Un signal fort face à la crise des médias
Le Sénégal a vécu, le mardi 13 août 2024, une journée sans précédent. La quasi-totalité des médias du pays a observé un silence assourdissant, en réponse à l'appel à une "journée sans presse" lancé par le Conseil des éditeurs et patrons de presse (Cdeps). Cet acte symbolique visait à dénoncer les mesures fiscales et économiques imposées par les nouvelles autorités, perçues comme une menace directe à la survie des entreprises de presse et à la liberté d'informer. Un événement qui a marqué les esprits et suscité une onde de choc au sein de la société sénégalaise.
Le Sénégal, pays connu pour son paysage médiatique dynamique, s'est retrouvé, pour la première fois depuis des décennies, sans journaux, sans bulletins d'information et sans émissions d'actualité. Les grands journaux tels que ’’EnQuête’’, ‘’L’Obs’’ et ‘’Sud Quotidien’’ n'ont pas été imprimés. Les stations de radio privées les plus écoutées, comme RFM et iRadio, ont diffusé de la musique en lieu et place des informations habituelles. Même les chaînes de télévision, à l'exception de celles favorables au pouvoir, ont cessé leur programmation régulière.
Cette action, qui rappelle la dernière journée sans presse de 2004, a été saluée par de nombreux acteurs de la société civile et a trouvé un écho au-delà des frontières sénégalaises. Les médias internationaux, tant francophones qu'anglophones, ont couvert cette journée exceptionnelle, soulignant l'importance de cette mobilisation.
Les causes de la colère des médias
Cette journée sans presse a été déclenchée par une série de décisions gouvernementales jugées punitives par les médias sénégalais. Le gouvernement, dirigé par le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko, réclame le paiement des arriérés d'impôts accumulés par les entreprises de presse, une dette fiscale que l'ancien président Macky Sall avait promis d'effacer avant la fin de l'année 2023.
Cependant, cette promesse a été remise en cause par le nouveau régime (Pastef), plongeant de nombreuses entreprises de presse dans une situation financière précaire.
Dans un éditorial publié la veille de la journée sans presse, le Cdeps a dénoncé les mesures coercitives du gouvernement, telles que le blocage des comptes bancaires des entreprises de presse, les saisies de matériel de production et les ruptures "illégales" de contrats publicitaires.
Ces actions, selon les éditeurs, ne sont rien de moins qu'une tentative délibérée de déstabiliser les organes de presse pour les soumettre à une ligne éditoriale progouvernementale.
La crise que traverse la presse sénégalaise ne date pas d'hier. Depuis les années de la pandémie de Covid-19, entre 2020 et 2021, le secteur de la presse a connu des pertes d'emplois massives et a subi des pressions de toutes parts. La pandémie a accéléré la chute des revenus publicitaires. Les problèmes de fret ont renchéri les prix de tous les intrants dont la presse écrite a besoin pour éditer un journal.
Depuis, presque toutes les entreprises de presse peinent à survivre dans un environnement où les coûts de production augmentent alors que les sources de financement se tarissent, renseignent la plupart des médias privés.
L'Union internationale de la presse francophone (UPF)/Section Sénégal a marqué sa solidarité avec le Cdeps, lors de cette journée sans presse. Dans un communiqué, l'UPF/Sénégal a rappelé que la presse, en tant que pilier de la démocratie, doit être protégée et a appelé à l'ouverture de discussions avec l'État pour trouver des solutions durables à la crise.
Réactions...
Face à cette mobilisation sans précédent, certains membres du gouvernement n'ont pas tardé à réagir. Aminata Sarr Ndiaye, directrice générale de la Société de télédiffusion du Sénégal (TDS-SA), offre une perspective critique sur la situation actuelle des médias sénégalais, en la mettant en parallèle avec d'autres secteurs professionnels mieux organisés. Selon elle, le problème de la presse ne se limite pas uniquement aux défis financiers et fiscaux, mais réside également dans une structure interne désorganisée. ‘’Contrairement à d'autres corps de métier qui sont mieux structurés et plus solidement ancrés, la presse sénégalaise souffre d'une désorganisation notable, ce qui en fait un domaine quelque peu chaotique’’, affirme-t-elle.
Elle insiste sur la nécessité d'un assainissement profond au sein de la presse, à l'image de ce qui est requis dans les sphères politique et judiciaire. Elle soutient les efforts du ministre de la Communication Aliou Sall pour renforcer la transparence en publiant la liste des médias officiellement reconnus, une démarche qu'elle considère comme cruciale pour établir une distinction claire entre les professionnels légitimes et les autres.
Toutefois, cette réponse n'a guère convaincu les professionnels des médias qui dénoncent une attitude répressive plutôt que constructive.
Dans les rangs des journalistes et des patrons de presse, l'inquiétude est palpable. Abou Sy, journaliste au quotidien ‘’L'As’’, a exprimé sa tristesse face à cette situation, soulignant que "c'est une journée triste pour la démocratie, si les entreprises de presse sont amenées à lutter pour leur survie à cause de décisions prises par les autorités étatiques". Il a également rappelé que les entreprises de presse ont la responsabilité de s'acquitter de leurs obligations légales, mais a insisté sur le fait que l'État devrait chercher à résoudre la crise plutôt que d'engager un bras de fer avec la presse.
La liberté de la presse au Sénégal, longtemps considérée comme un acquis, semble aujourd'hui menacée. Quatre mois après l'arrivée au pouvoir du président Bassirou Diomaye Faye, les relations entre le gouvernement et les médias se sont considérablement détériorées. Les patrons de presse craignent que ces mesures fiscales ne soient que le début d'une série d'actions destinées à museler la presse indépendante.
Pour de nombreux observateurs, cette journée sans presse est un signal d'alarme. Elle révèle l'état de vulnérabilité dans lequel se trouve la presse sénégalaise et met en lumière les défis auxquels elle doit faire face pour continuer à jouer son rôle de chien de garde de la démocratie.
Vers une solution durable ?
La journée sans presse du 13 août 2024 n'est pas une fin en soi, mais le début d'un plan d'action plus large pour défendre les droits et les intérêts des médias au Sénégal. Les acteurs du secteur espèrent que cette mobilisation provoquera une prise de conscience collective et incitera le gouvernement à engager un dialogue sincère et constructif avec les professionnels de la presse.
Thior, rédacteur en chef du site web senegal7.com, a exprimé l'espoir que cette journée sans presse soit suivie de "solutions structurelles à la crise qui gangrène le secteur, pour la survie des entreprises de presse et la sauvegarde des emplois".
Le chemin vers une solution durable passe inévitablement par un dialogue entre l'État, les entreprises de presse et les autres parties prenantes. Les médias sénégalais, forts de leur tradition de résistance et de résilience, entendent bien se battre pour leur survie, mais aussi pour préserver leur rôle essentiel dans la société.