailler avec des Sénégalais, mais qui ont une réelle démarche artistique défendable devant n’importe quelle personne.
Parlez-nous des nouveaux créateurs sénégalais. Prenons l’exemple de Selly Raby Kane. Que pensez-vous de son travail?
Selly, je pense que sa mode à elle est complètement artistique et que c’est ça qui fait sa force et sa différence. Sa mode n’est pas commerciale. C’est une pure artiste, cette fille. Mais une mode qui interpelle n’est pas forcément, de mon expérience, une mode qui marche. La mode qui marche ou la musique qui marche, partout à travers le monde, c’est du commercial. Après, il y a des niches. Je pense que Selly fait partie de ces niches-là…
De ces gens qui proposent des choses différentes. Et la mode qu’elle fait, elle ne sera pas mise par beaucoup de personnes parce que les gens ne la comprennent pas. Son univers est comme un code. Les novices ne pourront pas le déchiffrer, seulement les gens qui sont sensibles à l’Art. Mais, fondamentalement, je pense que l’Afrique a besoin de gens comme elle car la mode, ce n’est pas simplement une robe portable. La mode, c’est fait pour être rêvé. C’est artistique! Après, il y a très peu de gens comme ça qui arrivent, il faut se dire la vérité, car les gens sont très terre à terre et ils achètent ce qui leur ressemble.
Là où c’est intéressant, c’est qu’elle est aussi capable de décliner des choses assez portables mais tellement fraîches, tellement nouvelles. Bref, j’aime beaucoup sa mode et j’ai vraiment été très peinée qu’elle ne puisse pas participer au défilé de Guédiawaye de la Dakar Fashion Week, ce samedi.
Pensez-vous que ces genres d’initiatives vont se multiplier?
Je pense que ça va se faire dès lors que les jeunes oseront vivre leur passion. C’est risqué, c’est dangereux car on laisse une vie derrière et c’est pour ça que je pense qu’il n’y a que les passionnés qui peuvent y arriver. Il faut de la passion pour pouvoir mettre les choses ‘’safe’’ de côté et montrer ses tripes comme le fait, justement, Selly.
Est-ce très important la dimension commerciale dans le processus de la Dakar Fashion Week ?
Oui. Si on l’a intégré, c’est qu’il y avait un réel besoin pour les créateurs de rencontrer le public. C’est surtout ça. Qu’il y ait vente ou pas, je pense que tous les créateurs aiment cette rencontre avec des gens qui touchent leurs tissus et leurs posent des questions. Je pense qu’avant, ça a manqué. Certes, il y a des ventes qui se font mais ce n’est pas du volume. L'expo vente, c’est vraiment et avant tout un moment de rencontre avec nos vêtements et le public.
Des gens se seraient manifestés, au Sénégal et à l’étranger pour participer à l'événement. Qu'en est -il exactement?
La structure, depuis douze ans qu'elle existe, a formé pas mal de personnes. Moi-même, j’ai dû me former et former les gens. Il ne faut pas perdre de vue que je suis devenue productrice justement parce que je ne trouvais personne pour faire ce que je voulais. Je me suis improvisée pro de la mode par passion ou, surtout, par bon sens et depuis quelques années, on ramène plein de jeunes. Donc oui, j’aime croire qu’on est en tout cas une structure qui forme les gens à pas mal de métiers de la mode.
Mais, en fait, où trouvez-vous vos stylistes?
Au début, on restait des mois à les chercher sur le net. On regardait des photos, on allait sur des blogs etc. Mais, maintenant, c’est le contraire. C’est ça la pérennité.
Nos stylistes nous appellent, nous écrivent et nous soumettent jusqu’à six de leurs modèles. Ensuite, une commission de créateurs constituée de moi, de photographes et d’autres personnes examine leur travail avant de recourir au vote.
On a instauré ce système pour qu’il y ait du renouveau et aussi pour que je n’aie pas tendance à faire du copinage. Donc ce n’est pas que moi, il y a d’autres personnes qui peuvent dire non. Et on vote au finish suivant des critères de diversité, de qualité. Parce que l’idée, c’est aussi de faire en sorte que ces créateurs, quand ils viennent, vendent des choses.
Le côté commercial est peut-être à hauteur de 15% des choix, mais sur tant de designers, quelques-uns font des choses fabuleuses et improbables mais le reste, lui, propose des choses toutes simples. Et vendables.
Qu'est-ce que vous montrez sur votre chaîne de télé lancée cette semaine?
Nous avons commencé à diffuser au Sénégal depuis avril dernier. Nous montrons une mode made in Africa. Tout simplement. La mode africaine faite par nous et vue par nous. 70% du temps d’antenne, c’est des défilés et catwalks des différentes Fashion Weeks d’Afrique et de la diaspora. Le but est de vraiment montrer ce que les Africains font ici et ailleurs. Après il y a des émissions du genre de ‘’Celebrity’s closet’’, qui ouvrent les portes des garde-robes de stars au public ; des portraits de modèles qui sont tendance et filmés pendant leur travail; des Fashion news. L'on essaye de décortiquer la mode africaine pour le public. Je veux que cette télévision marche comme un blog, c’est vraiment l’idée.
Sophiane Bengeloun