Attention au naufrage !
Bourses de sécurité sociale, carte d’égalité des chances, couverture maladie universelle, voilà quelques mécanismes de protection sociale mis en œuvre par l’Etat depuis 2012 et dont la viabilité et la durabilité sont mises à rude épreuve. Ces questions ont été au cœur des discussions lors du lancement du nouveau master de l’Institut Edge sur la thématique.
Chaque année, l’Etat dépense des dizaines voire des centaines de milliards de francs CFA en matière de protection sociale. Rien que pour les bourses de sécurité familiale et la couverture maladie universelle, des mannes financières importantes sont englouties. Comment sont choisis les bénéficiaires ? Qui les choisit ? Est-ce que les communautés qui sont plus aptes à connaître les plus démunis dans leurs localités sont impliquées ? Quelle stratégie pour rendre plus viables et efficaces ces mécanismes de lutte contre la pauvreté ? Autant de questions qui ont été au cœur des échanges, à l’occasion du lancement d’un nouveau Master en protection sociale à l’Institut Edge. Autour du Professeur Abdoulaye Sakho, d’éminents experts se sont penchés sur ces problématiques d’enjeu crucial.
Même s’ils ont salué à l’unanimité les initiatives du Gouvernement, ils ont insisté sur la nécessité de revoir les stratégies et modes de financement pour relever les défis de l’efficacité et de la durabilité. Surtout pour certains programmes comme les bourses de sécurité familiale. Economiste de la Santé, Serigne Diouf a insisté sur la nécessité de rendre autonome les bénéficiaires, si l’on tient à pérenniser ce programme de haute importance pour la lutte contre la pauvreté. ‘’Au début, il était prévu de sortir la première cohorte au bout de 5 ans. Malheureusement, ce schéma de départ a été abandonné. Dans un train, à chaque gare il y a des passagers qui montent ; d’autres qui descendent. Si des gens montent à chaque gare et que personne ne descende, vous imaginez ce que ça fait. C’est le grand risque avec les bourses. A chaque fois, il y a des gens qui entrent, mais personne ne sort. Il faut travailler à faire sortir ceux qui ont certaines capacités, c’est l’un des grands défis.’’
Embouchant la même trompette, Monsieur Ousmane Ka a, pour sa part, insisté sur cette nécessité d’autonomiser les bénéficiaires, afin de rendre le programme pérenne. ‘’Depuis la première cohorte de 50.000 ménages, souligne-t-il, on agrandit, on va aller à 1 million de ménages, il n’y a même pas d’étude de faisabilité sur la pérennisation du mécanisme de financement. On ne peut pas continuellement donner des ressources à travers les bourses sans prévoir des mécanismes d’autonomisation.’’ A entendre Djibril Faye, il est nécessaire de prendre le temps qu’il faut, avant de passer à l’extension. ‘’Si on ne prend pas le temps nécessaire, on continuera à avoir des problèmes. Je pense qu’il faut prendre le temps de construire un système de protection viable et durable.’’
Outre la question du financement des bourses, il s’est aussi posé la question du ciblage des bénéficiaires. A ce propos, Monsieur Faye relevé qu’il y a beaucoup de biais dans le RNU. Et c’est l’un des principaux problèmes de nos politiques de protection sociale. Il déclare : ‘’Il faut construire une base de données fiables. Si la France a le système de protection sociale le plus performant, c’est parce qu’ils ont pris le temps de le construire. En France, les données sont fiables. Vous allez dans n’importe quel quartier, vous avez systématiquement le nombre d’habitants. Dans tous les pays qui ont réussi, il y a à la base des données claires et fiables. Ce n’est pas le cas chez nous. Quand on regarde le RNU (registre national unifié), tout de suite on décèle des erreurs. On parle de 10 à 15% d’erreurs, c’est trop. Avant d’aller vers l’extension, on doit corriger certaines imperfections.’’
A côté de la politique des bourses de sécurité familiale, l’autre programme majeur du Gouvernement en matière de protection sociale, c’est la couverture maladie universelle. Au Sénégal, ont relevé les participants, plus de 80% de la population étaient laissés en rade par les mécanismes classiques. En fait, si les fonctionnaires bénéficient du mécanisme de l’imputation budgétaire qui prend en charge les 4/5 des frais médicaux, les salariés couverts entre 45 et 90%, l’écrasante majorité des agents économiques qui sont dans l’informel ne bénéficiaient pas de couverture. C’est pour corriger ces disparités que la CMU a été mise en place par le Gouvernement. En sus des questions de ciblage qui se posent, les experts ont aussi insisté sur la question de son financement. Enseignant-chercheur, Monsieur Nzallé explique : ‘’La protection sociale demande beaucoup de moyens. Quand on a sa propre banque centrale, les choses sont moins compliquées. Mais quand on ne l’a pas c’est compliqué. C’est le principal problème dans des pays comme le nôtre. Alors on utilise donc le targeting (ciblage). Et c’est très difficile sans des données fiables.’’
Au-delà du problème de ciblage et des passe-droits, la question qui se pose est de savoir pourquoi la CMU n’attire pas suffisamment de monde ? Est-ce un problème d’efficacité ? Les engagements de couverture sont-elles toujours respectées ? Serigne Diouf qui est par ailleurs responsable à l’Agence de couverture maladie universelle apporte des éclairages. ‘’Je pense que du point de vue de la formule, aujourd’hui, il n’y a pas meilleure offre que la CMU. Quand vous adhérez, avec 3500 francs, vous avez une prise en charge de 80%, y compris pour les médicaments de spécialité à hauteur de 50%. Ce qu’il y a lieu de dire c’est qu’il y a un problème d’appropriation. D’abord, cela peut s’expliquer par un déficit de communication. Ensuite, dans tous les systèmes avec une adhésion volontaire, il y a des difficultés. Il faut qu’on arrive au Sénégal à développer des systèmes avec une adhésion systématique. Par exemple, on pourrait dire que tout financement à la DER est assujetti à l’adhésion.’’
Par ailleurs, alors que nombre de Sénégalais rangent les programmes actuels de protection sociale comme des méthodes politiciennes d’entretenir l’électorat de la majorité, les experts s’en tiennent à l’objectif principal d’une bonne politique de protection sociale. Il s’agit surtout de lutter contre la pauvreté, de réduire les inégalités entre les citoyens. ‘’La protection sociale est très importante pour la réduction de la pauvreté et pour le développement durable. On ne peut pas parler de développement durable sans politique de protection sociale efficiente’’, soutient avec force Monsieur Diouf.
De l’avis du professeur Abdoulaye Sakho, les gouvernements ont intérêt à accorder une importance capitale à cette problématique cruciale. ‘’La démocratie représentative est un bon régime politique, mais sur le plan social ça pose problème. Parce qu’on a l’impression que les riches, qui sont en petit nombre, deviennent de plus en plus riches. Les pauvres, qui sont en grand nombre, deviennent de plus en plus pauvres. D’où l’importance d’une bonne politique de protection sociale.’’ Pour relever ce défi, les spécialistes conviennent qu’il faut de ressources humaines qualifiées et en nombre suffisant. Ce qui est à l’origine de la création de ce Master destiné principalement à ceux qui évoluent dans le milieu. Avec comme Pr Sakho comme président de la Commission scientifique, Isaac Yankhoba Ndiaye comme membre du Conseil pédagogique, ainsi que d’éminentes personnalités et spécialistes qui sont dans les différentes institutions sociales.
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TROIS QUESTIONS A AMADOU KANOUTE, DIRECTEUR EXECUTIF CICODEV AFRIQUE
Directeur exécutif de Cicodev Afrique, Amadou Kanouté décrypte les limites des politiques de protection sociale.
On a constaté une certaine réticence des Sénégalais quant à l’adhésion à la CMU. C’est quoi le problème, est-ce une question d’efficacité qui se pose ?
Il y a au moins trois. D’abord le caractère adapté des modes de contribution des citoyens. Quand vous avez un ménage de 10 personnes et que seulement quatre travaillent, s’ils doivent prendre en charge les 10 autres, vous comprendrez que c’est un peu difficile. 10 personnes, c’est 35 mille francs, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut donc réfléchir sur des moyens par lesquels on peut élargir la base de la contribution.
C’est dans ce cadre que nous, à Cicodev, nous avons estimé qu’il faut identifier les formes d’organisation sociale qui permettentde cotiser, de financer la protection sociale et la santé, de manière durable, et que ça soit basé sur des mécanismes contrôlés par les communautés elles-mêmes. Quand vous avez un champ mis à la disposition des villageois par le chef de village et que tout ce qui sort de ce champ va aller vers des cotisations, il sera plus facile pour ces communautés. C’est le premier problème. Il faut des moyens adaptés. Par exemple à Kédougou, vous trouvez des communautés qui vous disent qu’ils sont intéressés, qu’ils veulent adhérer, mais qu’ils n’ont pas d’argent pour payer.
Est-ce que vous accepteriez que nous contribuons avec la poudre de pin de singe, le madd, l’huile de palme… Bref, des contributions en nature. Nous avons regroupé tous les acteurs : les communautés, les maires, l’administration, la chambre de commerce, l’Agence de couverture maladie universelle, ils ont discuté et ont trouvé des solutions. Deuxième problème, c’est l’accès à l’information, si les gens ne comprennent pas les mécanismes mis en place pour les protéger, elles ne peuvent pas adhérer. Si cela n’est pas fait, les gens ne peuvent pas se l’approprier. Ce sont des politiques qui ne sont pas endogènes.
N’est-ce pas cela qui fait que beaucoup de Sénégalais pensent que ce sont des mécanismes à visée plus politicienne qu’économique ou sociale ?
C’est le problème que nous avons effectivement avec les bourses de sécurité. La perception est qu’on les donne à ceux qui sont proches et à ceux qui sont dans le pouvoir. C’est une perception qui est là. Si nous voulons que ça soit durable, il faut déconstruire cette perception qui est très forte. Même si ce n’est pas ce qui se passe réellement sur le terrain, il faut le prendre au sérieux. Parce que les gens habitent les mêmes localités et se connaissent entre elles. Vous vous dites que Kanouté a la bourse alors que nous sommes du même niveau social, vous vous sentez lésés. Sinon vous ne vous sentez pas concerné. Je ne dis pas que c’est le cas, je n’ai pas fait des études pour le savoir, mais le problème est que la perception est là et les décideurs doivent le déconstruire, en faisant dans la transparence, en impliquant davantage les communautés dans le ciblage des bénéficiaires. Comme c’est d’ailleurs prévu par les textes.
Restons avec les bourses, est-ce que leur vocation doit être de faire des bénéficiaires d’éternels assistés ou bien de les aider à être autonomes et en en sortir ?
Je pense que l’objectif, c’est l’autonomisation des bénéficiaires. Il faut que tout le monde puisse bénéficier des fruits de la croissance. Cela permet à ceux qui sont nés dans un milieu pauvre de pouvoir évoluer. C’est pourquoi nous avons travaillé à ce que les 25 mille francs qui sont donnés par trois mois puissent être utilisés de manière efficiente et efficace, pour permettre au ménage qui en bénéficie de pouvoir sortir de la situation dans laquelle il se trouve. Et il y a des cas de réussite. Il y a des ménages qui à partir de l’élevage de chèvres, de l’élevage de poulets, ont pu générer des ressources qui leur permettent de se passer de ces revenus. Je pense qu’on doit aller dans cette dynamique. Il faut qu’on arrive à ce que l’argent qui est donné favorise la mobilité sociale et non de les maintenir dans l’assistanat.