Les finances passent au rouge
Le secteur culturel, particulièrement celui de la musique, est en pleine traversée du désert, une fois de plus. Le contexte ne se prête pas pour des spectacles, les signaux financiers sont au rouge. Mais pour les musiciens, la vie humaine vaut plus que des millions.
Cette période de vacances aurait dû être celle des vaches grasses, pour le secteur de la culture. Habituellement, les artistes et musiciens en profitent pour se refaire une santé financière. Mais cela, c’était avant 2020. Secoués par la 3e vague de Covid-19, les acteurs du monde de la musique décrivent une ‘’situation catastrophique’’. Pour preuve, ces dernières semaines, on a assisté à l’annulation de plusieurs concerts. Les artistes ont, de leur propre chef, reporté ou annulé leurs prestations, en guise de prévention. Une autre manière pour eux de lutter contre le variant Delta.
Dans ce sillage, le groupe Raam Daan a suspendu bon nombre de ses prestations, comme l’atteste son manager M. Koné : ‘’Depuis presque deux semaines, on a tout arrêté de notre propre initiative. Vu la situation, l’artiste Wally Seck a décidé d’arrêter ses activités. On devait jouer lors d’un dîner-gala à Mbour, la semaine dernière. On avait un concert prévu au stade de Rufisque qui a été annulé, le weekend dernier. On devait jouer vendredi, samedi et dimanche aux Almadies, au cours de soirées et enfin, on était chargé d’animer le face-à-face Bombardier-Balla Gaye 2. Comme vous le constatez, ça fait beaucoup déjà et ce n’est pas très agréable.’’
Les répercussions de ces annulations sont évidemment d’ordre financier. A préciser que le gain d’une prestation en discothèque varie entre 8 et 11 millions de francs CFA en fonction de l’affluence. Quant au dîner-gala, on peut s’attendre à 20 ou 25 millions F CFA. La rentabilité d’un concert tourne autour de 15 à 18 millions (si la logistique est prise en charge par l’organisateur). En somme, les pertes financières sont lourdes.
Une réalité qui, selon Mamadou Koné, nécessite qu’il y ait une marge de travail pour les acteurs. ‘’Si on ferme totalement tout, de quoi vont vivre les musiciens ? C’est compliqué. Nous sommes un pays sous-développé et les choses ne marchent pas comme nous l’aurions souhaité. Nous n’avons pas d’industrie musicale locale, ni de subvention. Ce sera compliqué’, insiste-t-il, dépité.
Le 24 juillet à Louga, le rappeur Nitdoff devait prester à l’occasion du traditionnel ‘’Show of the year’’. Un concert qui a finalement été reporté. ‘’On fait partie des plus affectés par la pandémie. Lors de la première vague, on a eu à annuler le spectacle du 4 avril 2020, alors qu’on avait déjà payé la salle. C’est pareil aujourd’hui. Mais, cette fois, nous avons-nous-mêmes pris la décision de reporter celui de Louga, à une semaine du concert. On avait déjà tout calé et tout payé (salle, une avance pour la sonorisation, la gendarmerie, la perception de la Sodav). Le ‘Show of the year’ allait faire voyager les gens. Beaucoup devaient quitter Dakar pour Louga. Mais face à l’augmentation des cas, l’artiste nous a proposés de le reporter. Tout le monde connaît l’impact de ce show dans le milieu culturel. On ne voulait pas voir les cas exploser à Louga’’, explique le promoteur du spectacle Mamadou Diop. L’impact financier est loin d’être négligeable, mais il estime que la vie humaine, menacée par la propagation du virus, n’a pas de prix. Le plus important, c’est de ‘’combattre le virus plutôt que de calculer l’argent’’.
‘’On essaie de s’adapter’’
Du côté de la maison de production Prince Arts, on a opté pour une révision du planning. Les sorties de singles et de vidéos se poursuivent, mais les spectacles sont suspendus jusqu’à nouvel ordre, ou du moins jusqu’à ce que le niveau de contamination baisse. Selon sa directrice générale, l’espoir qu’un nouveau jour se lève reste la dernière option.
‘’Quoiqu’on puisse dire, la maladie est bien là. Mais on essaie de s’adapter, parce que ça va bientôt faire deux ans qu’on ne travaille pas. C’est clair que les gens n’auront plus de revenus. Espérons que la situation s’améliore très bientôt. Espérons que cela se réalise dans deux à trois semaines. Il est évident que la culture repose sur le spectacle. S’il n’y en a pas, ce sera dur pour tout le monde (entreprises culturelles, artistes)’’, a dit Ngoné Ndour.
Toujours en raison du contexte sanitaire, le format de l’émission ‘’Sen Petit Galé’’ a été réaménagé ; elle se déroulera à huis clos, sans public.
Le 11 juin dernier, l’artiste Ash The Best a sorti un album intitulé ‘’Dibéer’’, afin de justement profiter de cet été pour la promotion. Malheureusement, elle coïncide avec les ravages du variant Delta. Selon son manager, les plans vont également être réaménagés. ‘’’Dibéer’ est un album enchantant, relax pour les dimanches qui sont des jours de retrouvailles en famille, de joie et de souvenirs. Certainement, il y aura une réadaptation des formules que nous avons prévues, car actuellement, on ne peut pas se produire dans de grandes salles ou faire de grands concerts. C’est quasi impossible. On peut juste jouer dans des restaurants, des bars avec un nombre très limité. Cependant, tout le monde n’a pas accès à ce genre de lieu. C’est un public au nombre assez limité et même pour cette option, les gens sont un peu réticents. Et là même notre propre responsabilité est engagée. Heureusement que nous avons Internet, on va essayer de voir si on peut faire des prestations de live streaming juste pour la promotion de l’album’’, renseigne Malick Sy. Espérant trouver la bonne formule, le staff de l’artiste invite les Sénégalais à faire preuve de responsabilité, en respectant les mesures barrières.
‘’On ne peut que se conformer aux directives des autorités de la santé, ajoute-t-il, notamment le ministère. Bien vrai qu’on est très impacté, on est habitué à drainer les foules, à se frotter aux gens, à interagir avec eux. Tout ce qu’on peut faire, c’est trouver des formats où la distanciation sociale est respectée, le port du masque et le lavage de mains. Mais on n’est jamais sûr à 100 % que les gens le respectent. Il y a même au Sénégal des gens qui ne croient pas à cette pandémie. Pour l’heure, on a annulé les grands événements que nous avions prévus, en attendant de voir le bout du tunnel’’.
Tout faire pour freiner la propagation du virus
Une chose est sûre : nos interlocuteurs sont conscients de l’ampleur de la situation. Ce nouveau variant a bouleversé presque toutes les certitudes scientifiques à l’échelle mondiale. Le nombre de décès enregistrés en l’espace de quelques heures (38 entre dimanche et lundi) inquiète.
Pour le président de l’Association des métiers de la musique du Sénégal (AMS), l’impact sera d’autant plus grand que la situation est grave. ‘’Il ne faut pas qu’on se voile la face : la situation est grave. Le plus important, aujourd’hui, est de voir comment on peut freiner la propagation le plus rapidement possible. Cela passe par une attitude responsable individuelle pour avoir une solution collective. Nous savons que les annulations n’arrangent rien, surtout pour un secteur qui vient à peine de sortir la tête de l’eau. Mais nous comprenons aussi les interdictions de certaines autorités. Cette situation touche tout le Sénégal ; il faudrait que d’un bloc, on essaie de trouver des solutions ensemble’’, pense Daniel Gomes.
L’aide étatique (Force Covid-19) au secteur de la culture s’élève à 5,5 milliards. Une sorte de ‘’pansement’’, selon le président de l’AMS qui indique que ce pansement a été appliqué sur une plaie dont on ignore le temps de guérison. Toutefois, le concept ‘’Restez chez vous’’ ne pourrait refaire surface. ‘’On a un protocole sanitaire qui a été validé par les autorités et qui est toujours d’actualité. Chacun d’entre nous doit comprendre qu’il ne doit pas vivre comme si le virus n’est plus là. Le Sénégal a eu à jubiler pendant un temps, les gens ont repris les concerts, repris les transports en commun comme s’il n’y avait jamais eu de Covid-19. C’est ce qui explique qu’on est aujourd’hui dans une situation catastrophique. Je pense qu’il suffit d’appliquer le protocole sanitaire de manière disciplinée et responsable, et pousser les gens à aller se faire vacciner pour au moins diminuer les impacts, en évitant ce taux de mortalité effroyable. Les pays du Nord ont une protection sociale et peuvent se permettre de refuser le vaccin, mais nous, nous sommes à plus de 70 % dans l’informel. Si on ne travaille pas, il n’y a aucune protection sociale’’, précise le chef d’orchestre du groupe Oriazul.
En ce qui concerne la vaccination, encore faut-il qu’il y ait assez de doses pour vacciner la population, interpelle Daniel Gomes. Le musicien attend, depuis le mois d’avril, date de sa première dose d’AstraZeneca, la seconde dose de ce vaccin qui n’est plus disponible au Sénégal. ‘’Qu’est-ce que l’Etat préconise, dans ce cas de figure ? Il y a une forte volonté de se faire vacciner et nous sommes prêts à faire toute une campagne de sensibilisation pour pousser les gens à aller se faire vacciner. L’Etat doit mettre tous ses efforts, tout cet argent distribué qui ne sert pas à grand-chose, dans la prévention. On n’a pas besoin d’interdire aux gens d’aller dans des lieux de diffusion. Il y a un protocole sanitaire qui existe. Il faut juste s’assurer que les gens respectent ce protocole pour qu’on puisse travailler un minimum. Sinon, on continuera à accentuer la pauvreté. L’Etat devrait plutôt accentuer le contrôle et en dehors de cela, il y a la responsabilité individuelle’’.
De son analyse, on retient que vivre avec le virus de manière consciente reste la dernière option.
Ngoné Ndour : ‘’Nous attendons toujours le plan de relance. On avait déjà fait un travail avec le ministère de la Culture, mais on attend que cela se concrétise’’
L’adaptation est aussi prônée, au sein du groupe Raam Daan. ‘’Je pense qu’il faut s’adapter. D’est difficile, c’est très dur, parce que les musiciens ont des enfants qui vont à l’école, ils paient la location, la nourriture, les soins médicaux, les imprévus de la famille... C’est compliqué. On essaie de s’adapter ; l’Etat ne peut pas toujours aider, il n’arrive même pas à vacciner toute la population sénégalaise. Prions que les choses se terminent rapidement, par la grâce de Dieu’’, recommande son manager.
Pour d’autres acteurs, des secteurs tels que la culture ont besoin d’un accompagnement en continu, jusqu’à ce que la situation s’améliore. ‘’Les entreprises culturelles, rappelle la directrice de Prince Arts, font de gros investissements et y en a beaucoup qui ont fermé boutique. Nous attendons toujours le plan de relance. On avait déjà fait un travail avec le ministère de la Culture, mais on attend que cela se concrétise pour au moins venir en aide au secteur’’.
Et il y a, enfin, ceux qui appellent de tous leurs vœux des réformes profondes. C’est le cas du directeur de Sha Heim, Mamadou Diop : ‘’La Covid-19 doit nous permettre de faire une bonne réflexion sur le secteur. L’aide injectée par l’Etat dans le milieu culturel va-t-elle réellement dans le secteur ? La question des droits d’auteur est aussi une problématique. Aider le secteur culturel ne revient pas à sortir de l’argent et appeler les gens et de leur donner 500 000 F CFA, un million ou plus. Cela revient plus à revoir l’industrie culturelle, voir comment avoir plus de spectacles, créer beaucoup de mouvements, faire vivre l’industrie culturelle. Cet argent est un effort étatique ; c’est bien beau, mais après, il doit y avoir un suivi consistant à voir comment faire pour que cet argent entre dans le milieu culturel.’’
Il ajoute que plusieurs couches de la société gravitent autour du milieu culturel. Les artistes ne représentant qu’une infime partie. Pour preuve, les spectacles polarisent bon nombre de vendeurs, de régisseurs et autres. ‘’Ces gens doivent en bénéficier, il nous faut des salles de spectacles, inciter les sponsors à accompagner les artistes. Beaucoup attendent qu’un artiste vienne de l’extérieur pour injecter leur argent. Or, il faut le faire avec les artistes sénégalais. Pareil pour les mairies ; il faut qu’elles soutiennent les artistes de leur localité. Dans chaque mairie, il y a une part du budget réservée au volet culturel qu’on ne voit pas. Aussi, si les artistes recevaient leurs droits régulièrement, l’impact allait être moins grave, parce qu’actuellement, c’est catastrophique’’.
EMMANUELLA MARAME FAYE