''Si le Sénégal est faible face à Jammeh, il devient vulnérable''
Suite à l’exécution de neuf condamnés à mort par le président Yaya Jammeh, dont deux Sénégalais, un climat tendu règne entre le Sénégal et la Gambie. Enseignant chercheur au département d’Histoire de l’Ucad, le professeur Ibrahima Thioub est d'avis que l'évolution de ce conflit latent dépendra en grande partie de l'attitude de notre pays face à Jammeh.
Jusqu’où peut aller ce bras de fer entre le Sénégal et la Gambie, après l’exécution de 9 condamnés à mort dont deux Sénégalais ?
Tout dépendra de l'attitude et de la réaction de la Gambie sur le dossier des condamnés qui attendent dans le couloir de la mort. Si le régime gambien s’enferme dans sa logique de mort, un défi à l'opinion internationale, pour exécuter d’autres détenus, je pense que le bras de fer va se durcir avec le Sénégal. En dépit de la volonté du président Macky Sall, qui a eu le geste assez symbolique de consacrer sa première visite en terre africaine à la Gambie même si cette visite avait des liens avec une préoccupation interne au Sénégal qui est la crise casamançaise, la situation risque de s’envenimer davantage. Cette visite, pour ce qu'on en sait par la presse, avait donné des résultats encourageants dans le sens du bon voisinage. Et tout récemment, l'accord de la Gambie en faveur de la construction d’un pont sur le fleuve constituait un autre signal fort d’une embellie des relations qui s’étaient quelque peu embrouillées dans les dernières années du régime de Wade. Tout cela était très encourageant dans le sens d’un désenclavement de la Casamance et la mise en œuvre d’un processus de paix crédible et qu’on en finisse avec la guerre dans le sud du Sénégal, la plus vieille guerre d'Afrique. Donc cet espoir suscité par ces premières relations entre le nouveau régime du Sénégal et le régime gambien a été totalement refroidi par les récents événements. Du côté gambien plusieurs éléments peuvent avoir joué. Aveuglé par son pouvoir répressif, le président gambien n’a pas pris en compte l’émoi que pourrait susciter la mesure annoncée le jour de l’Aïd el-Fitr. Si l'exécution n’avait concerné que des Sénégalais, on aurait pu immédiatement en déduire que Banjul cherche à provoquer une tension diplomatique pour revenir sur les résultats qu’il juge trop avantageux pour le Sénégal. Ce serait lié à la recherche d’un casus belli pour revenir sur ses accords et surtout maintenir la situation en Casamance, avoir une épine dans le pied du Sénégal et s’en servir comme pour maintenir le Sénégal dans une position de vulnérabilité.
Quel en serait l'objectif ?
Une telle stratégie de maintien d’une situation de ni paix ni guerre en Casamance envenimerait la situation entre les deux pays d’autant que récemment, des soupçons d’approvisionnement des rebelles en armes sophistiquées ont pesé sur la Gambie avec les armes à destination de Banjul via le Nigeria. Le deuxième axe de l’analyse pointe la différence de régime entre le Sénégal et la Gambie. Le régime de Yaya Jammeh est tout sauf démocratique. Il se trouve que le président gambien, comme tous les dictateurs tropicaux, s'entoure de rituel et de cérémonial qui peuvent faire penser à un cas pathologique. Peut-être aussi que Jammeh donne du crédit à la voyance. Tout récemment, cela a défrayé la chronique, la voyante Selbé Ndom avait prédit un coup d'Etat contre lui cette année. La presse avait fait cas de la préoccupation de sa famille par rapport à de pareilles fabulations. Est-ce que cela a contribué à renforcer la peur de Jammeh ? La paranoïa qui habite tous les dictateurs d’être renversés les conduit souvent à une folie meurtrière pour transférer la peur chez leurs populations et dans leur entourage immédiat en premier. En revanche, s’il s’agit d’une stratégie diplomatique en direction de son voisin le Sénégal, en se disant que l’épine de la Casamance peut lui permettre ce jeu-là, le risque d’escalade est alors énorme.
Les deux pays ont-il eu à vivre naguère un tel bras de fer ?
Il faut dire que les relations entre les deux pays sont faites de hauts et de bas, de périodes de bon voisinage, de relations très cordiales, mais parfois elles enregistrent quelques grincements de dents et des difficultés, ce qui, en restant à un niveau d’intensité tolérable, est tout à fait normal entre des voisins. D’abord, il faut observer qu’à elle seule, la configuration territoriale, l’imbrication des deux territoires nationaux, suffit comme source potentielle de problèmes. Le partage colonial de la Sénégambie a abouti à la mise en place de territoires qui n’étaient pas destinés à être le réceptacle des Etats-nations qui y sont aujourd’hui implantés. Ni l’empire britannique, ni l’empire français encore moins le Portugal n’envisageaient d’accueillir un quelconque projet de construction nationale sur les territoires qu’ils se sont taillés dans la sous-région. Ce sont les régimes issus des indépendances qui ont procédé avec beaucoup de volontarisme à un détournement d’objectifs pour se couler dans la logique territoriale coloniale transformée en nations qui, du reste, ont du mal à se stabiliser parce que chevauchant d’autres logiques mieux enracinées de cohabitation entre les peuples. Les continuités religieuses, linguistiques, culturelles sont parfois plus fortes que les discontinuités frontalières héritées de la colonisation avec leurs prétentions nationalistes contredisant les professions de foi panafricanistes plutôt creuses. Pendant la première décennie des indépendances, le Sénégal en 1960, la Gambie en 1965, ces logiques contradictoires ont été voilées par la belle conjoncture économique portée par les «trente glorieuses». L’économie mondiale connaissait alors une embellie portée par les programmes de reconstruction consécutive à la deuxième guerre mondiale. Les anciennes colonies devenues indépendantes ont tiré profit de cette logique de bonne conjoncture.
Et notre pays ?
Le Sénégal a alors fermé les yeux, pour ainsi dire, sur l’économie de contrebande, venant de sa voisine, mais animée par ses propres citoyens. Cette période est caractérisée par des relations amicales voire ternes entre les deux pays ; rien ne se passe. Avec l’arrivée d’Abdou Diouf au pouvoir, la tendance s’est inversée. On est dans des difficultés économiques qui expliquent les programmes d’ajustement structurel mis en œuvre. Le régime de Diouf coïncide également avec un coup d’Etat militaire en Gambie et l’intervention de l’armée sénégalaise en Gambie pour remettre au pouvoir le président déchu Daouda Diawara. C’est aussi le début de la rébellion en Casamance. La confédération de la Sénégambie issue de l’intervention armée sénégalaise fit long feu. Les Gambiens estimant que le Sénégal s’est octroyé la part du lion dans le partage du leadership institutionnel et la suprématie militaire, entre autres griefs. L’arrivée de Yaya Jammeh au pouvoir par un coup d’Etat militaire n’a pas tellement amélioré la situation d’autant que le Sénégal ne voit pas d’un bon œil ses accointances avec le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC).
C’est pour cela que cette confédération n’a pas duré ?
Cette confédération n’a duré que le temps d’une rose parce que justement les Gambiens ont eu quelques ressentiments face à l’ogre sénégalais. Le sentiment national étant largement aussi développé en Gambie qu’au Sénégal, on n’arrive pas à s’accorder sur l’orientation et la direction de cette confédération qui va disparaître très rapidement en laissant la place à des relations plus souvent de méfiance que de fraternité. Au même moment, le Sénégal connaît une rébellion dans le sud, qui se transforme en une guerre qui dure depuis et dans laquelle, la Gambie va de plus en plus être impliquée, jouant tantôt le rôle de facilitateur des négociations si elle n’est accusée d’alimenter la rébellion en armes et de l’utiliser comme un instrument diplomatique pour affaiblir le Sénégal et négocier en meilleure posture avec un voisin enveloppant (à suivre)
PAR ALIOU NGAMBY NDIAYE
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