''Au Sénégal, la culture est malade de ses dirigeants''
Artisan du renouveau de la musique sénégalaise au début des années 90, Robert Lahoud a le mérite d’avoir mis sur orbite des artistes comme Coumba Gawlo Seck et Cheikh Ndigël Lô. Depuis plusieurs années, l'arrangeur et détecteur de talents a pris du recul pour se reconvertir en luthier. Il gagne sa vie dans la réparation, la confection et la vente d’instruments à cordes. Dans une pièce de son appartement situé en plein centre-ville, il expose la première guitare confectionnée au Sénégal. L’artiste s'est confié à EnQuête.
Qu’est-ce qui explique votre longue absence dans le domaine de la musicale sénégalaise ?
Il est arrivé un moment où l’on faisait le buzz pour avoir sorti de bons produits. On avait fait du bon travail. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, les gens font du forcing pour de la visibilité et rester toujours à la une. Pour répondre à votre question, je dirai que je n’ai pas le profil idéal qui convient à la presse d’aujourd’hui.
C’est la raison pour laquelle j’ai été quelque part laissé en rade. Je n’ai jamais cessé mes activités. Au contraire, je suis plus que jamais dedans. Seulement, je ne fais pas les courbettes que certains font pour rester au devant de la scène. Je n’utilise pas certaines pratiques qui consistent à payer de l’argent pour être présent sur la scène. Je ne ferai jamais ça.
Peut-on savoir le nombre d’artistes que vous avez découverts pour la musique ?
Il y a eu beaucoup d’artistes. Et si je me mets à énumérer, je risquerai de blesser ceux qui seront oubliés. Il faut retenir qu’il y en a une quarantaine. C’est ceux qui constituent aujourd’hui le fleuron de la musique sénégalaise. Au début, il y avait le groupe des cinq ténors que sont Youssou Ndour, Oumar Pène, Thione Ballago Seck, Baaba Maal et Ismaël Lô. Nous avons contribué à faire connaître une nouvelle vague de chanteurs et pas des moindres. Je suis le réalisateur de l’album Balla Aïssa Boury de Kiné Lam.
C'est-à-dire que j’ai fait l’enregistrement, la réalisation, la photo de la pochette, la vidéo. C’est moi qui ai monté l’orchestre qui va devenir plus tard le Kaagu. En tant que réalisateur de l’album, c’est à moi que l’équipe doit son premier salaire. C’est aussi moi qui ai fait le premier album de Dial Mbaye. Certes les productions étaient assurées par Massaer Diagne qui était le propriétaire de KSF production. J’en étais le réalisateur technique mais pas le financier. Il y a deux types de producteurs.
J’ai travaillé avec le même producteur financier pour Kiné Lam, Dial Mbaye, Fatou Guewel. J’avais cette faculté d’identifier le potentiel et le talent des artistes contrairement aux commerçants de Sandaga. Je détectais les artistes pour eux. Lorsque j’ai présenté Fatou Guewel pour la première fois, j’ai dit qu’elle chantait aussi bien que les grandes cantatrices qu’on avait connues. Tout le monde m’a pris pour un fou. Le résultat est là aujourd’hui. Elle fait l’unanimité.
Pourquoi selon vous, les producteurs de Sandaga ont échoué au point de changer de métier pour certains ?
Je peux sans trop de prétention dire que c’est moi qui suis à l’origine de la distribution au niveau de Sandaga. Je suis la première personne à écrire sur la pochette d’une cassette cantine B-224. Les dix à quinze premières cassettes vendues sont les miennes. Les gens se sont enrichis à partir de là. A un moment donné, ils ont voulu franchir un palier pour passer de la distribution à la production. La suite est un échec. Je vais vous donner les raisons. Vous savez que certains musiciens sénégalais aiment les raccourcis.
Ils n'avaient rien à faire d'un producteur exigeant qui leur demandait de chanter juste et bien. Ils préféraient aller ailleurs pour tromper les Baol-baol. Cela fait que le maillon que je représentais dans la chaîne a sauté. Les musiciens que je produisais sont allés directement traiter avec les Baol-baol de Sandaga. Le drame dans cette histoire est que toute la musique sénégalaise était confinée dans une cantine. Et le propriétaire était souvent obligé de sortir pour s’étirer. Grâce à l’internet, aujourd’hui on a un champ plus vaste et juste. Le chanteur de Tambacounda et Akon sont sur le même pied d’égalité sur le net.
Cela nous encourage à revenir pour contribuer à la promotion de la musique sénégalaise sans avoir besoin de faire des courbettes devant des animateurs véreux. Il y a eu des artistes qui ont même frisé la prostitution rien que pour paraître. Je fais allusion à la prostitution aussi bien physique qu’économique. On donne tout ce qu’on a aux petits animateurs qui ne connaissent rien à la culture. Voilà aujourd’hui le panorama de la musique sénégalaise.
Est-ce que vous jouez toujours ?
Moi, je ne suis pas prêt à me lancer dans le panorama actuel. Je fais toujours de la musique en jouant de moins en moins. Je ne peux pas concevoir l’idée d’aller jouer dans certaines boîtes de la place pour des miettes. Je joue une fois par an. Mais le jour où vous me verrez sur une scène, sachez que j’ai reçu le cachet qui me sied. On ne va jamais me voir jouer dans certaines boîtes où mes aînés jouent pour 7 000 F Cfa.
Je leur reproche d’accepter de jouer pour des miettes. Prenez l’exemple d’un hôtel à Saly où la salade coûte 8 000 F Cfa et il y a six grands gaillards qui jouent pour un cachet de 30 000 F Cfa. Personne d’entre eux ne pourra s’acheter une salade après leur prestation. Le comble dans cette histoire, c’est que le gouvernement sait tout ça mais il laisse faire. Pourquoi un hôtel dont la salade est à 8 000 F peut faire jouer des adultes pour 30 000 F?
N’est-ce pas que la musique contribue à la promotion du tourisme ?
Ce ne sont que de belles paroles. Ces gens n’ont pas l’intention de faire quoi que ce soit. La musique a bel et bien un grand rôle à jouer dans la promotion touristique. Le problème est que le tourisme est déjà pourri. Le Sénégal répond au nom du pays de la Teranga. Pourtant, dès qu’un touriste débarque à Dakar; il est en danger. Un touriste ne peut pas se promener seul en ville. Il est en danger depuis sa descente de l’avion. Les gens ne le lâchent pas tant qu’ils ne l’ont pas plumé. Où est la Teranga dont on parle ?
Le tourisme commence par la sécurisation des populations et des étrangers. Aujourd’hui, tous les jours on viole des fillettes, on tue des gens. A part l’Apr, le Rewmi et le Pds; on ne parle que de ça dans les journaux. Les gens n’écoutent rien d’autre que Teuss. On est en train de véhiculer le culte de la médiocrité. Saly, c’est un réseau de trafic d’êtres humains. Il y a des vieilles mégères qui viennent se taper des gosses de 14 ans et l’inverse. Il n’y a pas de tourisme à Saly. Je ne suis pas en train de raconter des salades. Peut-être moi, j’ose le dire. Mais au pays de la Teranga, un touriste est en danger. Il ne l’est pas au Cap-Vert et encore moins en Tunisie qui ne sont pas le pays de la Teranga.
En ce qui concerne le rôle de la musique dans la promotion touristique, cela va de paire. Je suis de ceux qui croient que seules la culture et la nature peuvent enrichir un pays africain. L’Afrique du Sud est la première puissance économique de l’Afrique. Si vous lui enlevez la culture et la nature, il ne lui restera rien.
Comment appréciez-vous la politique culturelle du Sénégal ?
Aujourd’hui, la culture à elle seule pouvait enrichir le Sénégal avec une politique cohérente de nos dirigeants. Mais en nous ayant collé treize ministres de la culture en treize ans, on est mal parti. Si l'actuel ministre n'a pas sauté, c'est pour ne pas battre le record du président Wade. On nous a évité trois ministres de la culture en moins de deux ans. Avec tous les ministres de la Culture dont on nous a affublé, c'est une mascarade.
Les politiques n'ont rien à cirer avec la culture. Au Sénégal, la culture est malade de ses dirigeants. Il y a eu le monument de la Renaissance qui a coûté 77 milliards. On ne sait pas pourquoi et comment. Ça devait être audité. Ensuite, il y a eu le Fesman qui a coûté la même somme et aucun opérateur sénégalais, dont je fais partie, n’a travaillé dans ce projet. Aujourd’hui, tous ceux qui ont trempé dans cette histoire du Fesman gravitent autour du ministère de la Culture. Va-t-on traquer ces gens ou non ? Est-ce qu’on aura un jour un audit du Fesman ? Voici là autant d’interrogations auxquelles les Sénégalais attendent les réponses.
Pensez-vous que la nouvelle société de gestion est une bouffée d'oxygène pour les artistes ?
Il est bon de rappeler que nous avons commencé à travailler sur cette nouvelle société de gestion depuis 2003. Je fais partie de l'équipe qui pendant plus de huit ans a réfléchi là-dessus. Mais la société de gestion collective risque d'arriver à un moment où elle sera obsolète. Parce que la technologie avance à une vitesse fulgurante tandis que nous avançons à pas de tortue. Aujourd'hui dans les autres pays, les gens se font payer par le Net.
Cette société de gestion devait voir le jour depuis 2006. La loi a été votée en 2007 et homologuée en 2008. Jusqu'à présent, nous n'avons pas encore gagné notre premier procès sur la propriété intellectuelle. Des groupes de presse s'amusent à monter des télévisions pour ne point payer les droits d'auteurs depuis cinq ans.
Almami Camara