Publié le 7 Aug 2024 - 09:59
FILM "FIFIRÉ" DE MAME WOURY THIOUBOU AU FIF, EN MAURITANIE

L’équation de la transmission du savoir ancestral

 

Le film "Fifiré" de la réalisatrice sénégalaise Mame Woury Thioubou est sélectionné à la 4e édition du festival Image du Fleuve (FIF) en Mauritanie, à Boghé. Partant de l’évocation d’une problématique cruciale, la rareté du poisson, ce documentaire, qui illustre la valeur de nos patrimoines, interpelle sur l’importance de la transmission du savoir aux générations futures. Il a été réalisé au Sénégal, à Matam, chez les Thioubalos.

 

Auparavant, les pêcheurs de la vallée du fleuve Sénégal, en usant de formules mystiques, parvenaient à attraper toutes sortes de poissons en abondance. Les incantations qu’ils récitaient leur permettaient également de chasser des crocodiles et des hippopotames. Ces exploits, chantés par le Pékaan, incitaient les autres à apprendre davantage de formules, favorisant ainsi une émulation permettant la conservation d’un patrimoine ancestral.

Aujourd'hui, ces formules mystiques sont méconnues des nouvelles générations, le poisson se fait rare et des espèces protégées disparaissent. C’est ce que raconte le film "Fifiré", sélectionné à la 4e édition du festival Image du Fleuve (FIF) en Mauritanie, à Boghé.

Toute communauté de pêcheurs dans le monde confrontée à la même réalité se reconnaîtrait dans ce documentaire réalisé à Matam par la journaliste sénégalaise Mame Woury Thioubou. La réalisatrice regrette le manque de transmission. "En regardant le film, j’étais un peu triste, parce que beaucoup de personnages interrogés dans le film sont aujourd’hui décédés. On perd vraiment beaucoup de choses, car ils ont emmagasiné des connaissances ancestrales. Ce sont des générations et des générations qui se sont transmis un savoir. Mais ces anciens emportent leur savoir avec eux", a-t-elle dit.

Et d’ajouter : "Il n’y a pas eu de transmission. Peut-être que les jeunes ne s’y intéressent pas. Cela signifie qu’une partie de notre culture, de notre savoir traditionnel, de notre patrimoine s’en va avec eux. C’est triste et inquiétant pour notre avenir." La pêche fait l'identité d’un Thioubalo. Que se passe-t-il si elle disparaît complètement ? Cette communauté continuera-t-elle d’exister sans cette pratique ? Faisant partie des Soubalbé, Mame Woury Thioubou juge la situation inquiétante.

En dehors de l’école, l’une des causes de ce manque de transmission est l'arrivée de l’islam dans cette contrée où les gens étaient des ‘’ceddo’’ (animistes). La tidjania est très forte à Matam, où l’on trouve de grands marabouts. Les populations sont devenues très pratiquantes, avec des jeunes qui s'intéressent tôt au wird. Et l’utilisation des formules mystiques ne pourrait pas aller de pair avec la pratique musulmane, selon la croyance populaire.

Mais concernant la rareté des ressources, Mame Woury Thioubou pointe plutôt du doigt le manque de souci de la préservation des ressources. "C'est vrai que ce savoir permettait à nos ancêtres d'accéder à la ressource, mais il faut dire que ce sont ces mêmes ancêtres-là, de par leur pratique, qui n’ont pas été très soucieux de l’avenir de la ressource. Ils ont pêché sans considération, ont tué énormément de crocodiles et d’hippopotames pour vivre leur ‘thioubaloité’. Par conséquent, la ressource est rare", a-t-elle regretté.

Elle demande aussi à ne pas tout jeter, même en tant que croyants. Les formules magiques destinées à soigner sont jugées efficaces. "C'est vrai, l’islam est venu mettre fin à certaines pratiques, mais je pense que certains savoirs traditionnels doivent pouvoir continuer à exister. Parce qu’ils sont utiles. Même de nos jours, quand quelqu'un a une arête dans la gorge, il se dirige d'abord vers les Thioubalos pour qu'on lui enlève ça", a expliqué Mame Woury Thioubou.

Protection des ressources, alternatives, droits des femmes…

Ce film est une interpellation sur la nécessité de protéger nos ressources. Pour ce qui est de la pêche et de la chasse, la journaliste note qu’il faut s’adapter à la réalité. Elle invite à trouver d'autres alternatives telles que la pisciculture. D’ailleurs, en faisant le film, elle a découvert que l’Agence nationale de l’aquaculture a sensibilisé les populations à faire de l’élevage de poissons. "Les premières expériences n'ont pas fait long feu, parce que les gens n’étaient pas bien préparés. Et il y a eu certains obstacles comme la cherté des intrants. L’aliment des poissons n’était pas accessible, alors que les communautés ont des revenus faibles. C’est sur cela qu’il faut réfléchir et trouver des alternatives", a-t-elle indiqué.

Elle souligne l’importance de venir en aide à ces populations afin qu’elles continuent à vivre ce qu’elles sont.

Dans "Fifiré", Mame Woury Thioubou a subtilement évoqué la question de la lutte pour les droits des femmes. Celles-ci sont souvent considérées comme impures dans certaines traditions. Elles sont aussi mises à l’écart de certains métiers. "Les femmes souffrent un peu de ce manque de considération. Elles travaillent beaucoup, font énormément de choses, mais au moment de prendre des décisions, on ne leur laisse pas parler. On ne les écoute pas", a expliqué Mame Woury Thioubou.

Un des personnages qu’elle a filmés, Maimouna, se demande pourquoi une femme ne peut pas pagayer, participer à un ‘fifiré’ comme un homme le ferait. Une manière de dire qu’il faut qu'il y ait des figures qui prennent en charge certaines considérations, puisque l'on doit évoluer.

Le directeur de l’Institut national des arts (Ina) en Mauritanie, Abdoul Ahmed Dicko, apprécie bien ce film. "Ce film retrace le patrimoine artistique et culturel de la communauté soubalbé. Le film a été tourné à Matam. Quelqu’un qui n’est pas informé de cela ne peut pas le savoir. On pourrait penser que ça a été tourné en Mauritanie, à Boghé. Parce que ce sont pratiquement les mêmes populations, les mêmes traditions", a-t-il constaté, soulignant qu’il a été tourné en pular, une langue bien présente dans plusieurs contrées.

Parlant de l’importance de la transmission, il dit : "Les valeurs, quand elles ne sont pas transmises, la société disparaît. Une société qui perd son patrimoine traditionnel perd son identité. Donc, il incombe à nos ancêtres, à nos grands-parents de nous léguer leur savoir."

BABACAR SY SEYE (ENVOYÉ SPÉCIAL)

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