Il faut « décoloniser la francophonie » !
La francophonie semble souffrir d’un handicap congénital qui résulte de sa date de naissance et de l’identité de ses pères fondateurs. Née vers le milieu des années 70, soit dès le lendemain des indépendances africaines, la francophonie a été portée sur les fonts baptismaux par un groupe de Chefs d’Etats d’anciennes colonies françaises (les présidents Senghor du Sénégal, Tsiranana de Madagascar, Diori du Niger et Bourguiba de Tunisie, un ancien protectorat).
D’emblée elle fut perçue par les élites africaines auxquelles elle s’adressait prioritairement avec un sentiment mêlé d’acceptation institutionnelle et de suspicion intérieure, voyant en elle comme un prolongement masqué de la volonté assimilationniste de l’ancien pouvoir colonial. Ainsi, tandis que certains comme Senghor qualifiait la langue française de « trésor » de l’héritage colonial, d’autres tel l’écrivain algérien Kateb Yacine en parlait comme « d’un butin de guerre » !
Cette double perception radicalement opposée résume toute l’ambivalence du projet francophone qui dès son origine se voulait porteur et continuateur des valeurs humanistes et démocratiques véhiculées à travers le temps par la langue française de la révolution de 1789, tandis que ses destinataires lui contestaient cette prétention au regard du passé colonial de la France.
Aujourd’hui, bien loin des années 70, la francophonie reste encore prisonnière de cette image conservatrice, « vieille France », et désuète notamment auprès des jeunes francophones d’Afrique qui l’expriment soit par une indifférence affichée soit par des reproches qu’ils adressent à la France sous le couvert de la francophonie. Mais on peut aussi voir derrière ces discours critiques l’expression d’attentes déçues face aux défis du monde actuel et de demain.
Car, s’il est incontestable que par sa stature et son action le Président Abdou Diouf a considérablement accru l’influence et l’autorité politique de l’institution francophone, le partage d’une même langue et le patriotisme linguistique suffiront t- ils encore aujourd’hui à mobiliser et fédérer les énergies des jeunesses francophones, notamment celles des pays en développement, autour de l’idéal francophone ?
Face à une mondialisation devenue sans limites ni frontières, la francophonie doit offrir une vision alternative non plus à partir du seul centre de décision que serait la patrie de la « mater linguae » mais en prenant en compte toutes les multiples visions portées par les nations qui la composent. Il ne s’agit pas d’un changement de posture mais d’un profond changement de paradigme ; bref, d’une véritable révolution des mentalités francophones.
« Décoloniser »la francophonie est avant tout œuvre intellectuelle et idéologique. C’est accepter de renouveler le concept même de francophonie tel qu’il fut élaboré à l’origine et en faire une relecture et actualisation à la lumière du contexte de mondialisation. Mais cet exercice de décolonisation doit s’opérer dans les deux sens : les francophones de l’hémisphère Sud devront à leur tour renoncer à l’approche accusatrice fondée sur le passé et accepter de se projeter vers l’avenir !
La francophonie a su jusqu’à présent consolider les bases de systèmes démocratiques notamment en Afrique. Mais la grande majorité des sociétés de la famille francophone sont encore en transition vers des Etats –Nations fondés sur le droit, la citoyenneté, le pluralisme confessionnel. Aujourd’hui, ces sociétés constituent un espace –temps de prédilection pour les valeurs prônées par la francophonie. Pouvoir prendre en compte les interrogations et attentes de cette partie importante du monde francophone requiert une approche proactive, offensive et non plus défensive , et surtout porteuse d’idées nouvelles issues des différentes visions africaine, caribéenne, asiatique et européenne présentes en francophonie . Les actions communes qui découleront d’une telle stratégie protéiforme auront d’autant plus d’impact et de visibilité qu’elles auront pour elles la légitimité de la convergence et de l’appropriation collective.
Il en est de même pour l’universalisme de la langue française qui devra être posée en des termes radicalement nouveaux. L’avenir de cet universalisme dépendra pour une large part de la reconnaissance et la prise en compte des principales langues endogènes, notamment africaines, préexistant dans l’espace francophone. Une approche décolonisée consisterait précisément non plus en leur simple acceptation aux côtés du français mais à les faire entrer en débat et en dialogue entre elles et avec le français. On pourrait imaginer une initiative d’envergure visant à des traductions d’œuvres littéraires et des productions culturelles du français vers ces langues et inversement, ce qui réunirait en une même démarche innovante langues, patrimoines et racines.
Mais le projet francophone n’aura de sens au regard de l’histoire de l’humanité et des civilisations d’essence latine que s’il contribue à réduire l’incompréhension entre Nations ,en offrant une vision crédible et alternative face à l’inéluctabilité d’un modèle unique capable de porter à la fois les aspirations des peuples appauvris et des pays riches .
C’est ce qu’ont voulu rappeler chacun en ce qui le concerne, le Président Diouf et la candidate canado-haïtienne, Mme Michaëlle Jean en invoquant l’époque des Lumières comme le référent historique par excellence des valeurs de la francophonie. Certes, aujourd’hui les risques d’un ’obscurantisme planétaire existent mais toute réponse sérieuse devra s’attacher à la recherche des causes profondes et ne pas s’en tenir aux seuls symptômes.
A cet égard la brillante idée de M Jacques Attali d’une Union Francophone constitue une perspective d’avenir mais surtout un défi puisqu’il s’agit d’une association de pays de niveaux économiques inégaux autour d’un objectif commun et de frontières à définir . Encore une fois, une langue commune ne fait pas une économie commune, encore moins un marché commun ! Face aux lois implacables du marché mondial, les pays francophones sauront ils trouver une manière propre et autonome de « faire de l’argent entre eux », de produire des richesses et des biens ? C’est souhaitable et mérite d’être entrepris avec foi et clairvoyance surtout quand l’on sait les forces et les faiblesses du monde francophone.
Et c’est précisément ce qui milite en faveur d’une telle entreprise qui pourrait ,si elle aboutissait, sortir le monde de la désorientation actuelle , notamment les jeunesses en leur proposant des engagement ambitieux mais concrets .Ce futur ensemble consacrerait ce dépassement tant attendu d’une francophonie culturelle vers une francophonie du développement solidaire , c'est-à-dire véritablement décolonisée et retrouver enfin cet esprit des Lumières.