''Si nous ne gérons pas bien le stress...''
Dans ce second jet de l'interview réalisée avec Djibril Cissé, Professeur d’Éducation physique à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar et maître en Taï Chi, les nouveaux modes de vie des sénégalais sont décortiqués, sous l'angle de leur nocivité qui se traduisent par des maladies cardiovasculaires et autres. Djibril Seck réfléchit sur la meilleure manière d'atteindre la performance dans une société mouvante comme le Sénégal.
Dans un autre domaine, on parle beaucoup de stress aujourd'hui dans nos pays, alors que c'était un mal plutôt...toubab, si on peut s'exprimer ainsi.
Vous évoquez un problème important, à l'heure où le Sénégal programme la Couverture maladie universelle. Alors, en plus des maladies infectieuses qui étaient ici, il y a trois maladies qui sont dans les objectifs du IIIe millénaire. Ce sont les maladies métaboliques : diabète ; hypertension liée à la malnutrition, à l'inactivité... Il y a les troubles musculo-squelettiques ; tout ce qui est arthrose. Et le stress. Vous avez vu de grandes entreprises en France où, à un certain moment, les gens se suicidaient à cause du stress lié au travail lui-même, le stress lié à la précarité du travail.
Alors, pour comprendre le stress, c'est une approche multifactorielle qu'il faut avoir. Mais pour le prendre simplement, le stress n'a pas de signification en lui-même. Il est plutôt un rapport entre des forces pressantes ou une pression et la capacité à les supporter. Parce que si on traduit simplement le mot pression pour stress, c'est le rapport entre les forces qui pressent et les surfaces qui supportent, je m'explique. Si on fait peser sur vous 1000 unités de stress, alors que vous pouvez supporter 1000 unités, 1000/1000 c'est 1.
Si on vous met 20 unités de stress alors que vous ne pouvez en supporter que 4, 20/4, c'est 5. Et le stress passe niveau 5. Il faut savoir que pleurer aux larmes et rire aux larmes mobilisent les mêmes ressources. On peut mourir de crise cardiaque de joie. On peut mourir de crise cardiaque de douleur ou de déception. Ce sont les mêmes processus physiologiques, ce qui change, c'est la signification. C'est pourquoi on dit dystress, pour parler du mauvais stress et estress, pour le bon stress.
On te dit que la bonne condition physique, c'est pouvoir s'acquitter des tâches quotidiennes avec vigueur, promptitude, sans fatigue excessive et avec le surplus d'énergie qui te permet d'aller faire du loisir et de gérer les imprévus. L'activité professionnelle, familiale et autre doit être compensée par du estress que tu vas faire, en allant vers le plein air, en allant t'oxygéner, te régénérer.
C'est ce que nous appelons la dimension cachée de la performance. Ce n'est pas ce que tu fais seulement ; mais quand est-ce que tu mobilises tes ressources, quand est-ce que tu renouvelles tes ressources, quand est-ce que tu régénères tes ressources ? C'est le repos, mais le repos actif, le repos en changeant d'activité et toutes les stratégies et les techniques qui accompagnent le développement personnel.
Pensez-vous qu'au Sénégal il existe de bons mécanismes sociaux pour gérer le stress ?
C'était bien géré quand on avait des concessions de 500 m2, quand on avait des possibilités de solutions différenciées. Maintenant, à Dakar, les appartements, c'est 110 m2, avec papa, maman. Au niveau collectif, il y a des pans qui sont partis. Nous sommes comme tout le monde, face au stress. Et si nous ne développons pas les techniques et les ressources qui vont avec, mais nous allons subir le stress du monde moderne sans avoir les moyens de l'accompagner...
Vous êtes maître en Taï Chi, pratique très prisée actuellement au Sénégal. Qu'est-ce que c'est exactement ?
Le Taï Chi est à la fois une philosophie, un art martial et une thérapie. C'est une philosophie, parce que c'est issu de la philosophie chinoise du Tao, à savoir l'unité qui, en se dissociant, donne le positif et le négatif, avec ses déclinaisons, sa cohérence qui est la base des arts martiaux. On dit Ju Do, Karaté Do, Aiki Do, Ken Do. Toutes ces disciplines partagent le Do et ce Do, c'est le Tao, c'est la Voie. Cette voie, pour l'expliquer, c'est trois principes. Le premier, c'est la meilleure utilisation de son énergie.
Minimum d'énergie, maximum d'efficacité. La deuxième loi, c'est le respect mutuel, avec comme déclinaisons : co-construction, solidarité. C'est pourquoi aux arts martiaux, on salue avant, on salue pendant, on salue après. Cela veut dire sans toi, je ne peux progresser. Je te respecte comme je me respecte et ensemble nous partageons, nous sommes solidaires. Ça, c'est l'aspect philosophique. L'aspect martial (de Mars, dieu de la guerre). Quand on ferme le poing, c'est pour se battre. Quand on ouvre le poing, cela devient les mains balsamiques, qui prodiguent un baume.
Et tu vois Senghor qui disait : ''Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques – Tes mains douces plus que fourrure''. Donc le Taï Chi intègre à la fois un système philosophique de développement social, qui est un puissant moteur et un ciment fédérateur du développement asiatique, un savoir-faire de se défendre extérieur, c'est-à-dire ce qu'on appelle les arts martiaux externes, et les arts martiaux internes, de guérison, qui sont pure thérapie, autoguérison, auto-massage, autodétermination, autogestion.
Le Taï Chi, c'est les trois à la fois. (...) C'est à la fois un sport, un art, une thérapie et une pratique d'hygiène qui rentre parfaitement dans les préoccupations de couverture maladie universelle, car il faut prévenir la maladie. Aujourd'hui, on sait que la première cause de handicap chez l'adulte au Sénégal, c'est les maladies cardiovasculaires, qui constituent également la première cause de décès, devant les accidents de la route et les maladies infectieuses.
N'est-ce pas lié aux nouvelles habitudes alimentaires, à la sédentarité et autres ?
Il y a un premier poison, c'est quand dans un aliment, tu mets du salé, du sucré et du gras. L'aliment fastfood vite fait, avec des frites, des condiments sucrés dessus, du gras, modifie la composition du corps. Les graisses augmentent, le cholestérol augmente. Avec le stress, tout cela est potentialisé et ça cause des dégâts. Et ce qui était plus fréquent dans les pays du Nord est maintenant passé dans le Sud... Il y a aussi le niveau d'éducation, le niveau de revenus, le système de valeurs et de croyances. Et ces affections viennent s'ajouter à un lourd fardeau de maladies infectieuses que nous n'avons pas encore réglées. Donc, il faut en faire une large sensibilisation.
Ne faut-il pas retourner à l'orthodoxie culinaire d'antan ?
Des études ont montré que le ceebu jën (riz au poisson) cuit dans l'huile, on ne le mangeait pas tous les jours. Et jusqu'à présent, en campagne, on ne mange pas le ceebu jën tous les jours. On le prépare lors des cérémonies de mariage, de décès, de baptême. Maintenant, on l'a institutionnalisé et les gens le mangent tout le temps, mais aussi il entre en compétition avec nos aliments traditionnels parce qu'il ne demande aucun traitement.
Alors que la même quantité de mil nécessite un traitement d'une journée pour être disponible. Mais le riz blanc, brisé, cuit à point, fond dans la bouche et se comporte comme un sucre. Le riz n'est pas fait pour être cuit dans de l'huile, mais dans de l'eau. C'est des éléments à insérer dans les cours, les carnets depuis la maternelle. Donc, il faut avoir une vision immédiate pour régler certaines choses, mais aussi mettre les choses en perspective, avec cohérence et rationalité. Il ne suffit pas de dire : nous voulons... nous voulons..., mais aussi comment.
Comment expliquez-vous l'avancée fulgurante de pays asiatiques comme le Japon, la Corée, la Chine etc. ?
Il y a un ensemble de choses qui n'expliquent pas tout mais qui donnent des indicateurs. C'est des pays qui ont au moins 2000 ans de continuité historique, parfois une masse critique d'un milliard de personnes, mais aussi une culture millénaire sans grande rupture historique. Ils n'ont pas connu de grande colonisation ou l'esclavage qui nous amène nous à la reconstruction. Ils ont aussi un faisceau de croyances et une élévation du niveau culturel.
Il y a des pays où l'objectif culturel, c'est que chacun ait au moins le Bac, car, à ce moment, tout ce que tu construis, tu peux en parler à un citoyen éclairé et conscient. En Afrique, ça commence à venir, on voit des générations conscientes, on voit des envies de se reconstruire. Actuellement, nous avons le plus grand potentiel humain avec 70 à 75% des Africains qui ont moins de 25 ans. Mais cela ne veut rien dire, c'est de la matière première. Aller chercher l'or en caillou à Sabodala, c'est une chose, le transformer pour lui donner une valeur ajoutée dans une bijouterie, sur une vitrine, c'est autre chose.
Ne faut-il donc pas travailler sur le modèle, comme vous l'indiquiez pour le football ?
Il faut travailler sur tous les modèles en même temps. On appelle ça dans le monde moderne la gestion de la complexité. Le monde est mondialisé mais il faut aussi avoir une logique locale, des choses qui semblent contradictoires mais qui ne sont pas incompatibles : comment jouer une cohérence interne qui s'articule avec une cohérence mondiale. Nous n'aurons pas un développement à l'Américaine, à la Chinoise, à l'Indienne etc. mais c'est en nous inspirant de tout et en prenant notre culture et notre intelligence collective que nous aurons notre signature personnelle.
Et cela est possible aujourd'hui ?
C'est en émergence. N'importe quel Sénégalais qui est leader, ceux qui sont nés autour des années 60, dans un pays démocratique, qui ont tout obtenu, sont allés de par le monde et sont revenus, qui savent ce qui marche dans le monde et se positionnent, n'ont qu'à jouer comme tout leader dans le monde leur rôle à leur place, et on se développe comme tout le monde. On n'est meilleur que personne, mais personne n'est meilleur que nous. Donc ''gëm sà bopp'' (confiance en soi), organisation et méthode.
Et les choses qui intéressent la Nation, qu'on puisse en parler, mais tout simplement comme des constructions, des choses qui sont là et après, on porte le plaidoyer politique et autre. Avec, comme le font les Asiatiques, le respect de soi et de l'autre. Donc, entraide, solidarité, bien utiliser son énergie, bien utiliser les ressources, passer de l'efficacité à l'efficience et être ensemble, c'est le secret. C'est ce que tu trouves à la NASA, les équipes qui remportent des succes stories. Il y a des standards, des éléments, des indicateurs de cohésion de groupe, de performance qu'on appelle les principes d'action, les règles d'action.
Si vous n'avez pas de principes d'action, de règles d'action, ça va dans tous les sens. Je pense quand même que l'intelligentsia africaine qui est là, qui porte l'Afrique, qui a tout obtenu ici, qui est partie et est revenue, elle est consciente et elle est en pleine conscience de ce qu'il faut faire. En plus, elle s'y est engagée.
PAR MAMOUDOU WANE