Publié le 16 May 2025 - 00:06
IBRAHIMA TRAORE, FIGURE CLIVANTE

Le Burkina Faso au cœur d’un débat sénégalais

 

La célébration, au Burkina Faso, de la Journée des coutumes et traditions, initiée par le capitaine Ibrahima Traoré, ravive les débats au Sénégal. Alors que certains saluent un modèle panafricain de rupture et de souveraineté, d’autres dénoncent une dérive autoritaire masquée par un discours anti-impérialiste. La sortie du député Guy Marius Sagna en soutien au régime burkinabé cristallise ces divisions, y compris dans les rangs des militants de la gauche sénégalaise.

 

Ce 15 mai 2025 marque la deuxième édition de la Journée des coutumes et des traditions au Burkina Faso, une célébration nouvellement instaurée par le capitaine Ibrahima Traoré, président de la transition burkinabé. Dans un message officiel, le chef de l'État avait rappelé la portée de cette journée qu'il veut ancrer dans la mémoire collective de son peuple : ‘’Cette journée nous offre l’occasion de mener une introspection profonde pour faire surgir de nos racines et de notre culture les valeurs de solidarité, de paix, de tolérance, de rigueur et de combativité. Ainsi, nous serons plus forts pour faire face aux défis qui se présentent à nous.’’

En inscrivant officiellement cette date dans le calendrier national, il poursuit sa volonté de refondation identitaire et politique, dans un pays en guerre contre les groupes armés terroristes.

Mais cette démarche, bien qu’appréciée par certains pour son ancrage culturel, continue de susciter le débat au-delà des frontières burkinabé.

Au Sénégal, la figure d’Ibrahima Traoré divise. Pour certains, il incarne une nouvelle génération de dirigeants africains décomplexés, porteurs d’un discours de rupture, de souveraineté et de retour aux valeurs traditionnelles. Pour d’autres, il est le symptôme d’une tendance autoritaire, décomplexée elle aussi, mais dangereusement populiste et militariste. La ligne de fracture est nette entre les panafricanistes assumés et les défenseurs d’un ordre constitutionnel strict.

Guy Marius Sagna : un soutien sans réserve à Ibrahima Traoré

Le député Guy Marius Sagna a tenu à exprimer son soutien sans ambages au capitaine Traoré, dans une lettre ouverte qui a circulé dans la presse nationale et sous-régionale. ‘’Je soutiens le peuple burkinabé, affirme-t-il, dans une guerre imposée par l’impérialisme international’’.

Pour l’élu connu pour son engagement panafricain et anti-impérialiste, le Burkina Faso, au même titre que le Mali et le Niger, fait l’objet d’une déstabilisation orchestrée par des puissances étrangères qui utilisent le terrorisme et les mouvements sécessionnistes comme levier de pression.

Dans cette logique, il distingue deux catégories de militaires : ‘’Ceux qui sont manipulés par l’impérialisme contre leur peuple et ceux qui accompagnent la mobilisation populaire pour la rupture avec les régimes néocoloniaux.’’ Selon lui, Ibrahima Traoré fait clairement partie de cette seconde catégorie, celle des militaires patriotes dans la lignée du ‘’camarade Thomas Sankara’’, qu’il présente comme le précurseur du réveil des peuples africains par la voie de la conscience populaire soutenue par une faction militaire engagée.

Dans une attaque directe contre les puissances occidentales et leurs relais médiatiques, Guy Marius Sagna dénonce ‘’l’hypocrite duplicité des impérialistes et de leurs médias’’ et promet que ‘’cela ne passera pas’’. Il revient aussi sur l’histoire politique du Burkina Faso, marquée, selon lui, par ‘’des décennies de putschs néocoloniaux, dirigés par des juntes civiles valets de l’impérialisme’’, une période qu’il estime aujourd’hui close par la volonté du peuple burkinabé et la posture de son jeune capitaine.

Dans sa conclusion, il formule des vœux clairs : la victoire d’une ‘’deuxième phase de libération anti-néocoloniale africaine’’, un processus qu’il voit à l’œuvre au Burkina Faso, mais aussi au Mali, au Niger et au Sénégal. Une projection continentale qui alimente les tensions internes au Sénégal où l’admiration pour Traoré se heurte à une opposition farouche, attachée aux processus électoraux classiques et à l’idée que les transitions militaires restent des exceptions dangereuses.

La colère des exilés burkinabé : “Une gifle aux victimes”

Mais cette prise de position radicale de Guy Marius Sagna a aussi provoqué une onde de choc, notamment parmi les journalistes et activistes burkinabé qui voyaient en lui un allié. Plusieurs voix, jusque-là proches de son combat, se sont dites déçues, voire trahies. L’exemple le plus frappant est celui de Guy Hervé Kam, avocat burkinabé détenu depuis plusieurs mois par le régime de Traoré. Cet homme s’était pourtant illustré par son soutien à Ousmane Sonko et au parti Pastef au Sénégal. Un proche de Kam ne cache pas son amertume : ‘’Guy Marius Sagna a oublié que Me Kam est encore dans les prisons d’IB. Ce même Me Kam qui s’est constitué au Sénégal pour défendre Pastef et Ousmane Sonko. Ça fait mal de voir un frère se retourner contre nous au moment où on attendait son soutien. On était enthousiaste quand on a vu l’annonce, mais dès qu’il a parlé, on a compris qu’il nous avait lâchés. C’est le pouvoir qui est comme ça avec les faux.’’

Les critiques vont plus loin. Un activiste burkinabé en exil s’indigne : ‘’Oui. Terrible. Je crois que la question simple qu’on peut lui poser est : soutient-il un coup d’État au Sénégal avec la suppression des partis politiques, l’interdiction des activités politiques des OSC, la censure stricte des médias, l’enlèvement massif de militants pour la démocratie et la traque des activistes critiques ? Normalement, c’est ce qu’il souhaite pour le Sénégal. Quand on ne veut pas de coup d’État chez soi, on n’applaudit pas le coup d’État du voisin ! Il faut que nos hommes politiques soient cohérents !’’

Un journaliste burkinabé vivant en exil ajoute avec une colère contenue : ‘’Le combat pour la justice ne se fait pas aux côtés des bourreaux. Il y a des silences qui honorent et des paroles, des gestes, des présences qui font honte et qui blessent. Votre participation à cette conférence de presse aux côtés d’un ambassadeur frère direct d’Ibrahim Maïga – un homme tristement célèbre pour ses appels à la haine et à la violence contre les Burkinabé exilés – est une injure. Une insulte aux victimes, aux familles brisées, aux voix muselées, aux cœurs exilés. Une gifle à tous ceux qui croient encore que l’Afrique peut et doit défendre les droits humains, la dignité, la liberté d’expression.’’

Une opinion sénégalaise divisée entre fascination et inquiétude

Les chiffres évoqués renforcent ce malaise : plus de 12 journalistes portés disparus ou arrêtés sous le régime de Traoré, 18 autres vivant en exil, des partis politiques interdits, des citoyens arrêtés pour un simple commentaire sur Facebook. Pour certains observateurs, l’ambiguïté du député Sagna devient problématique. Un jour, il fustige les dérives antidémocratiques en Côte d’Ivoire, au Togo ou au Sénégal, mais semble fermer les yeux sur les répressions similaires au Burkina Faso, au Mali ou au Niger.

Cette contradiction heurte également une partie de l’opinion sénégalaise. Au sein même de Pastef, le parti d’Ousmane Sonko, les clivages sont perceptibles. Certains militants soutiennent avec ferveur le régime de Traoré, qu’ils considèrent comme un modèle de souveraineté et de résistance à l’impérialisme. Pour eux, c’est une question d’idéologie. Le maire de Keur Massar Sud, Bilal Diatta, ne cache pas son admiration : ‘’Je suis Ibrahima Traoré.’’

Mais d’autres Sénégalais s’en inquiètent. Pour eux, un pays comme le Sénégal, qui n’a jamais connu de coup d’État, ne peut pas cautionner une transition militaire au nom d’un discours anti-français. Le rejet de l’impérialisme, disent-ils, ne doit pas servir de prétexte à la répression ni à la confiscation des libertés fondamentales.

Entre soutien idéologique, indignation morale et incohérences politiques, le cas burkinabé agit comme un miroir des contradictions internes du panafricanisme militant. Et la figure d’Ibrahima Traoré, tout comme celle de Guy Marius Sagna, cristallise ces tensions, au Sénégal comme ailleurs.

La confusion entre combat pour la souveraineté et tolérance envers les dérives autoritaires continue d’alimenter un débat essentiel sur les limites du panafricanisme politique et ses contradictions internes. Au fond, la question reste entière : peut-on défendre la libération des peuples sans trahir les exigences de démocratie et de droits humains ? Entre convictions militantes et réalités répressives, l'Afrique semble encore chercher un équilibre entre rupture et responsabilité.

AMADOU CAMARA GUEYE 

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