Un insecte au secours des lamantins et des pêcheurs
Des charançons ont été introduits dans le lac Ossa pour lutter contre la prolifération de « Salvinia molesta », une fougère aquatique qui menace la survie des mammifères marins.
Sadam Ekwalla est fatigué, mais heureux. Large sourire aux lèvres, le pêcheur de 33 ans amarre sa petite pirogue en bois au bord du lac Ossa, à Dizangué, dans l’ouest du Cameroun. Sorti à 4 heures du matin, il est de retour après plus de six heures de navigation avec une belle moisson de carpes roses, dont une partie sera destinée à la vente et le reste à sa famille. « Je suis vraiment content. On a passé des années difficiles où on ne pouvait pas pêcher, se souvient-il en démêlant son filet. La Salvinia avait tout envahi. Le lac était comme la pelouse d’un stade de football, on ne voyait plus l’eau et on ne pouvait rien faire. Aujourd’hui, une partie de cette plante maudite a disparu. »
D’après Sadam Ekwalla et huit autres pêcheurs rencontrés par Le Monde, tout commence entre 2016 et 2017. Les marins voient apparaître la Salvinia molesta, une fougère aquatique très invasive qui double de taille tous les huit à dix jours, sur ce lac d’eau douce d’une superficie de 4 507 hectares où vivent des lamantins d’Afrique, des mammifères marins classés « vulnérables » dans la liste des espèces menacées de disparition de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
« On passait dans un endroit et le lendemain tout était rempli de Salvinia. On lançait nos filets et quelques heures plus tard elle avait tout englouti, relate Ernest Djocky, 53 ans. J’ai perdu deux filets, soit près de 200 000 francs CFA [300 euros]. On ne voyait même plus les lamantins. » La situation est telle que la pêche devient impossible, les pirogues ne pouvant plus se frayer un passage. Certains pêcheurs quittent les lieux, à la recherche de nouveaux sites. D’autres, comme Sadam Ekwalla, se réorientent vers le métier de moto-taxi ou dans l’agriculture.
Les villages bordant le lac organisent des journées de nettoyage pour se débarrasser de cette plante qu’ils ont surnommée « Boko Haram », « Satan 2 » ou « Diable »… Mais très vite, la Salvinia recouvre jusqu’à 50 % du lac. « Même les berges étaient attaquées. C’était du jamais-vu, s’étonne encore Ernest Djocky. Heureusement, grâce aux charançons du docteur Aristide, il y a une amélioration. »
Azote et phosphore
En effet, face à la prolifération de la fougère, Aristide Takoukam Kamla, biologiste marin et fondateur en 2012 de l’African Marine Mammal Conservation Organisation (Ammco), une ONG spécialisée dans la protection des espèces marines au Cameroun, décide d’agir à partir de 2019. A l’époque, il boucle son doctorat de vétérinaire avec une spécialisation sur le lamantin d’Afrique à l’université de Floride, aux Etats-Unis. Ce scientifique, « tombé fou amoureux » des mammifères marins du lac Ossa pendant ses études en écologie à l’Université de Dschang (ouest), a remarqué que la Salvinia proliférait en raison de l’enrichissement du lac en azote et en phosphore.
« Ce sont des éléments dont les plantes ont besoin pour se nourrir, précise-t-il. La Salvinia étant une plante flottante, elle dépend des nutriments qui se trouvent dans l’eau. Aussi longtemps que l’eau est enrichie, elle se développe, mais si l’eau perd de son enrichissement, elle meurt… Je n’ai pas voulu me résigner et laisser le lac mourir. Je ne me le serais jamais pardonné. »
Après l’obtention de son doctorat en Floride, en 2019, il s’envole pour l’université de Louisiane afin de se former auprès de partenaires spécialisés dans l’élevage de charançons qui se nourrissent de la fougère. « J’étais convaincu que la lutte biologique était la méthode qu’il fallait employer, insiste-t-il. Elle avait déjà eu des résultats ailleurs, y compris dans 22 pays africains » dont le Sénégal, le Bénin et l’Afrique du Sud. Le gouvernement camerounais l’autorise à importer ces insectes. Dans son petit laboratoire de Dizangué, il expérimente en prélevant la Salvinia du lac Ossa, qu’il met en contact avec des charançons dans des étangs artificiels. Les résultats sont positifs. En 2021, convaincu, l’Etat lui délivre le permis pour relâcher les charançons dans le lac.
Mais les résultats tardent à venir et la population s’impatiente. Aristide Takoukam Kamla et son équipe s’inquiètent : ils ont l’impression que les charançons qu’ils déversent disparaissent. Ils se posent des questions, discutent avec leurs partenaires en Louisiane et changent de méthode. Les insectes sont désormais relâchés dans des enclos adaptés. « Ils restaient ensemble le temps de bien se reproduire et de s’acclimater à l’environnement du lac », détaille le biologiste. Fin 2022, les résultats apparaissent. La Salvinia change de couleur et vire au marron. Les touffes sont perforées par des nuées de charançons et disparaissent de la surface de l’eau.
La lutte n’est pas finie
« Les communautés ont compris que la lutte biologique était la solution, se félicite Aristide Takoukam Kamla. On est passé de 50 % de couverture par la Salvinia en 2021 à près de 15 % aujourd’hui. La pêche a repris et les lamantins sont de plus en plus visibles dans le lac. » Mais la lutte n’est pas finie. Car la Salvinia a créé un environnement propice à la prolifération d’une autre plante invasive : la Rhynchospora racemosa. Un duo résistant qui nécessite de gros moyens financiers et matériels. En attendant, le plus urgent, selon le biologiste, reste de trouver les causes de l’enrichissement en azote et en phosphore de l’eau issue de la Sanaga, le plus long fleuve du Cameroun.
De leur côté, pêcheurs et habitants « prient pour que la Salvinia disparaisse pour toujours », dit Noé Bessinga, chef de Songueland, un village situé au bord du lac : « Cette plante nous a causé tous les torts. Des pêcheurs ont abandonné leurs campements. Des agriculteurs ont abandonné leurs champs situés de l’autre côté du lac car ils n’y avaient plus accès. » Mais avec la relance des activités de pêche, les défenseurs de l’environnement craignent désormais un autre fléau, dont l’homme est le seul coupable : la reprise du braconnage des lamantins.
Le MONDE