L’évolution d’une musique qui s’adoucit
Le rap a gagné du terrain sur la scène musicale sénégalaise, malgré certains manquements. Qu’est-ce qui a permis cette montée en puissance ?
Le rap sénégalais évolue-t-il ? Les artistes s’adaptent à leur époque en mélangeant les styles. Dire que les rappeurs ont attiré un public considérable par rapport à il y a quelques années, relève de l'euphémisme. Cette évolution a été favorisée par un environnement propice. On assiste à un essor des métiers liés aux cultures urbaines, notamment la formation des professionnels de la scénographie (son, lumière, vidéo).
Entrepreneur culturel, directeur du festival du Civisme, manager d'artistes et responsable de la structure Prom'art Compagnie, Christian Tity Mendy juge cette évolution très appréciable, vu la qualité des vidéos, le travail abattu par les beatmakers et le talent des réalisateurs de clips. Il constate également ‘’une évolution à travers les affiches d'albums et tout ce qui tourne autour de l'artiste’’.
Monsieur Mendy soutient que le streaming a joué un grand rôle, car la musique ou le rap sénégalais peut être écouté partout dans le monde dès lors que le son est officiel. Cela permet aujourd'hui à l'artiste de se faire découvrir par un autre public, de gagner de l'argent grâce au streaming, mais aussi via les réseaux sociaux et le numérique.
Dans la même veine, Waly Ba, grand mélomane et éditeur de livres, mentionne qu'il y a ‘’une évolution indiscutable’’, principalement au niveau de la forme.
Selon lui, ‘’en ce qui concerne les arrangements, la composition sonore et l'organisation rythmique, nous avons connu une évolution significative au cours de la dernière décennie’’. Mais, prévient-il, ‘’cela n’est point étonnant, car c’est une tendance naturellement liée à la courbe évolutive du rap mondial, qui tire toutes les pratiques du rap, d’ici comme d’ailleurs, vers le haut. Il faut suivre et s’adapter ou disparaître’’.
Concernant cette nécessité de suivre la tendance, le manager d'artistes souligne également qu'il reste du travail à faire pour que tous les artistes ressentent cette évolution. ‘’C'est seulement une partie qui en bénéficie. Prenons l'exemple des artistes vivant dans des régions reculées qui rencontrent des difficultés de connexion et d'enregistrement. Pour moi, il faut continuer à travailler beaucoup pour que les jeunes soient plus responsables et professionnels’’.
Sonorités locales
Aujourd’hui, les artistes s'inspirent beaucoup des sonorités locales. Christian Tity Mendy déclare : ‘’C'est normal. Vous savez, la musique est un produit et pour vendre ce produit, il faut naturellement une différence, disons une identité de marque. Actuellement, on parle de l'internationalisation du rap sénégalais. Les solutions qui nous permettent d'exporter notre musique passent d'abord par notre identité musicale. De nombreux ingénieurs du son ont compris cela et travaillent avec leurs artistes dans cette direction afin de faciliter l'exportation de leur musique.’’
Waly Ba abonde dans le même sens. Lui aussi trouve cette tendance tout à fait logique et normale. Il encourage une création stylistique ancrée dans la culture locale. ‘’En principe, cela devrait s’accentuer davantage. Pour glaner des Grammys un jour dans ce genre musical, il faudra comprendre qu’on n’y parviendra jamais en imitant, en prenant tout chez les autres. Nous ne pourrons réussir qu’en nous adossant à notre identité propre, à notre patrimoine rythmique, sonore, et tout ce que vous voulez. En un mot, il faut s’approprier davantage cet art en l’enrichissant par une invention stylistique ancrée dans notre culture’’, estime-t-il.
Cependant, il met en garde contre un mélange maladroit des influences locales et étrangères ‘’Il ne s’agit pas de faire du bric-à-brac en combinant de manière gauche l’en-soi et l’ailleurs. Malheureusement, c’est parfois le cas. À ce sujet, le groupe Daara J nous offre une leçon magistrale. Ils le font très, très bien’’, poursuit M. Ba.
Concernant l’utilisation du mbalax par les rappeurs, il l'apprécie positivement. ‘’Le mbalax ne peut pas rester tel qu’il fut ad vitam aeternam. Je ne suis pas pour la disparition définitive du mbalax pur et dur, tel que proposé par exemple par Fallou Dieng il y a quelques décennies ; mais les réalités du marché international de la musique nous imposent des transitions qu’il est difficile d’ignorer’’, estime-t-il.
Samba Peuzzi, par exemple, est un artiste qui n'hésite pas à apporter une bonne dose de mbalax dans son rap, ce qui lui avait valu des critiques de certains rappeurs. Cela ne l'a guère dérangé. Grâce à son talent, il s'est imposé et a su vendre son style musical. Aujourd'hui, il est l'un des artistes les plus écoutés, ayant conquis un large public jeune ainsi que la gent féminine. ‘’Parlez encore de ma façon de rapper. Ce n’est pas la peine de demander. C’est moi qui fais ce genre de son. ‘J'ai gâché le rap’. C’est ce qu’ils ont dit. Mais je m’en moque’’, a raillé Samba Peuzzi dans un titre ‘’Lou Yakou Yawa’’.
Interrogé sur ce phénomène, Christian Tity Mendy déclare : ‘’C'est un artiste qui a très tôt compris ce qu'il fallait faire pour se démarquer. Vu que le mbalax est une musique populaire, en créant des sons qui sonnent mbalax, on obtient forcément plus de visibilité, c'est-à-dire un public plus large qui commence à s'intéresser à ta musique.’’
Selon lui, Samba Peuzzi a utilisé cette stratégie, car c’est un artiste talentueux, proche des jeunes. ‘’La musique n'a pas de barrières et le rap, même s'il a des règles depuis sa création, doit être abordé de manière très professionnelle. S'il est trop basique, on risque de ne pas ressentir l'essence du rap, voire de le dénaturer’’, affirme le manager d’artistes et entrepreneur culturel.
Dip Doundou Guiss
Concernant la particularité de l’artiste Dip, Christian Tity Mendy loue son charisme et son comportement, qu'il juge très profonds : ‘’Il est respecté et incarne même le respect. Pour moi, il est une source de motivation pour les jeunes artistes, au-delà de son talent. Il dit souvent dans ses chansons que son rêve est de devenir milliardaire ou chef d'entreprise. Son style de rap est particulier et sa vision très claire’’, a-t-il indiqué.
Waly Ba souligne que Dip a un talent hors norme. ‘’Hors normes’’ ? Le rappeur a lui-même qualifié sa vie ainsi dans un morceau où il évoque les difficultés de la vie et promet qu'il en sortira. ‘’À tous points de vue, il est au-dessus de la mêlée. J’entends certains le comparer à un grand rappeur de la banlieue, mais franchement, la comparaison n’est pas possible pour moi. Dip, c’est l’invention permanente. Il a initié un style, une manière de rapper ; la foule a suivi. Ses épigones, ses pâles imitateurs ont fini par se rendre compte qu'il était déjà ailleurs, bien loin devant’’, soutient Waly Ba.
Selon lui, Dip possède une plume et une langue incomparables. Sa technique d’écriture est unique, ses paroles sont marquées par un lyrisme qui nous embarque dans une réflexion philosophique sur notre propre ego. Il a aussi un flow irrésistible. ‘’Il ne lui manque rien pour continuer à être le meilleur de sa génération’’, ajoute Waly Ba. Toutefois, certains fans de Keity soutiennent qu'il n'égale pas encore ce dernier.
L’ancienne génération
Waly Ba a vécu le premier grand tournant du rap sénégalais au début des années 90, marqué par le morceau ‘’Dundu Gu Déé Gun’’ du groupe Rapadio. À leur suite, des ‘’posse’’ (crew) de grand talent ont su élever le rap sénégalais à des hauteurs insoupçonnées. ‘’En termes de lyrics, cette génération où l'on trouve pêle-mêle Fata El Presidente, BMG 44, Daara J est absolument incomparable’’, magnifie l’éditeur passionné.
Selon lui, ces rappeurs avaient vraiment quelque chose à dire et savaient le dire de manière remarquable, malgré les moyens techniques limités de l’époque. Aujourd'hui, il estime que la génération actuelle est bien moins ambitieuse en termes de contenu. ‘’Tout et n'importe quoi sont transformés en message, ce qui ne cadre pas avec l'esprit originel du rap’’.
Jeunes talents
Concernant la génération actuelle, Waly Ba, en dehors de Dip qu'il considère comme le meilleur, estime que ‘’les plus belles expressions du rap sénégalais viennent des régions, particulièrement de Diourbel et de Mbour’’. Christian Tity Mendy, quant à lui, trouve que les jeunes talents sont techniquement forts et rappent très bien. Il cite Gun Mor de Keur Mbaye Fall, qui a déjà sorti des projets et remporté des trophées aux Galsen Hip Hop Awards. ‘’Il est très bon et sa vision est profonde. Je lui souhaite un avenir radieux’’, ajoute Mendy.
Ce dernier a également cité Mist Cash, Tall Bi, le groupe Akatsuki, etc. "Nous avons de jeunes pétris de talent. Avec un peu d'aide, ils peuvent contribuer à promouvoir le rap sénégalais à l'échelle internationale", dit-il.
Carrière internationale
En ce qui concerne la percée internationale, il reste encore beaucoup à faire. Peu d'artistes sénégalais ont acquis une renommée internationale, contrairement à leurs homologues nigérians. C’est pourquoi Christian Tity Mendy souligne l'importance de travailler sur l’identité musicale locale. ‘’Il faut que les producteurs, les promoteurs, les ingénieurs du son, les artistes, etc., organisent des réflexions à ce sujet. Il est également nécessaire que l'État prenne des mesures favorables à l'internationalisation de notre musique. En prenant l'exemple du Nigeria, il est important de noter deux aspects majeurs : la contribution de l'État et la taille de sa population’’, explique-t-il.
Le travail préalable n'est pas mince. Selon M. Mendy, il est essentiel que les diffuseurs de musique et les producteurs soient accessibles partout au Sénégal. Il met également en avant la nécessité de lutter contre la piraterie et de permettre aux artistes de promouvoir le tourisme local. ‘’Nous avons un beau pays. Des artistes comme Didi B, Asake ou Ckay, stars ivoiriennes et nigérianes, viennent ici pour tourner leurs clips. Ces images du pays peuvent attirer l'attention des grands producteurs’’, ajoute Tity, tout en invitant les artistes sénégalais à faire plus de collaborations avec des artistes étrangers pour mieux exporter leur musique.
Participation de Hakill dans ‘’Nouvelle École’’
Interrogé sur la participation de Hakill à l'émission ‘’Nouvelle École’’ en France, Christian Tity Mendy s’est montré encourageant. ‘’Ce n’était pas une évidence, mais Hakill est un grand artiste. Sa participation à cette compétition reflète sa volonté de se faire un nom, puisqu'il souhaite relancer sa carrière en France. Quant à son élimination, je pense que ce jour-là n'était tout simplement pas chanceux pour lui. Hakill a un niveau très élevé et n'avait même pas besoin de participer à ce concours, mais c'était son choix et je le respecte. Je lui souhaite une belle carrière’’, a-t-il affirmé.
Et bien que la langue ne soit pas une barrière dans la musique, l’utilisation d’une langue internationale peut grandement aider un artiste cherchant à se faire un nom à l’échelle mondiale. Hakill semble avoir pris conscience de cela, mais montre encore quelques hésitations. Il a le talent nécessaire pour être un grand artiste, mais semble toujours en quête de sa voie.
Lors de son passage à ‘’Nouvelle École’, il a commencé par rapper en français avant de passer au wolof, affirmant qu'il représentait le Sénégal. Ce choix a pu paraître incohérent pour un public francophone, mais il a reçu le soutien de certains fans sénégalais qui estiment que s'il avait mieux alterné entre le français et le wolof, sa prestation aurait été mieux perçue.
L’importance des cyphers
Cet épisode met en lumière l’importance des Cyphers, qui deviennent de plus en plus rares. Pourtant, Christian Tity Mendy estime que ‘’les cyphers sont des espaces où les artistes peuvent se confronter loyalement. C’est dans les Cyphers que les meilleurs amis peuvent se lancer des défis sans rancune. Cela favorise le développement des artistes et leur permet de s’entraîner et de communiquer’’. Il souligne que Dip et Ngaaka Blindé ont passé beaucoup de temps dans ces exercices. Mendy invite donc les acteurs culturels à en organiser davantage, car selon lui, ‘’bon nombre de jeunes artistes peuvent émerger grâce à ces cyphers et devenir parmi les meilleurs dans le futur’’.
BABACAR SY SEYE