‘’Le mbalakh est un peu dans une fin de cycle…’’
Anthropologue et philosophe de formation, Cheikh Tijaan Sow vit à Bordeaux, en France, où il exerce comme consultant et formateur en communication interculturelle en approche participative. En outre, il est artiste musicien et acteur de cinéma, vivant pleinement ses passions artistiques : la musique, le cinéma et l'écriture. Récemment, il a participé au festival Africa Diaspora qui s’est déroulé fin décembre à Douta Seck. Lors de ce festival, le spectacle ‘’Thiaroye 44’’, en hommage aux tirailleurs, a été interprété par le groupe The Lion of Africa de Laye Ananas, incluant un défilé et un panel autour du thème ‘’Diaspora et identité africaine’’, animé par des chercheurs tels que Châles Katy (savoir endogène), Boubou Diop (historien), Dr Ousmane Ba de Chicago (spécialiste en éducation) et Dr Koko Selassie de Californie (chercheur en littérature africaine-américaine). C’est dans le cadre de ce festival, initié par Baobab Production, qu’’’EnQuête’’ a rencontré Cheikh Tijaan Sow. Dans cet entretien, il se désole du manque d’organisation dans le secteur artistique, soulignant la nécessité d’une industrie dans la musique et le cinéma pour permettre une évolution dans ces domaines. À son avis, cela relève d’une question de volonté politique, de moyens économiques et d'intelligence.
Étiez-vous spécialement venu à Dakar pour ce concert ?
Oui ! Il était prévu que je vienne avec mon groupe de musique Wa Afrika, pour présenter ce nouveau projet. En discutant avec Alexandre, il m'a dit que les premières dates retenues avaient été changées et que mes amis n'avaient pas pu se libérer. Je suis donc venu tout seul avec mon saxophone. J’ai la chance d'être accompagné sur un morceau par l'Orchestre national du Sénégal, ce qui est un très grand honneur.
Parlez-nous de votre musique.
Dans ce projet Wa Afrika (qui signifie ceux d'Afrique en wolof), j'explore la diversité des musiques africaines. Quand on parle de musique africaine, on la conjugue souvent au singulier, alors qu’il y a vraiment une pluralité. Je travaille sur des formes musicales provenant de l'Afrique du Sud, du Centre, de l'Est, de l'Ouest, mais aussi de la diaspora. Je chante en wolof, en peul, en sérère, en lingala et même en créole haïtien. Mes thématiques sont toujours liées à l'engagement, que ce soit sur les questions de démocratie, de lutte pour les droits des femmes, de l'histoire de nos héros ou sur la question de l'environnement.
Pensez-vous que la musique africaine a la place qu'elle mérite dans le monde ?
C'est une question souvent posée. Je pense qu'elle a une place. Peut-on dire qu'elle le mérite ou pas ? Je ne vais pas le poser ainsi. Je considère qu'il y a des musiciens très connus qui sont de véritables ambassadeurs des musiques africaines, mais nous n'avons pas encore une industrie musicale. Comme pour le cinéma, il nous manque une organisation en termes de production, de reproduction et de diffusion. Si nous avions une telle organisation, l'Afrique aurait inondé le monde de sa musique, comme elle l’a déjà fait par son art. Il est écrit qu'il y a beaucoup plus de livres en Afrique sur la francophonie que dans les pays initialement francophones. En musique, nous avons une diversité de formes. Si toutes les créations musicales produites régulièrement en Afrique étaient diffusées, l'Afrique aurait une hégémonie. C'est la source où se sont abreuvées toutes les musiques du monde. J'ai une chanson où je dis que peu importe que vous veniez d’Océanie, d'Amérique, d'Europe ou d'Asie, vous avez bu dans le puits profond de la musique africaine.
Qu'est-ce qui empêche les Africains d'avoir ces industries culturelles ?
En cinéma comme en musique, je pense que cela a longtemps été le monopole des Européens, qui disposent de puissances économiques et de politiques culturelles bien établies. Ils ont également les moyens d’investir, tant dans le secteur public que privé. On ne peut pas tout attendre de nos institutions étatiques. Dans beaucoup de pays, l'art est soutenu par des mécènes et nous n'avons peut-être pas encore cette culture. Cela commence, cependant. On voit ce qui se passe au Nigeria, avec le Fespaco, etc. J'ai bon espoir que, grâce aux nouvelles technologies et à cette révolution cybernétique dont les Africains sont de grands spécialistes, nous pourrons conjuguer ces différentes possibilités pour sortir de l'anonymat et investir. J'ai vraiment bon espoir.
Vous avez évoqué le Nigeria. Sa musique arrive à pénétrer certains coins du monde. Pourquoi pas toutes les musiques ?
C'est parce qu'ils ont créé une industrie et l'ont portée. Aujourd'hui, au Sénégal, nous avons Youssou Ndour, mais on constate qu'au niveau du mbalakh, nous sommes un peu dans une fin de cycle.
Pensez-vous vraiment que le mbalakh est en déclin à l'échelle mondiale ?
Je le crois. En même temps, c'est bien qu'il y ait d'autres références. Nous avons Baba Maal, qui a gagné en notoriété grâce au film ‘’Black Panther’’. Bien que nous connaissions Baba Maal, cela a donné une autre ampleur à sa musique. Ismaïla Lo a également été beaucoup apprécié. Beaucoup de personnes que je connais en métropole sont déçues de ne plus l'entendre.
Il existe quelques groupes qui émergent, comme les Frères Guissé, mais nous n'avons pas une organisation qui permette de ‘’vendre’’ les musiques sénégalaises. Au niveau des femmes, il ne faut pas oublier qu'il y a des voix féminines émergentes. Je pense vraiment que c'est une question de volonté politique, de moyens économiques et d'intelligence ainsi que d'organisation.
Est-ce que le fait que le mbalakh soit en déclin doit être une source d'inquiétude pour le Sénégal ?
Je ne le crois pas. Je pense que nous allons évoluer. Malgré tout, Youssou Ndour a fait évoluer la musique. D'après ce que j'entends, il crée des musiques pour les Sénégalais et les arrange ensuite pour l'extérieur. Cela montre une intelligence forte. Il est important que ceux qui souhaitent faire de leur musique un modèle économique essaient de créer et d'inventer des choses qui résonnent avec l'humanité.
Cependant, cela ne signifie pas qu'il faille se concentrer uniquement sur le commerce. Il est essentiel qu'il y ait une diversité de lignes et de courants musicaux pour toucher un maximum de personnes.
Avez-vous le sentiment que les autorités politiques ont conscience de ce qu’est la culture ?
J'entends des déclarations d'intention, des projets, des voix. C'est important, car nous sommes à la diaspora. Dans la diaspora, il ne faut pas être autocentré, car il existe aussi des diasporas africaines, asiatiques, américaines, etc. En Europe, le modèle économique pour les musiciens n'est pas le même. En France, par exemple, nous avons les intermittents, mais ailleurs, ce n'est pas du tout la même chose. Les soutiens que les agences culturelles peuvent apporter varient énormément selon les pays et les régions. Chaque pays doit créer son propre modèle pour soutenir la culture et l'art en général. Pour l'instant, ce que j'entends, c'est que les gens attendent beaucoup plus que ce qui se fait. Mais j'espère. Nous vivons aussi d'espoir.
Vous portez plusieurs casquettes. Qu'est-ce qui vous permet de donner du temps à votre travail et à vos passions ?
C'est ce que je suis. Je suis hyperactif et curieux. J'ai aussi la chance d'avoir à mes côtés une femme aimante qui m'accompagne sans me brider. Cela compte beaucoup, car nous vivons ensemble. Nos enfants sont grands, donc je peux faire beaucoup de choses. Elle m'encourage dans mes projets, tout comme je l'encourage dans les siens, car elle est aussi dans la peinture. Cette relation de confiance et d'amour nourrit également mes passions. Je suis quelqu'un de très curieux et j'ai toujours voulu faire plusieurs choses. J'ai commencé la musique au lycée, puis à l'université, malgré le désaccord de mes parents. Arrivé en France, à Bordeaux, je me suis mis au saxophone, il y a environ 11 ans, après avoir fait un peu de trompette. J’ai pris des cours de chant et j’en suis à ma cinquième formation musicale. J'ai toujours rêvé de faire du cinéma. J'ai eu la chance de rencontrer Sembène Ousmane à Bordeaux. Je l'avais accompagné pour son film ‘’Thiaroye 44’’ et il m'avait donné plein de conseils.
Je n’ai pas eu l'occasion de tourner jusqu'en 2019, où j'ai coréalisé un docu-fiction avec des jeunes d'un lycée alternatif à Bordeaux, sur une figure du mouvement nègre. Ensuite, j'ai été sollicité pour jouer dans un film expérimental de lycéens, intitulé ‘’La Robe’’, pour un festival. Un professionnel a aimé ma performance et a parlé de moi à un jeune Sénégalais qui réalisait un moyen-métrage. J'ai depuis tourné dix films depuis 2019. Je viens de terminer un tournage à Bruxelles pour un film belge, marocain-belge, qui sortira en 2025. L'année dernière, j'ai également tourné deux films, l'un avec Ahmed Sylla et l'autre intitulé ‘’N°10’’, les deux étant disponibles sur Amazon. Sur ce dernier, j'ai joué un rôle principal, ce qui était nouveau pour moi. Je m'éclate dans ce que je fais. Je le fais avec passion et plaisir, tout en ayant une vision politique : lutter pour une humanité plus humaine, pour le droit et la dignité des personnes. C'est aussi cela qui me guide, comme une balise philosophique et éthique.
BABACAR SY SEYE