Une ‘’juridification’’ inédite des élections locales
Chargée de valider les dossiers de candidature des aspirants à la magistrature suprême, la Cour suprême est acteur majeur des élections présidentielles. Ses interventions sont toutefois plus rares dans le cadre d’un processus électoral qui concerne des élections territoriales. Encore plus, lorsqu’elle est saisie par des agents de l’Administration. En demandant aux préfets et sous-préfets de se tenir prêts pour pourvoir en cassation contre les décisions des cours d’appel à leur défaveur, le ministre de l’Intérieur donne un nouveau rebond à une ‘’campagne électorale’’ pour les locales débutée bien avant l’heure.
Plus que neuf semaines à patienter pour la tenue des élections départementales et municipales du 23 janvier 2022. Mais pour les partis politiques et coalitions de partis, le compte à rebours a débuté depuis bien longtemps. Des tournées économiques très ‘’politiques’’ du président de la République aux dépôts des listes de candidature dans les divisions administratives locales, en passant par la période de révision des listes électorales, la confection des listes dans les coalitions, les épisodes de violences entre partisans d’hommes politiques, etc., la route vers les Locales s’est poursuivie devant les cours et tribunaux.
Face aux décisions favorables aux coalitions de partis politiques qui ont déposé des recours au niveau des cours d’appel après le rejet de leurs listes, une note interne du ministre de l’Intérieur, révélée par ‘’EnQuête’’, évoque la possibilité d’un pourvoi en cassation des préfets et sous-préfets pour maintenir les invalidations prononcées contre les candidatures de plusieurs listes opposantes. Une décision assez inédite qui ne risque pas d’arranger une situation déjà bien assez tendue entre le pouvoir et l’opposition politique.
Les cours d’appel de Thiès, Dakar, Saint-Louis, entre autres, ont relevé la non-conformité à la loi des décisions prises par certains préfets et sous-préfets. Depuis, le discrédit est jeté sur eux et leur manque de maîtrise manifeste de la loi électorale. Dans beaucoup de cas, les juridictions concernées ont reproché aux représentants de l’Administration territoriale un principe ‘’élémentaire’’ : un préfet ou sous-préfet n’a pas le droit de refuser de prendre une liste déposée par un mandataire. Ce n’est que 48 heures après réception du dossier que ces derniers peuvent notifier une déclaration d’irrecevabilité pour des motifs qui ont été prévus par la loi. Même si elle a été déposée au-delà de la limite de temps impartie.
Des représentants de l’Administration ‘’discrédités’’
Si au niveau des coalitions Yewwi Askan Wi, Wallu Sénégal, Défar Sa Gokh et Guem Sa Bopp, l’on se réjouit des décisions des cours d’appel, l’Administration compte revenir à la charge. En premier lieu, les réhabilitations attendront des notifications officielles des cours concernées. Et comme demandé par la hiérarchie, ‘’sauf instruction contraire, on s’inscrit dans une perspective d’élever le contentieux au niveau de la juridiction supérieure’’. Ce qui veut dire que la Cour suprême pourrait entrer dans la danse.
D’ailleurs, c’est déjà le cas. Le candidat de la coalition Yewwi Askan Wi, Moustapha Guirassy, n’a pas eu la même fortune que beaucoup de ses alliés ayant déposé des recours. La Cour d’appel de Tambacounda a statué en sa défaveur, lors de sa demande d’arbitrage, après le rejet de sa liste à Kédougou. Par la suite, s’est-il exprimé : “On ira encore saisir la Cour suprême. Nous pensons que les Sénégalais sont partout. Les Sénégalais sont épris de justice. Nous pensons que dans la justice, il y a des Sénégalais très professionnels, très éthiques, qui n’accepteront pas l’injustice ou de pareilles bassesses. Nous espérons de la Cour suprême que le droit sera dit“, persiste Moustapha Guirassy.
Si cette procédure est assez habituelle pour les hommes politiques, qu’elle survienne à l’initiative d’agents de l’Administration territoriale, en matière électorale, l’est beaucoup moins. D’autant plus que leur mission encadre beaucoup plus l’arbitrage des élections que l’invalidation de listes émanant de citoyens habilités à participer à des élections locales. L’on peut même se demander si ces pourvois en cassation correspondraient plus à un service rendu aux citoyens ou à une volonté de laver l’affront des décisions des cours d’appel.
Des recours de logique ou d’orgueil ?
Toutefois, la loi électorale le leur permet. En effet, à compter de la notification de la décision attaquée, les préfets et sous-préfets, tout comme les mandataires des coalitions politiques, disposent d’un délai de 10 jours pour saisir la Cour suprême. L’article 77 de la loi organique n°2017-09 du 17 janvier 2017, abrogeant et remplaçant la loi organique n°2008-35 du 8 août 2008 sur la Cour suprême, l’explique bien. Les articles 77-1 et 77-2 complètent le cadre de ces actions : ‘’Article 77-1. - Le recours est formé par simple requête enregistrée au greffe de la Cour suprême. Il est notifié, dans les deux jours qui suivent, par le greffier à la partie adverse, par lettre recommandée avec avis de réception ou par tout moyen laissant trace écrite. Le demandeur est dispensé du ministère d’avocat.
Article 77-2. - La partie adverse aura un délai de huit jours, à compter de la notification, pour produire sa défense au greffe de la Cour suprême. Passé ce délai, la Cour suprême porte aussitôt l’affaire à l’audience et statue sans frais, le procureur général entendu. La Cour suprême doit rendre sa décision cinq jours au moins avant le début de la campagne électorale.’’
La note du ministre de l’Intérieur confirme, au besoin, la logique de confrontation politique adoptée par le président de la République Macky Sall, lors de son discours prononcé en marge du Forum de Paris sur la paix, alors qu’il rencontrait les militants de Benno Bokk Yaakaar. Au même moment, l’opposition se radicalise de plus en plus. Une position symbolisée par sa réponse à la convocation de Barthélémy Dias, candidat de Yewwi Askan Wi pour la ville de Dakar, dans le cadre de l’affaire Ndiaga Diouf. Une situation qui, si elle persiste en direction du 23 janvier 2022, n’augure rien de bon.
Lamine Diouf