‘’Les questions migratoires ne sont pas correctement prises en charge par les candidats’’
Dans cet entretien avec EnQuête, le président de l’ONG Horizon sans frontières regrette le déficit du débat autour des questions migratoires et revient sur les véritables enjeux de l’heure.
Pensez-vous que la problématique de la migration est bien prise en charge dans cette campagne pour les élections législatives ?
Malheureusement, nous n’avons pas ce sentiment. Vu la recrudescence du phénomène de la migration irrégulière avec son lot de drames ; le dernier en date étant celui de Nador, nous nous attendions vraiment à ce que cette question soit au centre des débats. Malheureusement, ce n’est pas le cas… Pour nous, le thème central de cette campagne pour les prochaines législatives devait être la lutte contre l’extrême pauvreté, facteur de propagation de la migration irrégulière. Je pense que c’est une question essentielle. Comment faire en sorte que cette jeunesse puisse comprendre que leur avenir c’est ici ? Comment susciter cette révolution socio-culturelle, épistémologique pour que la jeunesse puisse comprendre qu’il faut un changement de paradigme ? Voilà les véritables enjeux sur lesquels j’attendais beaucoup les différents candidats. Je pense que ce n’est pas encore trop tard. Les différents protagonistes doivent travailler à mieux adresser cette thématique.
Vous aviez émis le souhait de porter votre candidature pour ces législatives, quelles en étaient les principales motivations ?
Après avoir travaillé plus de 20 ans dans la sensibilisation, l’éveil des consciences sur ces questions liées à la migration, j’avais estimé qu’il fallait passer à une autre étape de mon combat. Malheureusement, à cause des nombreuses contraintes, je n’ai pu déposer ma candidature. C’était un choc pour moi, mais on l’a accepté. Je voulais postuler pour poser le débat sur ces questions liées à la migration au niveau national, africain et international. Aujourd’hui, combien de Sénégalais ont maille à partir avec la justice dans leurs pays d’accueil ? Combien sont emprisonnés injustement ? Combien sont morts au large de la Méditerranée ? Je pense que ce sont des préoccupations fondamentales, mais malheureusement qui ne sont pas assez prises en charge correctement. Voilà pourquoi je tenais à candidater pour une prise en charge efficace de ces sujets, de ses thématiques. Par exemple, pour le cas de ces Sénégalais tués ou retrouvés morts à l’étranger, il n’y a pratiquement jamais d’enquête. Or, ce sont des dossiers que nos gouvernants, nos députés doivent pouvoir porter. Le Sénégal a un rôle important à jouer à ce niveau. Non seulement, c’est un pays important de départ et d’accueil, mais qui a aussi beaucoup d’aura sur le plan international…. Voilà entre autres ce qui me motivait. Mon ambition, c’est la mise en place d’une véritable politique migratoire capable de prendre en charge la préoccupation des Sénégalais de nos compatriotes.
Quelles doivent être selon vous les priorités de la prochaine Assemblée en matière de gestion de la migration ?
L’Assemblée nationale doit être une Assemblée pour le peuple, exclusivement pour la cause du peuple, y compris les nos compatriotes émigrés. Elle doit avoir une légitimité populaire et non censitaire comme c’est le cas actuellement. Permettez-moi de dénoncer l’exclusion de certains citoyens du jeu démocratique. Ce n’est pas normal que des citoyens sénégalais qui veulent s’investir dans la défense de leurs compatriotes soient bloqués à travers des arguties juridiques comme la caution, le parrainage…. Je pense qu’il nous faut des compétitions ouvertes, avec le moins de barrières possibles. Pour la prochaine Assemblée, nous voulons qu’elle soit de rupture, avec des de vrais députés du peuple, pas de députés de leurs partis. Nous espérons que pour une fois, elle va inscrire les questions migratoires au cœur de son action.
Le drame de Nador est encore frais dans les mémoires. Etes-vous satisfait par la prise en charge de cette tragédie par les Etats africains en général, le Sénégal en particulier ?
Concernant le drame de Nador, bien évidemment nos interrogations subsistent jusqu’à présent. On ne nous a même pas élucidés sur le nombre exact de morts. Bien au contraire, il y a eu une précipitation qui ne s’explique pas. Les personnes tuées n’ont même pas eu droit à une enquête sérieuse, une enquête indépendante pour déterminer les circonstances de leur mort. Je crois que ce qui s’est passé est inadmissible. Nous le regrettons vivement. Ils ont tué des gens innocents qui avaient les mains vides. Mais ce qui est le plus dramatique dans cette affaire, c’est l’attitude même des Etats africains. Malgré les dizaines de morts, la plupart n’ont rien fait pour voir sir leurs enfants font partie des victimes. Pour des raisons d’intérêts, ils n’ont même pas essayé d’en savoir plus sur ce qui s’est passé. Aucun pays, à part la Gambie, n’a voulu s’approprier ces morts, d’après les informations. Ce qui s’est passé pour nous, ce n’est ni plus ni moins qu’un génocide contre de jeunes africains, en quête d’un avenir digne.
Qu’attendez-vous des dirigeants ?
Ce que nous attendons des États africains, c’est la prise en charge de sa jeunesse. Permettez-moi de rappeler que 60% des Africains ont moins de 24 ans et à l’horizon 2050, on nous dit que 35% des jeunes dans le monde seront africains alors que cette population n’était que de 15% en 2000. Cette spécificité est une donne essentielle pour l’avenir du continent, d’ici à 2030. Je pense que les défis sont majeurs en termes d’emploi, au regard des prévisions démographiques et des réalités économiques. Aujourd’hui, l’Afrique doit pouvoir quand même écouter sa jeunesse, prendre en charge ses préoccupations, car préparer l’avenir de ce continent, c’est préparer sa jeunesse. Il est donc primordial de redynamiser le marché du travail, notamment au travers de certaines filières comme l’agriculture, mais aussi par le renforcement de l’employabilité de ces jeunes. Je crois que le débat en Afrique devrait être à ce niveau. Au Sénégal, voilà ce qui devait être les vrais enjeux pour ces élections.
La persistance du phénomène ne montre-t-il pas l’échec des politiques mises en œuvre par l’Etat ?
Effectivement, la persistance du phénomène dénote un certain échec dans la mise en œuvre des politiques. Il faudra faire preuve d’humilité, se remettre en cause, et faire un diagnostic sans complaisance de la situation. Pour avancer, il faut un suivi, faire le bilan de ce que nous avons fait jusque-là. Malheureusement, nous n’avons pas cette culture de l’évaluation dans nos pays. Il y a beaucoup de chose à revoir dans les politiques migratoires. Il faut revoir les questions de gouvernance, revoir la lutte contre le chômage, la corruption endémique… Voilà des causes profondes de l’extrême pauvreté et donc de l’émigration irrégulière. Il faudra revoir tout cela, sans oublier nos pesanteurs socio-culturelles.
Qu’entendez-vous par ces pesanteurs socio-culturelles ?
J’entends par-là toutes ces justifications brandies par les jeunes pour prendre le départ et qui tirent leurs origines des réalités sociales. Vous les entendrez parler de ‘’tekki’’ (réussir en wolof) pour se justifier, parce que nous sommes dans une société où c’est l’argent qui détermine les positions sociales pour la plupart. C’est pourquoi je dis qu’il faudra cette révolution socio-culturelle, épistémologique. Il faut amener les jeunes à comprendre que leur avenir est ici. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours proposé de nouvelles modalités de sensibilisation avec des outils d’aide à la prise de décisions ; nous avons proposé des ateliers de relecture de la perspective dans toutes les zones. Cela va permettre d’avoir des fiches techniques pour effectivement savoir les préoccupations de toutes les couches sociales, en vue d’essayer de prévenir ce phénomène. Je pense que c’est primordial, surtout qu’avec toutes les crises qui sévissent en ce moment, il pourrait atteindre des proportions encore plus graves si des mesures efficaces ne sont pas prises.
Quelle est la suite de l’affaire qui vous opposait à l’Etat du Sénégal sur la gestion des fonds injectés par les partenaires ?
Ce que je peux dire, c’est que mes préoccupations sont restées les mêmes. Aujourd’hui, je pense que l’histoire nous a donné raison. Nous sommes en 2021, on nous parle de 4000 morts au large de la méditerranée ; combien de Sénégalais parmi ces morts ? Personne ne peut le savoir. Les gens se fient parfois aux déclarations des migrants eux-mêmes pour déterminer les nationalités. Mais il se trouve que rares sont les migrants irréguliers qui vont se réclamer sénégalais, parce que le migrant sénégalais est essentiellement économique. Il n’est pas protégé par la Convention de Genève de 1951. Ce qui fait que quand un Sénégalais entame un projet d’aller en Europe, il refuse de décliner son identité. Malheureusement, nos autorités refusent de voir la réalité en face… Cela a toujours été notre combat, nous allons continuer d’alerter, de dénoncer et c’est pourquoi j’ai eu ces déboires. J’en suis sorti avec des séquelles, avec des maladies que je n’avais pas auparavant. C’est regrettable. Je n’ai jamais imaginé qu’on pouvait me traiter de la sorte, mais je rends grâce à Dieu. C’est l’occasion également de remercier vivement le peuple sénégalais ainsi que tous ceux qui m’ont soutenu lors de cette épreuve, que ça soit au Sénégal, ou à l’étranger.
Y-a-t-il, selon vous, une corrélation entre le covid 19 et la recrudescence de cette forme de migration irrégulière ?
Effectivement, il y a une corrélation entre la pandémie et la recrudescence de l’émigration irrégulière. D’ailleurs, nous avons eu à alerter que l’ère post-coronavirus risque de créer beaucoup de tensions géopolitiques liées à la migration, du fait des nombreuses restrictions. Nous avions même prédit une intensification des départs à cause de l’augmentation de l’extrême pauvreté. Ce qui est dommage, c’est que l’Afrique ne s’organise pas pour faire face aux défis de la mondialisation. Le Continent est miné par des crises politiques qui renforcent la pauvreté et favorisent la tendance des jeunes à vouloir coute que coute fuir leurs pays. Ce qui rend encore plus d’actualité notre appel à la tenue d’une initiative africaine pour harmoniser nos politiques en matière de migration.
On parle beaucoup des migrants de retour, mais ont-ils véritablement l’assistance qu’il faut pour leur permettre de s’installer ?
Ceci est une sempiternelle question qui relève de la thématique ‘’migration et co-développement’’. Malheureusement, la prise en charge de cette question fait toujours défaut. Le Sénégal, je pense, doit redoubler d’effort à ce niveau. La diaspora sénégalaise regorge de potentialités. Il faut les recenser, pour en faire une composante organique. Ces gens qui sont partis et qui ont une expérience dans tous les domaines, il faut les inciter à revenir et les accompagner. C’est une de nos ambitions essentielles avec le mouvement ‘’Tabaxaat’’, pour la reconstruction du Sénégal avec la diaspora.
Quelles solutions pour mettre un terme à l’émigration irrégulière ?
Pour mettre un terme à la migration irrégulière, il faudra peut-être faire la typologie des migrations ; et pour chaque type de migration développer des perspectives de solutions pour réduire les risques à des proportions tolérables. Aussi, il faudra recarder le débat dans un contexte de mobilité, puisqu’on parle de mondialisation et de mobilité croissante des populations. Un milliard de personnes franchissent chaque année les frontière. Aujourd’hui, au chapitre des migrations pour des raisons économiques -c’est le cas du Sénégal- il faudra lutter contre l’extrême pauvreté… En amont, il faudra aussi s’attaquer à nos pesanteurs : la notion de tekki, la notion de am-am… Nous sommes dans un pays où l’avoir est mis au-delà de l’être qui est l’incarnation des valeurs intrinsèques. Je crois que dans un tel pays, nous avons vers l’aliénation. Les jeunes doivent comprendre que Rome ne s’est pas fait en un jour. Il faut être patient dans la vie. Pour réussir un tel pari, il faut revoir notre système éducatif, essayer d’inculquer certaines valeurs aux jeunes… Au niveau international, il faudra que l’Europe se remettre en cause dans la gestion des flux migratoires. Au lieu d’essayer de se barricader, il faut tenir compte de la nouvelle donne, le contexte de mobilité internationale.
Cet article a été réalisé avec le soutien d’Article 19 et de l’UNESCO dans le cadre du projet ‘’Autonomiser les jeunes en Afrique à travers les médias et la communication’’ financé par l’Agence italienne pour la coopération au développement.