Publié le 14 Apr 2023 - 02:16
BONNES FEUILLES

Gagner le débat

 

Introduction

Le 29 juin 2022, le journal Le Monde publie sur son site Internet les propos, recueillis par la journaliste au Monde Afrique Coumba KANE, de Mamadou DIOUF, « professeur d’études et d’histoire africaines à l’université Columbia de New York et spécialiste de l’histoire politique du Sénégal ». Axée sur la démocratie sénégalaise, l’interview apprend, à la personne qui s’y attarde vraiment pour en tirer quelque chose, que le Sénégal, « longtemps présenté comme un modèle de démocratie sur le continent » africain, doit sa relative stabilité au « dialogue » qui, selon Mamadou DIOUF, a « persisté tant bien que mal ».

Présenté par l’historien comme un « ingrédient de la stabilité sénégalaise », le dialogue est d’autant plus « indispensable » - l’épithète est de l’interviewé - qu’il permet d’« éviter un affrontement sanglant entre le régime [du président Macky SALL] et [la] frange épuisée de la population » composée de « beaucoup de Sénégalais [jeunes et moins jeunes qui], de l’avis du professeur DIOUF, se sentent piégés et n’ont rien à perdre ».

Tout en concédant explicitement au régime du président Léopold Sédar SENGHOR et, implicitement, à ceux des présidents Abdou DIOUF et Abdoulaye WADE la persistance du dialogue, Mamadou DIOUF considère que « le président SALL a du mal à faire face aux critiques de ses adversaires [politiques] ». Pourtant, l’institutionnalisation, dès mai 2016, d’une « journée du dialogue national » par le président Macky SALL n’échappe pas à l’historien que nous n'accusons pas pour autant d’oubli ou de parti pris. C’est qu’il y a une autre explication plus sérieuse et dont l’invité de la journaliste Coumba KANE est l’auteur : « Il n’y a pas de débats » au Sénégal depuis plus de dix ans maintenant.

Tout, dans l’analyse de l’historien DIOUF, est dit comme si le dialogue n’a pas la même signification que le débat auquel il ne se distingue pourtant que par un peu plus de solennité et la promesse qu’il en sort quelque chose acceptable pour toutes les parties prenantes au dialogue. Le débat et le dialogue ne faisant qu’une et même chose, obtenir du dialogue ce que le débat, beaucoup plus souple et beaucoup moins cher, ne permet plus d’obtenir est un pari d’autant moins gagnable que le débat démocratique est lui-même percuté comme jamais auparavant par les trois principaux groupes d’acteurs (les journalistes, les hommes politiques et les citoyens) qui y participent directement ou indirectement.

Au lieu d’en être les garants, les journalistes participent au percutement du débat en renforçant un camp par leurs opinions, oubliant qu’il est juste attendu d’eux l’équilibre dans la diffusion de l’information juste et vraie. Dépendant du camp (pouvoir ou opposition) auquel ils appartiennent, les hommes politiques nouent alors avec les journalistes des relations plutôt mauvaises pour la démocratie et le débat démocratique. Le dernier groupe d’acteurs, celui des citoyens, peine, au quotidien, à trancher un débat qui n’en est plus un.

En février 2016, date à laquelle 45 professeurs de droit ont publié un manifeste pour « démonter » un avis du Conseil constitutionnel, accusé d’« incohérence », le percutement du débat démocratique par des universitaires est considéré comme la première bénédiction dont jouissent les opposants, dits radicaux, qui n’hésitent plus à conspuer les institutions de la République. Depuis peu, les pulsions putschistes qui gangrènent l’ensemble du corps social sont légitimées par des intellectuels à travers des passages clés d’articles de journaux ou d’interviews colportées par des sites Internet de légitimation, à peine voilée, de coups de force comparables à ceux qui se sont produits au Mali, en Guinée et au Burkina Faso.

Deux intellectuels notoires - l'écrivain à succès Boubacar Boris DIOP et l’économiste Makhtar DIOUF - vont droit au but. Dans la deuxième partie de la longue interview que lui aurait accordée, à la mi-juillet 2022, le site impact.sn, Boubacar Boris DIOP croit savoir qu’« aujourd'hui (…) Macky SALL peut tout se permettre, qu'il applique à l’armée les méthodes qu’il utilise dans le civil ». Qu’est-ce que l’armée, professionnelle et républicaine du Sénégal, vient faire dans le soliloque récréatif auquel l’écrivain a visiblement pris goût depuis quelque temps ? Makhtar DIOUF répond : « Il est salutaire, comme en sacerdoce, de (…) faire opposition à [Macky SALL]. » Par la force armée ? Pourquoi pas ! L’écrivain complétant l’économiste, plus rien ne s’y oppose.

« Plusieurs pays voisins – Guinée, Burkina Faso, Mali – ont connu ces dernières années, écrit Mamadou DIOUF, des crises politico-militaires inquiétantes avec le retour des putschs, l’intensification des violences intercommunautaires et la présence de jihadistes. » Aux yeux de l’historien, « le [Sénégal] n’est pas à l’abri de ces dérives ». « En termes de valeurs, [le] conservatisme, en phase avec l’aspiration au retour à la tradition et à la religion, y compris “dans les milieux intellectuels”, » suffit à expliquer l’inquiétude du professeur DIOUF. Si cette thèse tenait vraiment la route, on pourrait se demander ce qu’il reste de celle opposant la tradition et la religion depuis la montée en puissance du soufisme dont le déclin annoncé n’est encore aujourd’hui qu’une vue de l’esprit. Ce soufisme, cher au grand conférencier Cheikh Ahmed Tidiane SY - petit-fils de Maodo -, considère qu’un « retour aux valeurs traditionnelles » n’est qu’un « archaïsme débordant » qui ne suffirait même pas à faire barrage au « matérialisme dégradant » de type occidental voué aux gémonies par le « conservatisme » nouveau et sa possible excroissance salafiste.

N’ayant plus à rien dire d’après cette dernière analyse, les « milieux intellectuels » n’acceptent pas pour autant d’être largués. D’illustres représentants desdits milieux se prêtent depuis peu au « streep-tease politique » pour exister, multipliant, à travers des tribunes bâclées et des entretiens laborieux avec les journalistes, les petites phrases destinées à chauffer à blanc les jeunes inconditionnels des opposants dits radicaux. Il s’agit des intellectuels arides dont les pulsions putschistes ont considérablement appauvri la pensée et percuté le débat démocratique à travers un parti pris ne s’appuyant sur aucune enquête crédible de nature politique, sociale ou économique.

Cette brève chronique comporte deux parties. La première est une tentative de réhabilitation, par l’exemple, du débat démocratique en proie aux pulsions putschistes. La seconde est, elle, un effort de réhabilitation de l’État (rationnel) face aux défis intellectuel et politique du jihadisme - appendice du terrorisme international -  en Afrique de l’Ouest. Comme le montrent les deux parties, les intellectuels arides ne sont pas plus convaincants quand ils agissent seuls ou quand il se regroupent pour, à titre d’exemple, dénoncer « la toute-puissance du spirituel sur le temporel » ou pour défendre le droit qu’ils disent enseigner depuis de nombreuses années, oubliant les rides qu’imposent le temps et l’espace à tous les savoirs. La plus persistante de ces rides est celle laissée par les émeutes et/ou le terrorisme contre lequel l’esprit fécond doit trouver l’indispensable antiterrorisme rationnel susceptible de réparer durablement un monde gravement percuté en gagnant le débat d’idées à la bonne organisation duquel sont conviés, l’audiovisuel public compris, les médias. 

 

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