‘’On va faire du mbalax mais . . .’’
Djiby, Cheikh Tidiane et Aliou Guissé sont une bande de musiciens mais aussi des frères de sang. Absents de la scène musicale nationale depuis quelque temps, ils comptent revenir en force très bientôt avec un double album. L’un des deux est une compilation du répertoire des auteurs de ‘’Siré’’ et il est déjà disponible sur l’international. Le deuxième sortira courant 2015 et la musique sera plus rythmée que ce qu’offrait généralement le trio. Dans cet entretien réalisé avec Cheikh Guissé (ndlr qui a dû partir avant la fin pour une urgence) et Djiby Guissé, ils parlent de leur rapports personnels, de leurs vies en dehors du monde musical, de leurs projets et bien sûr de leur nouvelle production intitulée ‘’Made in Sénégal’’.
Made in Sénégal est sorti depuis quand ?
Djiby Guissé : il est sorti ce mois-ci. Il y avait des retouches à faire. Pour le choix des morceaux, nous avons laissé la latitude au producteur de le faire. On lui a fait écouter plein de titres quand même avant. Depuis 2008, on n’a pas sorti d’album et depuis 20 ans, on tourne. On a voulu à travers ce projet rafraîchir la mémoire de ceux qui nous suivent. Après, nous allons sortir un album avec de nouveaux titres.
Quel est le dénominateur commun entre tous ces titres ?
Cheikh Tidiane Guissé : Ce projet-là, c’était beaucoup plus pour les musiques étrangères. Même le ‘’Siré’’ qu’il y a ici n’est pas le ‘’Siré’’ que les Sénégalais connaissent. Ce titre, on l’a joué avec un groupe de jazz. L’album qui va sortir au niveau national est beaucoup plus coloré à la sauce sénégalaise. On sait qu’au Sénégal, les gens adorent une musique qui fait bouger. Nous ne faisons pas cette musique qu’une partie du public attend ou cette musique très connue ici, mais quand même dans cet album, on met un peu plus de rythme. Parce que depuis quelque temps, on tente de travailler avec d’autres musiciens pour changer un peu la photographie du groupe. Depuis 20 ans, les Frères Guissé, c’est Aliou avec ses percussions, Djiby et Cheikh. Les gens ont envie et nous-mêmes avons envie de changer cela. Depuis quelque temps, nous travaillons avec Dembel Diop à la basse et Rane au clavier. Ils vont un peu changer avec nous la couleur de la musique et l’image du groupe.
D. G : Tous les morceaux presque ont été joués en collaboration avec des musiciens étrangers. Il y a un duo avec une Hollandaise qui fait du folk et qui s’appelle Léonie Jansen. On a aussi chanté avec l’Américaine Jennifer Chase dans ‘’Anta Madjiguène Ndiaye’’. On y rend hommage à une esclave qui s’est battue pour être libre et libérer d’autres esclaves. Elle est représentée dans un très grand musée en Floride. Il y a une chanson que nous avons partagée avec un musicien du Brésil. C’est pour expliquer l’itinéraire par lequel on est passé. On a sillonné les continents et avec cet album, on veut montrer à la face du monde ce qu’on a pu réaliser sur l’international. Il y a au moins une trentaine d’artistes qui ont joué dans cet album.
Allez-vous faire ce mbalax que vous ne trouviez pas conforme aux standards internationaux ?
C.T.G : Ça ne sera pas ce mbalax-là. Mais la musique des Frères Guissé améliorée. Je crois que ce mbalax, il faut le laisser aux ‘’mbalaxeurs’’.
Pourquoi avez-vous senti ce besoin de changer la façon de composer votre musique ?
C.T. G : Aujourd’hui, nous avons envie de montrer d’autres couleurs et mettre des rythmes découverts à l’étranger dans ce que nous faisons. La musique sénégalaise ne s’arrête pas au mbalax, au yella des pulaars ou aux sonorités du Sine. Il y a beaucoup d’autres choses à découvrir et à vanter.
Vous avez un album pour le public sénégalais et un autre pour le public étranger. Cela signifierait-il que la musique sénégalaise doit s’adapter suivant les publics ?
C.T.G : On est conscient du fait que 90% des Sénégalais préfèrent la musique de danse. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a des Sénégalais qui adorent la musique d’écoute, la musique douce, la musique recherchée. Il faut reconnaître quand même que ceux qui dépensent pour la musique, qui sortent, c’est ceux qui dansent. Les Frères Guissé sont des gens qui se sont mis à part pour donner à ce petit public qui adore la musique d’écoute du plaisir. Nous nous ‘’sacrifions’’ pour ces gens-là. Nous n’allons pas faire cette musique très demandée par le public mais nous nous rapprochons un tout petit peu d’elle pour emmener ces gens vers ce que nous faisons et avoir leur attention.
D. G : Je me demande si c’est un pour le Sénégal et un pour l’étranger. Parce que, ce qu’on fait ici, c’est ce que nous faisons à l’étranger. J’entends souvent les gens dire que l’Occidental ne peut pas danser le ‘’mbalax’’. Non ce n’est pas là la question. Ils ne connaissent pas la musique mieux que nous. Ils ne font pas non plus une musique meilleure que la nôtre. Seulement, il faut leur ouvrir une brèche. Il y a une certaine rigueur à respecter dans l’arrangement. Il faut un peu plus d’ouverture pour pouvoir vendre sur l’international. On a enregistré un nouvel album que nous comptons sortir mais ce n’est pas du mbalax. Il y a la couleur mbalax dedans. On ne va pas entendre ce que les gens ont l’habitude de faire ici. On dit que la musique n’a pas de frontières mais elle n’a pas de couleur non plus. Nous sillonnons le monde mais le public le plus important pour nous, c’est le public sénégalais. C’est un public qui nous manque des fois. Il y a parmi ce public une tranche qui ne comprend pas vraiment ce que l’on fait parce que comme l’a dit Cheikh, c’est un public qui aime les rythmes. C’est les pieds d’abord. Nous, on sait en général que ce qu’on fait est une musique d’écoute. Nous voulons maintenant faire plaisir à tous ces gens-là. Nous ne voulons pas rester dans notre coin et rester incompris.
Vous êtes donc à la reconquête du public sénégalais ?
C.T.G : Ce n’est pas une reconquête du public. Ce n’est pas dans cette idée mais nous avons besoin de revoir ce public sénégalais. Nous même avons senti effectivement qu’on était beaucoup plus à l’étranger qu’au Sénégal. Cela ne signifie pas forcément qu’on a perdu ce public sénégalais mais notre musique était beaucoup plus demandée à l’étranger qu’ici. Cela a peut-être pu être une erreur, nous nous sommes beaucoup plus donné à l’étranger. Pendant longtemps, beaucoup de gens ne nous voyaient plus sur scène. Ils ont cru que le groupe n’existait plus. On est là et le groupe continue de se battre.
D. G : Le Sénégal reste le Sénégal et il faut faire des fois ce que les gens aiment. Le plus important pour nous, ce n’est pas d’être téléguidé par le public. Nous, notre public nous suit. Nous le contrôlons. Nous ne sommes pas un orchestre mbalax conditionné par son public. C’est différent. On met un pied dedans pour ressortir tout de suite après dans ce registre qu’est le mbalax.
Pourquoi n’avoir pas fait le choix de rester en Occident où votre musique est aimée, adorée et comprise ?
C. T. G : Ça aussi, c’est un autre problème. Parce que ces Européens-là, ces organisateurs ou ce public-là, ce qu’ils veulent réellement, c’est de la musique exotique. Ils l’aiment quand elle vient vraiment de l’Afrique. Quand on débarque à l’aéroport avec ‘’l’odeur de Dakar’’, avec les djembés, les tenues traditionnelles africaines, les gens nous attendent. Notre calendrier est suivi. Ils savent que nous allons jouer ici et là-bas avant de rentrer au pays. C’est cela qu’ils recherchent. Venir s’installer en Europe ou ailleurs dans les pays du nord donne moins de chance.
D.G : Au fond de nous-mêmes et la raison exacte, nous ne le saurons jamais. D’abord on reste convaincu qu’il est possible de réussir au Sénégal. Il est possible aussi de changer les choses au Sénégal. Et c’est pas évident d’y arriver en restant en Europe. Quand on le fait, on est comme un Européen. Les inspirations ne seront plus les mêmes. Les sentiments s’éveillent plus ici qu’à l’extérieur. Sur le plan financier, peut-être, rester en Europe peut être mieux. Mais il n’y a pas que l’argent qui compte. Le plus important pour nous, c’est de nous sentir bien dans ce que nous faisons et parvenir à sortir la musique qu’on veut. C’est peut-être dommage de tourner beaucoup à l’extérieur et de laisser un vide ici. On reste malgré tout constant dans ce qu’on fait et c’est l’essentiel.
Pourquoi vous n’avez pas sorti d’album depuis 2008 ?
D.G : Depuis quatre ans, on a beaucoup plus tourné dans les Amériques. On a voulu déplacer notre dernier album vers là-bas après une promotion en Europe. Cela nous a permis de beaucoup travailler et de faire des recherches. Un album qui sort doit avoir quelque chose de spécial par rapport au précédent. Donc, il faut des recherches et nous trouvons le chemin pour cela. Nous avons enregistré 20 à 25 chansons au minimum actuellement. Nous ne sortirons que 16 titres. Le reste, on ne l’utilisera que pour les médias. Car l’autre album qu’on compte sortir sera très différent de tout ce qu’on a fait jusque-là.
Cet album pour le Sénégal va sortir quand et que comptez-vous proposer dans celui qui va suivre?
D.G : Cela va sortir au cours de cette année. Celui qui suivra sera très différent musicalement et sur le plan du concept.
Ce sera quoi ?
D.G : Je ne peux pas encore le dire. On va virer vers autre chose, on ne va pas le dire. On a trouvé ce qu’on veut faire. Il faut nous attendre. C’est une identité qu’on va proposer.
Certains voient à travers les Frères Guissé les héritiers de Seydina Insa Wade. Acceptez-vous de porter cet héritage ?
D.G : Oui avec fierté, bonheur et honneur.
Vous trouvez des similitudes dans ce que vous faites ?
D.G : Oui parce que toute chose a des initiateurs. On ne peut pas s’inspirer du néant. Ce que nous faisons, je ne dirais pas que c’est nouveau. On ne fait qu’essayer de parfaire des choses. Nous avons commencé très tôt la musique. On n’avait même pas 15 ans à l’époque. C’est ça qui fait que chez nous, la musique, c’est comme de l’eau qui coule. Et Seydina est le précurseur de la musique acoustique au Sénégal. On partait le voir en concert et on l’enregistrait avec des walkmans. On le faisait parce qu’on apprenait. Quand on aime quelque chose, on devient prisonnier de cette chose. Seydina est l’un des premiers Sénégalais à avoir fait de l’acoustique à l’étranger. Seydina représente beaucoup pour nous et nous l’avons accompagné jusqu’à sa dernière demeure. Nous sommes fiers que des gens voient en nous les héritiers de Seydina Insa Wade.
Dans tous les albums des Frères Guissé, on retrouve une chanson sur la Femme. Quels sont vos rapports avec la gent féminine ?
D.G : La réalité est que tout tourne autour de la femme. La femme est comme de l’oxygène. On en a besoin pour vivre. On ne peut rien faire sans elle. Il faut toujours une femme à nos côtés. Nous sommes en Afrique. La tradition veut que ça soit l’homme qui aille chercher de quoi entretenir sa famille et la femme reste à la maison. C’est elle qui éduque, qui cuisine et qui prend soin de la famille et de la maison. La femme, c’est de l’or. Notre rôle est de la garder, de prendre soin d’elle et de la rendre plus rayonnante. On veut lutter pour de meilleures conditions de vie des femmes. Elle a un rôle à jouer dans le monde moderne. Elle doit trouver une place de valeur dans cette société.
Un groupe, ça part en éclat, ça revient généralement. Mais cela n’a jamais été le cas chez vous. Comment faites-vous ?
D.G : Après 20 ans, on est encore ensemble parce que ce qui nous lie, c’est Dieu. Ce lien est très fort parce que cela va au-delà de la musique et de la richesse. Partout où on va, on peut être prospère. Mais les sentiments n’ont pas de prix et on essaie de les sauvegarder. En ce moment par exemple, on a fait un break. On a tellement tourné qu’à un moment, on a voulu se libérer. Chacun de nous va faire ce qu’il souhaite. On monte nos projets personnels chacun de son côté. Après, on se retrouve pour les projets des Frères Guissé. On essaie toujours de trouver la bonne harmonie pour mettre chacun à l’aise.
En dehors de la chanson, Djiby, Cheikh et Aliou font quoi chacun de son côté ?
D.G : Cheikh fait de la photographie. Les photos que vous voyez ici (ndlr il pointe un doigt sur des tableaux accrochés çà et là dans le salon où ils recevaient l’équipe d’EnQuête), c’est lui qui les a faites. Elles ont été exposées à la Coupe du monde en Afrique du Sud. Il est aussi un réalisateur de film. Il est en train de monter un film sur Omar Blondin Diop. On monte ici à la maison parce qu’on y dispose d’un home studio. Il a filmé pendant 2 ans après avoir eu l’accord de la famille d’Omar Blondin Diop. Le film est prêt. C’est moi qui ai fait la musique du film et je lui ai cherché quelques interviews. Mais ça reste entièrement le film de Cheikh Guissé. Moi, personnellement j’ai ma boîte de production qui s’appelle H-Prod. Je fais de l’évènementiel, des jingles, des musiques de publicité, des publireportages. Je suis un apporteur d’affaires aussi. J’ai des agents commerciaux qui vont aller chercher des clients pour les télévisions et ces dernières me paient après. J’ai une assurance, c’est Alliance Assurance. Je trouve des clients pour Alliance qui me paie afin que je puisse payer mes agents. Aliou est actuellement au Canada pour ses propres affaires.
Quelle affinité entretient chacun des frères?
D.G : Djiby est plus proche de Cheikh. Je suis son aîné de 5 ans. C’est moi qui l’ai poussé à faire de la musique alors qu’il n’avait que 15 ans. Donc, je peux dire que c’est moi qui l’ai éduqué et encadré. Depuis cet âge, il a toujours été à mes côtés. Les gens pensent que c’est lui mon aîné. Mais je suis le plus âgé du groupe. Aliou a ses diplômes en coupe. Cheikh est un brillant mécanicien. C’est de son atelier que je le sortais pour qu’on aille prester en concert. C’est normal qu’on soit complice. Aliou par contre est mon cadet d’un an. Il vient juste après moi. Généralement quand c’est comme ça, les frères ont souvent des démarches divergentes. Aliou était dans le théâtre, c’est en 1995 qu’on l’a intégré dans le groupe. Alors qu’avec Cheikh, ça remonte à 1988. Aliou est un rastaman lui.
Vous deviez animer une soirée en l’honneur des Sérères pour magnifier le cousinage à plaisanterie le 2 avril passé. Pourquoi vous ne l’avez pas fait ?
D.G : La soirée ‘’sérère jaamu toucouleur’’, c’est moi-même qui devait l’organiser. J’avais pris les devants pour cela. C’est à cause d’une signature que cela ne s’est pas tenu. Mais on compte la faire. Car la stabilité sociale au Sénégal n’est pas un hasard. Des faits remontant de longtemps ont fondé cela. On est parent et rien ne peut changer la donne. Les Sérères, les Diolas et les Halpulaar sont des parents directs. On parle de l’histoire d’Aguène et de Diambogne mais on oublie qu’elles étaient avec une autre de leurs sœurs qui est haal pulaar. C’est elle qu’on n’a pas retrouvé jusque-là. Ainsi, si les Sérères sont les ‘’esclaves’’ des Toucouleurs, les Diolas les ‘’esclaves’’ des Sérères cela signifie que les Diolas sont naturellement les ‘’esclaves’’ des Toucouleurs (rires).
BIGUE BOB