Un mal beaucoup plus profond
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Encore une femme tuée. La liste s’allonge. Et après l’émoi ou la colère, il urge de se poser les véritables questions. Car ces présumés coupables sont le produit de notre société.
Ce week-end était censé être un moment de réflexion. Une pause pour faire le bilan de la condition de la femme sénégalaise. Le 8 Mars, contrairement à ce que beaucoup pensent, n’est point un jour de célébration de la femme. Cette journée ne marque pas un jour de réjouissance, pendant lequel on doit couver la femme de mots doux, d’attention et de cadeaux. Non, le 8 Mars rappelle la lutte initiée par les femmes ouvrières du bloc socialiste (dès 1910 à Copenhague) pour obtenir le droit de vote. Un an après, le mouvement s’intensifie et ces dernières vont tenir des manifestations pour exiger la fin des discriminations et des violences à leur encontre sur les lieux de travail, en plus d’une égalité salariale. Ce sont ces mêmes femmes qui, en 1917, marchent pour la fin de la Première Guerre mondiale.
En somme, le 8 Mars est une date de combat pour le respect des droits des femmes. Des droits qui, au lieu d’être une évidence, semblent être une victoire que les femmes devront arracher de force.
Vue sous cet angle, cette journée ne pourrait se limiter à une ‘’bonne fête des femmes’’, au risque de lui faire perdre tout son sens. Pis, au Sénégal, c’est la veille de cette date hautement symbolique qu’un homme a choisi pour assassiner une jeune dame enceinte de 8 mois. Une coïncidence (ou pas) pour rappeler aux femmes que le combat, les vrais défis, sont ailleurs. Marième Diagne (25 ans) aurait commis ‘’le péché’’ d’avoir choisi un autre homme, d’avoir épousé un autre, plutôt que son bourreau.
En janvier dernier, la commune de Thiaroye-sur-Mer s’est réveillée avec une atrocité similaire. Ndioba Seck, 26 ans (enceinte de 6 mois) a reçu 64 coups de couteau. L’homme qui rêvait de l’épouser ne supportait pas la voir porter une grossesse qui n’est pas de lui. ‘’Les auteurs peuvent être souvent sujets à des émotions qui interviennent dans le comportement de l’individu. Il s’agit d’un sentiment de peur, de honte ou de colère. Ce sont ainsi des facteurs de passage à l’acte et l’individu, sur la base de la combinaison d’émotions, perd tout contrôle et commet des actes qu’il n’aurait pas posés en temps normal’’, expliquait le psychosociologue Ousmane Ndiaye dans un récent numéro d’’’EnQuête’’.
De l’amour à la passion
Comment expliquer le fait qu’une personne, qui dit aimer une femme, passe au crime passionnel ? Quand passe-t-on de l’amour à la passion, au meurtre ? Au Sénégal, des études sur cette problématique, en bonne voie de prendre des proportions alarmantes, sont assez rares. La passion est une forme de possession de l’autre, une attraction incontrôlable à l’égard d’un objet. Piera Aulaginier, psychanalyste française, la définit comme une relation dans laquelle un objet est déplacé par le sujet dans le registre des besoins, cet objet devenant ainsi une ‘’condition de vie’’.
D’après le philosophe Maurice Pradines, c’est ‘’une affection par qui l’être affecté se sent hors de lui’’. Freud, pour sa part, parle d’un ‘’dessaisissement de la personnalité dans l’état de passion amoureuse, qui se ferait au profit de l’investissement de l’objet’’.
La psychologue Annick Houel et ses collègues écriront dans le même registre (dans ‘’L’asymétrie des comportements amoureux’’) qu’au stade de passion, ‘’le moi de chacun s’absorbe dans le moi de l’autre. Si l’autre lui échappe, le sujet perd une partie de lui-même’’. Bref, les analyses de ces célèbres penseurs offrent une piste de réflexion. Sous d’autres cieux, elle est beaucoup plus avancée. En France, par exemple, les auteurs de tels actes sont certes corrigés par dame justice, mais ils bénéficient également d’une thérapie. Un travail mental, psychologique et surtout scientifique qui va permettre à la société de collecter des informations et d’associer les différentes pièces du puzzle pour comprendre de manière objective les raisons de ces atrocités. Cette reconstitution se fait grâce aux unités de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) implantées dans les établissements pénitentiaires.
‘’Dans cette clinique de la dépendance affective et sensorielle, l’acte violent émergera comme un élan de survie chez le sujet pour tenter de retrouver un objet à travers lequel il tente, coûte que coûte, de maintenir un lien’’, concluent Emeline Garnier et Magali Ravit, deux agents d’UCSA, dans l’un de leurs articles intitulé ‘’Aimer à en mourir : la clinique du crime passionnel’’. Riches de leurs expériences, elles ajouteront qu’‘’habiter l’objet, le coloniser, serait à la fois une manière de maintenir un investissement, en même temps qu’une manière de lutter contre des vécus internes non subjectivables’’.
Autrement dit, les auteurs de crimes passionnels fuient, d’une part, leurs plaies internes et le pire se produit lorsqu’il rencontre cet être innocent, avec lequel ils construisent une relation.
Une responsabilité partagée
Chaque être humain vit cette tyrannie interne, sauf que chacun a reçu une éducation particulière. Et chaque personne s’identifie à son parcours. Tous, nous n’avons pas cette capacité d’endurance, d’équilibre et de lucidité face aux coups de la vie. Encore moins le même niveau de résilience. Selon Emeline et Magali, les meurtriers regrettent amèrement leur acte juste après.
Alors, au-delà de la colère que génèrent ces meurtriers, au point que beaucoup pensent que les tuer règlerait le problème, il y a lieu d’approfondir la réflexion. Si les femmes sont les premières victimes de ces crimes, elles peuvent cependant faire le pari de venir à bout de cette problématique. Car ce sont des éducatrices par excellence.
Loin de vouloir justifier leur acte, il se trouve que les auteurs ont été des enfants. Ils ont un vécu, un passé. S’y intéresse-t-on lors de leur interpellation ? Leurs histoires, leur parcours pourraient servir de leçon à bon nombre de parents. On a l’impression, au Sénégal, que l’éducation se limite à ‘’dresser’’ la jeune fille. On a l’impression, au Sénégal, que l’éducation revient à laisser le jeune garçon faire ce qu’il veut et veiller à ce qu’il épouse une femme pétrie de valeurs. On a l’impression, au Sénégal, qu’éduquer, c’est juste donner à manger et à boire à sa progéniture, en oubliant qu’elle grandit et a besoin d’orientations pour prendre sa vie en main et faire les bons choix.
Auparavant, l’éducation d’un enfant était l’affaire de toute la famille, de toute une communauté. C’est bien loin d’être le cas aujourd’hui, dans une société qui est en train d’exceller dans l’individualisme. Des parents déjà bien submergés par la poursuite du pain quotidien, de plus en plus hors de portée, peuvent-ils éduquer à eux seuls un individu ?
D’un autre côté, lorsqu’une personne en vient à réduire toute son existence à l’affection d’un seul être, il y a lieu de se poser des questions. Cela peut s’expliquer par le fait que, dans les autres aspects de sa vie, c’est l’hécatombe. En effet, à côté de ceux qui marchent pour exiger de meilleures conditions de vie, il y a ceux qui souffrent en silence. Et il y a ceux qui ont des esprits malsains dans un corps sain. La société sénégalaise, si souvent citée en exemple, est dans un état de putréfaction avancée que l’on refuse de voir. L’éducation sous toutes ses formes est malade. Combien de familles sont désagrégées ? Combien de jeunes sont livrés à eux-mêmes ? Combien de Sénégalais vivent avec un lourd paquet de frustrations ? On ferait mieux de chercher à comprendre ce qui se cache derrière ces assassinats de femmes. Sinon, la liste risque de s’allonger et les prisonniers d’aujourd’hui seront libres demain.
EMMANUELLA MARAME FAYE