Guelwaar ou la décolonisation de la pensée politique africaine
« Notre génération […] ne pourra pas éviter la tempête intellectuelle ; qu’elle le veuille ou non, elle sera amenée à prendre le taureau par les cornes, à débarrasser son esprit des recettes intellectuelles et des bribes de pensée, pour s’engager résolument dans la seule voie vraiment dialectique de la solution des problèmes que l’histoire lui impose. Cela suppose une activité de recherche, au sens le plus authentique, des esprits lucides et féconds, capables d’atteindre des solutions efficaces et d’en être conscients par eux-mêmes, sans la moindre tutelle intellectuelle », Cheikh Anta DIOP, Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique Noire, Présence Africaine, 1974, pp.24-25.
L’attitude du ministre de l’Intérieur qui nous récuse le droit d’intégrer le terme « Guelwaar » dans la dénomination de notre parti montre que nous sommes encore plongés dans la colonialité du pouvoir en Afrique. Les cultures, les langues, les savoirs et les visions des peuples africains sont toujours niés, méprisés, occultés et infériorisés, parce qu’ils relèveraient de la race, de l’ethnie, du traditionnel et du local. Pourtant, il y a un potentiel émancipateur extraordinaire au sein des peuples africains. Beaucoup de concepts hégémoniques de la modernité occidentale sont épuisés et ont perdu leurs énergies mobilisatrices et émancipatrices. C’est pourquoi, il est nécessaire de sortir de notre indolence intellectuelle afin de créer des concepts nouveaux à partir des réalités concrètes africaines. Nous devons promouvoir des façons de penser innovantes et révolutionnaires à partir de la reconstruction des répertoires de l’émancipation sociale ; il faut aussi le faire en partant de la pluralité des savoirs et de conceptions distinctes de la dignité humaine afin d’imaginer une société alternative.
Rupture épistémologique
Même des intellectuels de gauche tombent dans le piège des préjugés : ils pensent le plus souvent le monde et l’émancipation du continent avec des concepts eurocentriques. Un penseur comme Karl Marx, par exemple, ne connaît pas notre situation. La trame de sa réflexion était fondée sur la situation des opprimés d’Europe et non sur celle des pays d’Afrique. Cheikh Anta Diop, Léopold S. Senghor, Amilcar Cabral, Franz Fanon et Julius Nyerere nous connaissent : ils ont pensé à partir de nos réalités africaines. Ainsi nous devons valoriser les théories, les pratiques et les expériences de résistance qui émergent des réalités africaines. Nous avons besoin de l’émergence d’un mode de subversion culturel du pouvoir en Afrique qui sera à la fois une subversion théorique, éthique, esthétique, politique et écologique. Dans ce sens, le renouveau politique africain doit se fonder sur une rupture épistémologique.
Ainsi, nous devons décoloniser la pensée politique africaine afin de fonder de nouvelles utopies, de nouvelles perspectives d’émancipation et de libération des peuples. La raison européenne la plus généreuse et la plus humaniste ne peut satisfaire les besoins de tous les humains. Les sociétés humaines n’ont pas les mêmes réalités et les mêmes trajectoires historiques. C’est la raison pour laquelle, nous devons oser créer à partir de nous-mêmes, de nos réalités concrètes, c’est-à-dire bâtir à partir des vertus africaines, conformes à la personnalité africaine.
L’idée de progrès et de justice est ancrée dans nos propres traditions avec des cosmovisions et des figures qui promeuvent la dignité humaine. Nous devons mobiliser cet imaginaire afin de conduire la résistance politique et la construction d’une société alternative au capitalisme et au colonialisme. De nombreuses pratiques transformatrices prennent forme dans les anciennes colonies, dans des lieux parfois inconnus de l’Occident, à l’initiative de personnes qui parlent des langues non coloniales. Elles font usage de leurs propres armes, c’est-à-dire celles qui ont leur nom dans leurs langues propres. Leurs concepts ne sont pas familiers à ceux de la politique occidentale de l’émancipation. Leurs concepts se définissent dans mots symboliques de leurs réalités propres comme « terre », « ancêtre », « dignité », « guelwaar », « libération » et « bien-vivre ». Pour cette raison, il nous faut sortir de la domination intellectuelle et cognitive afin de promouvoir les « épistémologies du Sud » (B. De Sousa Santos, Épistémologies du Sud, Éditions Desclée de Brouwer, 2016), car les plus grandes innovations sociales et politiques de ces dernières décennies ont eu lieu dans le Sud, comme en Amérique latine où les mouvements sociaux ont donné un souffle nouveau à la démocratie.
En réalité, décoloniser la pensée politique, selon les termes de B. De Sousa Santos, c’est « apprendre du Sud anti-impérialiste », de ses théories, de ses pratiques et de ses expériences de résistance pour construire une société alternative. Cela suppose de sortir de la tyrannie de la raison européenne afin de valoriser correctement les innovations politiques du monde entier et leur contribution finale à la politique émancipatrice dans son ensemble. La pensée hégémonique centrée sur le Nord et ses références est le plus souvent colonialiste, impérialiste, et parfois raciste.
Ne l’oublions pas, l’idéologie du libéralisme est à la base du colonialisme et du massacre de beaucoup de peuples indigènes en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Ses promoteurs prétendaient apporter une civilisation à des peuples primitifs qui, selon eux, vivaient dans la barbarie la plus sauvage. Les luttes les plus avancées ont été le fait de groupes sociaux dont la théorie critique eurocentrique n’avait pas prévu l’existence : les peuples indigènes, les paysans, les femmes, les afro-descendants et les écologistes qui luttent pour la protection de la planète. Ces groupes s’organisent sous des formes différentes de celles de la théorie critique eurocentrique qui privilégie le parti des travailleurs, le syndicat et la grève. Ils s’organisent par des méthodes différentes comme les mouvements sociaux, les rassemblements, l’occupation de terres et les assemblées populaires.
Retour aux sources
Le mot de « gauche » a été inventé en Occident, mais bien avant, sous d’autres cieux, avec d’autres mots, d’autres croyances et imaginaires, des hommes et des femmes sans porter l’étiquette « de gauche » se sont battus pour les mêmes valeurs : la justice, l’égalité et la dignité. Ainsi il y a eu en Afrique, en Amérique latine et dans d’autres univers des expériences et des pratiques progressistes qui méritent reconnaissance. En ce sens, nous considérons la Charte du Mandé de 1222, la Charte du Kurukan Fuga de 1236, la révolution de 1776 de Thierno Souleymane Ball comme des expériences politiques progressistes en Afrique. Il y a des sagesses conservées de la tradition orale qui peuvent inspirer des conduites patriotiques et héroïques.
En vérité, il s’agit pour nous de développer et de promouvoir des concepts d’émancipation et de libération non eurocentiques afin de proposer des compréhensions et des usages contre-hégémoniques. La démocratie ne se réduit pas à des concepts hégémoniques tels que l’État droit, les droits de l’homme, le marché libre et la bonne gouvernance. Il y a dans les langues nationales des peuples du Sud des concepts qui peuvent mobiliser de nouvelles énergies émancipatrices. Ainsi notre projet est d’élever nos langues nationales au niveau de n’importe quelle langue européenne.
Par conséquent, nous avons voulu penser et agir à partir de notre propre imaginaire, de nos propres langues nationales, de notre propre mémoire collective pour résister à l’oppression culturelle et épistémologique afin de créer une révolution démocratique. Il y a un besoin de revenir aux affects, mythes et grands mots afin de construire une nouvelle utopie africaine. La révolution doit prendre sa source dans la renaissance des valeurs traditionnelles capables d’inspirer des conduites émancipatrices.
Nous sommes partis de Guelwaar, parce qu’il est porteur d’énergies nouvelles et émancipatrices. Dans la société africaine traditionnelle, Guelwaar n’est pas une communauté, c’est un statut social, une catégorie sociale d’hommes et de femmes qui proclament l’option préférentielle pour la dignité. Il est le symbole de la parenté profonde qui unit les différentes ethnies de notre pays, car il crée l’enthousiasme d’un véritable sentiment patriotique. Guelwaar est une vertu, un comportement : élégance du verbe, élégance du corps, noblesse de l’esprit et du cœur. Pour nous, le but c’est l’éducation des citoyens, les rendre guelwaar dans le sens plein, comme disent les Grecs, les rendre kaloskagathos, c’est-à-dire « beau et bon ». Guelwaar cristallise les vertus cardinales de notre société : le courage physique, la persévérance, l’audace, l’honnêteté, le respect de la parole, le refus, le patriotisme et le sens de l’hospitalité. De ce fait, Guelwaar est une idéologie nationale, une contribution à la construction symbolique d’un espace national où le peuple émerge comme un agent historique. Donc, Guelwaar est un choix pour la dignité, c’est-à-dire un projet de démocratie radicale.
Nous suivons donc la longue route de la « dignité sans tâche » des Guelwaars. Notre projet est de protéger et de dignifier la vie. En ce sens, Patrice Lumumba, le Guelwaar immaculé, sorti du fleuve Congo, parle depuis des décennies à notre jeunesse patriotique et héroïque dans un testament à la postérité : « sans dignité, il n’y pas de liberté, sans justice il n’y a pas de dignité, et sans indépendance il n’y a pas d’hommes libres » (La pensée politique de Patrice Lumumba, Présence Africaine, 1963, p. 390). Partant de cette inspiration profonde qui consacre la dignité humaine, les Guelwaars préfèreront toujours la mort à la honte.
Dakar, le 05 septembre 2021
Dr Babacar DIOP,
Secrétaire général Forces démocratiques du Sénégal (FDS/Les Guelwaars