Enseignement d’un exercice atypique
Face aux magistrats, anciens détenus et autres justiciables ont exprimé leur mal-être sans aucun risque de poursuite pour outrage.
C’est une occasion rêvée, en tout cas pas du tout habituelle. Avoir l’occasion pour un justiciable de regarder en face juges et procureurs, de leur cracher en pleine figure tout ce que l’on pense être des plaies pour l’institution judiciaire qu’ils représentent, sans aucun risque d’être poursuivi ni pour outrage ni pour une quelconque autre infraction, c’est très rare pour être souligné. ‘’C’est ce qui m’a le plus marqué dans ce dialogue. J’avais l’habitude de participer à des travaux similaires, mais c’est la première fois que je participe à un dialogue sous ce format. Je pense qu’il y a beaucoup de magistrats qui, à partir des témoignages des détenus, ont appris des choses qu’ils ne savaient pas. C’est très important, à mon avis’’, se réjouit Cheikh Sadbou, participant non voyant.
À entendre le rapporteur de la commission, le magistrat Cheikh Tidiane Lam, l’exercice a été efficace et a permis de produire des résultats indéniables. À titre d’exemple, il cite la recommandation relative à l’extension du droit à indemnisation. ‘’C’est à partir du témoignage d’un ancien détenu qui a fait 10 ans en prison. Jugé, les faits ont été disqualifiés et il a écopé d’une peine de 4 mois. Il a ainsi perdu neuf ans et six mois de sa vie et n’a droit à aucune indemnisation, parce que ce n’est pas prévu par la loi sur la Commission d’indemnisation logée à la Cour suprême. En l’état actuel des choses, pour recourir à ce mécanisme, il faut bénéficier d’un acquittement, d’une relaxe pure et simple ou d’un non-lieu’’, explique le haut magistrat, qui ajoute tout en vantant les mérites de l’exercice : ‘’Nous avons proposé que puissent également en bénéficier les personnes dont la durée de détention dépasse largement la peine prononcée.’’
Dans le même sillage, la commission a proposé une meilleure vulgarisation de cette commission qui n’est pas toujours connue des justiciables.
Quand le dialogue entre juges et détenus produit des résultats
D’autre part, l’exercice a aussi permis aux citoyens de mieux s’imprégner des difficultés auxquelles font face ceux qui sont chargés de rendre la justice. L’un des exemples qui sont le plus revenus pour justifier certains dysfonctionnements, c’est le nombre insuffisant de magistrats, soit 530. Même constat également pour les greffiers qui devaient être plus nombreux selon les standards internationaux, mais qui le sont moins. À l’unanimité, les participants ont plaidé pour un recrutement massif dans ces professions du droit, en particulier pour les magistrats, avocats et greffiers. Ceci étant le produit de débats intenses et féconds, dont se réjouit encore l’inspecteur Lam : ‘’’… Sur certains points, il y avait des désaccords, mais les débats ont été enrichissants. Certains (justiciables et anciens détenus) ont même changé de regard en touchant du doigt les réalités dans lesquelles les juges travaillent et les difficultés auxquelles ils étaient confrontés.’’
Cela dit, les participants ont pris à bras le corps et sans tabou tous les maux dont souffre la justice. De l’enquête préliminaire jusqu’au jugement et aux conditions de détention. Entre les tortures, les conditions de garde à vue, les mandats de dépôt abusifs, les retours de parquet, les instructions interminables, les violations des principes les plus élémentaires du droit… Tous les aspects liés à l’administration de la justice et au service public de la justice ont été passés au peigne fin.
Au banc des accusés sont épinglés policiers, gendarmes, douaniers, procureurs, administration pénitentiaire, agents assermentés, entre autres acteurs. Mais le parquet est, à n’en pas douter, l’acteur le plus accablé. Des mesures ambitieuses ont été préconisées pour une prise en charge efficace de ces dysfonctionnements.
En ce qui concerne le parquet, les acteurs ont été unanimes à réclamer la diminution de ses pouvoirs sur les personnes poursuivies, surtout dans le cas de certains délits, notamment en révisant les articles 25, 28 et 139 CPP. Tout en relevant quelques difficultés à corriger relativement à l’état civil, à l’adressage pour rendre efficace la garantie de représentativité, le dialogue a plaidé dans le sens d’une limitation des mandats de dépôt systématiques. Il a également été demandé un encadrement des pouvoirs du procureur pour ce qui concerne les infractions couvertes par les articles 56 à 100, dont l’article 80, 152 à 155, 255 du Code pénal.
Un chapelet de recommandations pour dépeupler les prisons
Présents au dialogue, les commerçants et autres acteurs économiques ont, pour leur part, insisté sur la nécessité de réduire les pouvoirs de certains agents assermentés comme les douaniers, dont les procès-verbaux jusque-là lient les procureurs. Ils ont plaidé pour une égalité entre les parties, la douane étant partie dans ce type de conflit. ‘’Le procureur ne doit plus être lié par certains codes, comme le Code douanier, mais doit disposer d'un pouvoir d'appréciation. De même, les PV des agents assermentés ne doivent plus bénéficier d'une présomption irréfragable de validité’’, commente Bamba Kassé, rapporteur de la commission réformes.
Dans la même veine, les dialogueurs ont préconisé l’arrêt des retours de parquet et retours d’instruction interminables (quelqu’un a, par exemple, eu à relever avoir été en garde à vue 15 jours durant à cause de ce mécanisme), l’autonomisation du juge d’application des peines, l’institution du juge des libertés et de la détention.
Dans le même sens, pour ce qui est de l’amélioration de la condition des détenus, il a été demandé d’humaniser les conditions de détention par la construction de prisons (le dialogue propose à cet effet de restituer le centre de Sébikotane qui a été donnée à la gendarmerie à l’Administration pénitentiaire), la mise en place d’une unité de vie familiale pour ceux qui ont écopé de longues détentions, l’urgence à désengorger de manière significative les lieux de détention à travers les différents mécanismes existants, notamment la grâce, la liberté conditionnelle… Les participants préconisent également l’adaptation du régime carcéral en prenant en compte les besoins spécifiques de certaines couches comme les enfants, les femmes notamment enceintes, des personnes âgées et les handicapées. La construction de nouvelles prisons est jugée essentielle par les différents participants.
OUVERTURE DU CSM ET PRÉSENCE DE L’EXÉCUTIF Quand les magistrats s’opposent aux réformes Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a été un des grands points d’attention, lors du Dialogue sur le fonctionnement de la justice. Si à l’unanimité les participants ont requis l’autonomisation du CSM et le renforcement de ses pouvoirs, la sortie du président de la République et du ministre de la Justice n’a pas fait l’unanimité. En première ligne de ceux qui sont contre cette proposition, il y a les magistrats réunis autour de l’Union des magistrats sénégalais. Lesquels ont plaidé de toutes leurs forces pour que le président continue de siéger au conseil. Pendant ce temps, une bonne partie des organisations de la société civile plaidaient pour un retrait du chef du pouvoir Éxécutif pour mieux marquer le principe de séparation des pouvoirs. Finalement, la question est soumise à la libre appréciation du président de la République. Il en est de même pour l’ouverture du CSM à des corps étrangers. Là également, les magistrats disent niet. Toutefois, ils se disent favorables à la mise en place d’une Haute autorité de la justice où siégeront toutes les forces pour assurer le contrôle citoyen. Si ces points ont fait l’objet d’un profond désaccord, la nécessité de renforcer les membres élus du CSM a été validée sans difficulté. Selon les participants, il faut veiller à ce qu’il y ait au moins autant de membres élus que de membres de droit, à l’augmentation des prérogatives du conseil qui doit être habilité à faire des propositions à la place du ministre de la Justice, la procédure d’appel à candidatures pour le recrutement de magistrats dans certains postes clés, l’encadrement du recours à l’intérim et à la nécessité de service ainsi que la limitation de la durée d’exercice de certaines fonctions pour favoriser la mobilité. Dans la même veine, il est recommandé l’autonomisation financière, administrative et organique du CSM qui devra être doté d'un siège et d'un secrétariat général, l’élargissement des pouvoirs de saisine du CSM en matière disciplinaire. L’âge de départ à la retraite pour les magistrats n’a cependant pas fait l’unanimité. Alors que les magistrats demandent qu'il soit porté à 68 ans, d’autres plaident pour une harmonisation avec tous les autres corps. Dans tous les cas, il va falloir harmoniser l’âge de départ à la retraite pour tous les magistrats. |
OUSMANE DIAGNE, GARDE DES SCEAUX ‘’Il est impératif de traduire nos discussions en actions concrètes’’ Le ministre de la Justice Ousmane Diagne, qui a prononcé le discours de clôture, a insisté sur la nécessité de réconcilier la Justice avec le citoyen. ‘’Ce dialogue a été bien plus qu’une simple scène, une série de débats. C’était une démonstration de notre engagement collectif envers l’idéal de justice, un rappel de notre responsabilité envers chaque citoyen et chaque communauté, une affirmation de notre volonté de construire un avenir où la règle de droit est respectée et où la justice est accessible à tous. Sans distinction’’, a-t-il déclaré, magnifiant la volonté du président de la République d’aller vers des ruptures systémiques. L’ancien procureur est revenu sur une liste de doléances qui ont largement été débattus. Notamment les lenteurs procédurales, les avis en matière de privation de liberté, les conditions de détention indignes, les atteintes à l’indépendance de la magistrature, et l’inefficacité dans la lutte contre la criminalité économique et financière. a carrière des magistrats, l’engorgement des prisons. ‘’Il est désormais impératif de traduire nos discussions en actions concrètes. Les recommandations issues de ce dialogue doivent être mises en œuvre avec rigueur et détermination. Nous nous engageons à moderniser notre système judiciaire en profondeur, car une justice sous influence est une justice affaiblie’’, a ajouté le garde des sceaux. Le ministre de la Justice compte sur la synergie des acteurs pour engager ce nouveau paradigme. A son avis, ‘’la réussite de cette entreprise nationale dépendra de nos capacités à travailler ensemble dans l’unité et la solidarité. C’est dans cette synergie que nous pourrons transformer notre pays et réaliser notre ambition d’un Sénégal meilleur où la Justice sera véritablement réconciliée avec le peuple. Ensemble, nous construirons une justice digne de notre démocratie, forte de ses faveurs et respectueuse des droits de chaque citoyen’’. |
MOR AMAR