Quand "La thèse du complot ne tient pas"
Le régime de Bachar el-Assad aurait-il commandité l'attentat du 18 juillet à Damas qui a tué quatre responsables de l'appareil sécuritaire, de peur d'être trahi ? Nombreux, y compris parmi les opposants au régime, sont ceux qui le pensent. Thomas Pierret, spécialiste de la Syrie, trouve cette hypothèse "invraisemblable" selon l'Express.
Le régime de Bachar el-Assad a-t-il orchestré l'attentat qui, le 18 juillet à Damas, a décapité une partie de son appareil sécuritaire? L'hypothèse, jugée peu crédible au départ, est désormais considérée avec sérieux par plusieurs observateurs et opposants. Ceux-ci pensent que le régime aurait pu vouloir se resserrer autour d'un noyau dur afin d'éviter toute tentative de coup d'Etat. Cependant, estime Thomas Pierret, maître de conférences à l'université d'Edimbourg et spécialiste de la Syrie, "les pertes ont été bien supérieures aux bénéfices".
L'hypothèse d'une manipulation du régime pour expliquer l'attentat qui a frappé l'appareil sécuritaire à Damas, le 18 juillet, et tué quatre hauts responsables, est de plus en plus souvent évoquée. La jugez-vous crédible?
Je n'y crois pas. Deux arguments sont avancés pour étayer les soupçons d'une manipulation du régime. D'abord, le fait que les habitants du quartier n'ont rien remarqué alors que l'attentat a eu lieu en plein jour. Cela n'est pas particulièrement troublant: nul besoin de démolir un bâtiment pour assassiner des personnes dans une salle de réunion. Une petite charge, ne provoquant aucun dégât visible sur le bâtiment, à peine audible à l'extérieur, a pu suffir à tuer les gens à l'intérieur. L'attentat manqué contre Hitler [le 20 juillet 1944, "opération Walkyrie", ndlr] s'est déroulé de cette façon. Sauf que, dans ce cas, Hitler n'était pas du bon côté de la table.... Et il serait logique qu'une charge introduite par un agent double soit très petite et calibrée, pour éviter d'être détectée.
L'autre argument sur lequel s'appuient les défenseurs de cette thèse est qu'aucun poids lourd des services de renseignements n'était présent à cette réunion de la cellule de crise [officiellement créée pour piloter la répression, ndlr]. Assef Chaoukat, beau-frère d'Assad est mort dans l'explosion, mais il n'avait plus autant de pouvoir qu'avant.
Mais le beau-frère d'Assad était pourtant un homme clé de cette cellule et, plus largement, de l'appareil sécuritaire, n'est-ce pas?
C'est le rôle même de cette cellule de crise qui était exagéré. D'après un très bon connaisseur du régime syrien avec lequel je me suis entretenu il y a deux mois, ce n'est pas là que les décisions les plus cruciales sont prises. A mon avis, elle n'a été créée que pour faire croire que la crise était gérée de manière institutionnalisée. C'est une illusion: le régime a détruit les institutions den l'Etat. En Syrie, le pouvoir est concentré dans les mains du clan présidentiel et des directeurs des principaux services de renseignements.
L'élimination de ces responsables a pourtant permis de resserrer le régime autour d'un noyau dur...
Oui, le premier cercle est constitué des familles Assad [dont Maher, le frère de Bachar, ndlr] et Makhlouf [la famille de la mère de Bachar el-Assad, ndlr], notamment Rami, puissant homme d'affaires, et surtout Hafez, un chef des services de renseignements. Mais je crois que le régime n'a pas envie de donner cette image. Il veut convaincre qu'il s'appuie sur un appareil d'Etat, et non sur quelques familles. Il veut donner une image rassurante.
Le rôle de la cellule de crise décapitée par l'attentat était surestimé
De plus, les pertes ont été bien supérieures aux bénéfices. Le choc psychologique a été énorme. Beaucoup ont pensé que le régime était fini. En admettant que ces responsables préparaient un coup d'Etat, ce que soutiennent les défenseurs de la thèse de la manipulation, il y avait d'autres solutions moins risquées. Au lieu de tous les tuer, créant un choc psychologique qui déstabilise les troupes, le régime aurait mieux fait d'éliminer l'élément le plus fort du groupe et de neutraliser les autres. En leur retirant toutes leurs prérogatives et en les assignant à résidence, comme cela se fait parfois.
On a aussi dit que l'Armée syrienne libre (ASL), qui a revendiqué l'attentat, n'avait pas les moyens de préparer et mener une attaque si sophistiquée.
Je pense que ses membres en ont les moyens. L'ASL connaît beaucoup mieux la structure du régime syrien que la CIA, ou tout autre service de renseignements occidental. Le régime de Damas est en effet très opaque, et les services de renseignements occidentaux disposent de peu d'informations sur lui. Un mouvement d'opposition en partie constitué et dirigé par des officiers ayant fait défection en sait logiquement plus.
De plus, beaucoup de membres du régime se sentent aujourd'hui menacés, et sont prêts à livrer des informations - la défection restant difficile - pour se protéger en cas de chute du clan Assad. Il y a sans doute plusieurs personnes qui feignent la loyauté au régime, mais qui informent discrètement les opposants, pensant ainsi s'acheter une assurance pour la suite.
l'Express