La société civile interpellée sur certaines questions
La société civile sénégalaise devait se poser certaines questions et imposer des conditions au préalable à l’Etat, avant de s’embarquer dans le combat pour l’annulation de la dette. C’est ce qu’a soutenu le professeur Pierre Sané, ancien Directeur d’Amnesty International, lors de son intervention ce week-end, à l’occasion des ‘’Samedis de l’économie’’.
L’usage de la dette contractée par les Etats africains auparavant et celui de l’argent qui sera réservé une fois la dette annulée sont des questions à régler, au préalable, avant de déclencher le combat pour l’annulation de dette africaine, selon le professeur Pierre Sané. ‘’La question que je pose c’est : est-ce que la société civile sénégalaise doit soutenir l’annulation de la dette sans poser des conditions ? Parce que ce n’est pas la première fois qu’il y a une compagne pour l’annulation de la dette des pays du Tiers-monde et probablement, ce ne serait pas la dernière fois. Parce que nous sommes dans une économie structurellement qui entraine un endettement de plus en plus poussé et surtout une mauvaise gestion de la dette’’, souligne l’ancien directeur d’Amnesty International.
Le Pr. Sané, qui contribuait ce week-end, lors des ‘’Samedis de l’économie’’, a estimé qu’on ne peut pas tout simplement faire campagne sans se poser des questions. D’abord, il relève que la dette ‘’n’est jamais réellement annulée’’. Elle est réorientée, privatisée, avec des conditionnalités. ‘’On annule votre dette à condition que vous donniez des points à Bolloré. On annule votre dette à condition que vous donniez de l’eau à Bouygues, à condition que les politiques publiques que vous mettez en œuvre soient des politiques qui favorisent le capital étranger. Donc, c’est une perte de souveraineté. Il y a quand même des questions que l’on doit se poser. Est-ce qu’on peut soutenir cette annulation de la dette sans se poser la question sur comment cette dette a été accumulée ? A quoi est-ce qu’elle a été utilisée ?’’, note l’ancien sous-directeur général des Sciences sociales et humaines de l’Unesco à Paris.
Restructurer l’économie nationale
‘’Est-ce qu’il faut faire campagne pour l’annulation de la dette sans faire campagne pour la restructuration de notre économie, la sortie du CFA et la création d’une monnaie nationale, sans mettre en place des mécanismes qui permettent de contrôler la fuite des capitaux, sans exiger qu’on puisse mettre fin à la corruption systématisée dans notre pays et qui est en train de détruire notre économie, l’avenir de nos enfants ? Si cette annulation est refusée, l’Etat va faire des coupes sombres dans les dépenses sociales comme d’habitude. Il va privatiser. Mais va faire face à la grogne populaire. A ce moment, c’est la colère populaire, la rue qui a exigé un changement dans la structure et la gestion de notre économie’’, ajoute-t-il.
D’après M. Sané, si on fait campagne pour l’annulation de la dette, afin d’éviter une montée de la colère populaire, on aura une gestion ‘’modeste’’. ‘’Si, pour accélérer la grogne, la mobilisation, dégager tous ces gouvernants kleptocrates, la société civile pouvait se poser des questions avant de s’embarquer dans l’annulation de la dette sans poser des conditions au préalable à l’Etat. (…) Normalement, une gestion économique sobre et vertueuse emprunte pour investir dans des secteurs productifs rentables, qui permettent ensuite de rembourser la dette. Mais est-ce que cet argent que nous avons emprunté a été utilisé dans des dépenses de prestige ? Est-ce que cela a été en partie détourné ? Est-ce que cela a contribué à la fuite des capitaux ? Est-ce que si cette annulation est faite, ce qui va être dégagé, comment cela va être utilisé ? Est-ce que réellement cela va être utilisé dans la lutte contre la Covid ? Quand on sait que les 1 000 milliards de francs CFA qui ont été dégagés, une bonne partie a été détournée. Est-ce que cela va être utilisé pour maintenir le train de vie de l’Etat ou pour lutter effectivement contre la pauvreté ?’’, interroge le Pr. Sané.
L’ancien patron d’Amnesty International a rappelé qu’il y a 22 000 enfants qui meurent chaque année de paludisme au Sénégal. ‘’La Covid tue peut-être une centaine de personnes par an et on ne s’émeut pas de la perte de ces 22 000 enfants qui ne justifie pas une discussion autour de la dette. On ne peut pas continuer à demander l’annulation de la dette et à soutenir l’initiative sans exiger un audit de la dette, sans qu’on soit informé sur les opportunités. Au lieu d’investir dans un train rapide qui a coûté 1 500 milliards de francs CFA et qu’on va devoir rembourser pendant des années, on aurait pu l’utiliser pour construire des hôpitaux. Un hôpital, c’est 15 milliards de francs CFA. On aurait pu doter les 45 départements du Sénégal d’hôpitaux plutôt que dans un train rapide que Dieu seul sait quand il va commencer à rouler’’, regrette-t-il.
Pour sa part, Mamadou Mignane Diouf, membre du Comité d’organisation de l’Initiative pour l’annulation de la dette africaine (Iada) a, par ailleurs, indiqué que dans ce monde où on parle de plus en plus de partenariats public-privé, les investissements prévus dans un contexte de crise comme celle-ci doivent ‘’être revus, ré-analysés, recalculés’’ pour occuper une place importante. ‘’Il faut aussi qu’on ose parler de la dette privée. Les conséquences de la crise ne sont pas encore totalement maitrisées, mais elles sont actuellement très difficiles à supporter. Nous recommandons donc d’envisager l’annulation de ces dettes et d’apporter un soutien à la mise en place d’une démarche inclusive pour accompagner l’argumentaire à tous les niveaux et dans tous les pays. Il nous faut arriver à faire reconnaitre que les dettes écologiques, historiques qu’on nous doit pourraient éventuellement être utilisées comme mécanisme de campagne. Annuler la dette pour sauver des vies, relancer l’économie africaine, oui, cela est possible, à condition d’en faire une priorité, une action collective, une ambition inclusive qui mobilise tout le monde, aussi bien en Afrique qu’à travers le monde’’, défend-il.
Pour donner plus d’ampleur à leur combat, le président de l’Iada, Mody Guiro, a fait savoir que dès octobre 2021, ils comptent organiser des actions symboliques, en marge du Sommet du G20 prévu en Italie. ‘’Nous voulons que des personnalités africaines soient présentes à cette occasion pour porter le combat. Mi-mars 2022, nous voulons organiser une grande conférence africaine internationale pour l’annulation de la dette africaine. Nous voulons faire de cet évènement un moment fort de mobilisation, avec la présence des parlementaires, des artistes, des femmes, des ONG, etc., pour crier haut et fort l’annulation de la dette’’, informe-t-il.
La Covid-19, source de tensions budgétaires
Par rapport à l’ouverture vers un cadre commun de restructuration de la dette, la crise sanitaire ayant frappé de plein fouet l’économie mondiale, l’économiste Babacar Sène pense que les créanciers aussi devraient être ‘’solidaires’’ avec les pays endettés, en partageant le fardeau de la dette dans ce contexte sans précédent. ‘’A défaut, nous risquons de converger vers des lendemains très douloureux, et on est en train de le voir un peu partout dans certains pays africains. (…) La crise de la Covid-19 sera source de tensions budgétaires. Aujourd’hui, beaucoup de pays commencent à avoir des problèmes d’endettement par rapport aux créanciers extérieurs. Elle sera aussi une nouvelle tragédie de la croissance. D’abord, les analyses de soutenabilité de la dette ont montré qu’il y avait déjà des pays qui étaient en situation de surendettement avant la Covid-19, pas uniquement au niveau africain. On a vu le cas du Liban, de l’Argentine, de l’Equateur, etc.’’, indique-t-il.
Au niveau africain, le professeur Babacar Sène a relevé qu’il y avait beaucoup de pays qui avaient déjà des problèmes d’endettement et d’autres qui avaient une dette soutenable et qui sont en train d’entrer dans une situation d’insoutenabilité par des dépenses considérables destinées à lutter contre la crise sanitaire. Ceci, malgré les moratoires qui ont été accordés par le G20 et le Club de Paris.
‘’La Covid-19 a considérablement allongé la liste des pays en développement et déjà en situation d’endettement. Le ratio dette sur produit intérieur brut (PIB), on a ces trajectoires : soit migrer vers la soutenabilité, soit on est sur une trajectoire explosive. Là, on est en situation nette de surendettement. Cette situation, les économistes l’ont théorisée à travers le fameux fardeau de la dette. A un moment donné, l’Etat est tellement endetté qu’il ne pense plus investir sur la santé, l’éducation ou mettre en place certaines infrastructures. Mais l’Etat sera là juste pour rembourser sa dette’’, renchérit-il.
Au-delà, M. Sène note que la Covid-19 sera aussi facteur d’une nouvelle tragédie de la croissance en Afrique. Parce qu’elle aura des conséquences économiques ‘’lourdes’’ sur le continent. ‘’Il suffit d’observer les taux de croissance dans de nombreux pays à faible revenu et développés, pour mesurer l’ampleur de la crise. Certains pays qui, avant le début de la crise, avaient commencé à avoir des trajectoires de croissance assez importantes, se sont retrouvés avec des taux de croissance négatifs, voire presque zéro. Si la communauté internationale n’intervient pas, on tend irrévocablement vers une nouvelle tragédie de la croissance. Ceci, dans un contexte marqué par une récession mondiale qui risque de durer, surtout pour l’année 2020. Le commerce international a été touché, fragilisant ainsi les recettes des entreprises, des ménages et des Etats. Donc, ces derniers ont eu des pertes de recettes énormes, malgré les moratoires accordés et malgré les plans de résilience mis en place de part et d’autre’’, dit-il.
Surveiller l’inflation
L’économiste alerte qu’il y a aussi l’inflation qui est en train de menacer l’économie mondiale. ‘’Déjà, on est en train de ressentir l’inflation au niveau de nos pays. Ce qui va jouer non seulement sur les salaires réels, le revenu réel, le pouvoir d’achat… Au niveau l’économie mondiale, cela est un durcissement des politiques monétaires des banques centrales dans le futur, c’est-à-dire au courant 2022. Les taux d’intérêt risquent de grimper. Ce qui peut être un risque énorme, notamment nos pays qui sont présents sur le marché international. Sachant que nos banques centrales ont ancré leurs monnaies par rapport à l’euro’’, souligne-t-il.
Donc, si la Banque centrale européenne durcit sa politique monétaire, ici, le Pr. Sène notifie que les autres banques centrales africaines risquent de la durcir aussi. Ce qui fera que les conditions d’accès au crédit seront plus difficiles. ‘’Mais également l’augmentation des taux d’intérêt des grandes banques centrales va faire que nos pays auront plus de mal à accéder au marché international et les pays dont les eurobonds vont arriver à échéance bientôt risquent d’être confrontés à un problème de risque de refinancement. C’est-à-dire que si les eurobonds arrivent à échéance, on n’aura plus la possibilité d’émettre pour pouvoir rembourser en partie ce qu’on a emprunté. Donc, il faut qu’on surveille cette inflation qui a commencé à faire mal au niveau de nos économies’’, préconise-t-il.
MARIAMA DIEME