De Touba à Bakel, épopée d’une opposition qui se cherche
Entre Bakel et Touba, c'est kif-kif, disait le personnage du film Le Boulet, une réplique qui, curieusement, semble illustrer la monotonie actuelle de l’opposition sénégalaise. Alors que les défis politiques se multiplient, elle semble se concentrer davantage sur la dénonciation que sur l’élaboration de solutions viables. Pour certains observateurs, cette approche très appréciée par une partie de l'opinion rend le débat politique moins enrichissant et limite souvent les véritables confrontations d’idées nécessaires à la vitalité démocratique. Analyse avec Aguibou Diallo et Mandiaye Diallo.
Le Sénégal se prépare à vivre, le 17 novembre prochain, des élections législatives décisives. Dans ce contexte électoral tendu, l'arrestation spectaculaire de Bougane Guèye, leader du mouvement Gueum Sa Bopp, à l'entrée de Bakel, a suscité de vives réactions. Accompagné de ses collègues de la coalition Sàmm Sa Kàddu, il tentait de se rendre dans les zones sinistrées par les inondations pour apporter son soutien, lorsqu'il fut brutalement arrêté par la gendarmerie sénégalaise. Cet incident, largement relayé sur les réseaux sociaux, a ravivé les débats sur le rôle de l'opposition sénégalaise et la nature de ses actions. En parallèle, le Premier ministre Ousmane Sonko galvanisait ses partisans lors d'un meeting au Dakar Arena, préparant le terrain pour les élections législatives.
Face à cette dynamique, de nombreux observateurs et analystes se demandent si l'opposition sénégalaise ne s'enlise pas dans une posture de critique systématique plutôt que de se positionner en tant que véritable force de proposition.
Bougane Guèye et sa coalition avaient fait le déplacement à Bakel pour soutenir les victimes des inondations causées par les crues du fleuve Sénégal. Selon Thierno Bocoum, un des membres de la coalition, "on nous empêche d’accéder à Bakel. Ils nous ont malmenés et Bougane a été arrêté". Bougane Guèye refusait de se soumettre aux injonctions des forces de l'ordre, qui lui avaient demandé de changer son itinéraire, car le président de la République se trouvait dans la même région.
Cet incident a divisé l'opinion publique. Pour certains, il exerçait simplement son droit à la libre circulation et son devoir de soutien envers des populations sinistrées. Pour d'autres, cette action relevait plus d'une provocation politique, cherchant à exploiter la détresse des populations pour des gains électoraux.
La situation à Bakel et dans les régions de Matam et de Saint-Louis est critique : 44 sites dans la région de Matam et 51 villages dans la région de Saint-Louis sont touchés. Au total, 774 ménages (environ 55 600 personnes) sont directement touchés et 1 002 ha de champs ont été inondés, affectant principalement les cultures de piment, de riz et de maïs.
Quelques jours auparavant, les autorités ont lancé un programme d’urgence baptisé "Autoroutes de l’eau", pour répondre aux besoins en eau de certaines zones du pays. Dans ce contexte d'urgence, les querelles politiques semblent dérisoires aux yeux de nombreux citoyens qui auraient préféré une union sacrée autour de la gestion de cette catastrophe naturelle et des questions d’accès à l’eau potable.
Un manque de propositions constructives : critique systématique ou stratégie d’opposition ?
L’arrestation de Bougane a relancé le débat sur la capacité de l’opposition sénégalaise à proposer des alternatives crédibles. Pour de nombreux analystes, la critique est devenue l'arme privilégiée des opposants au détriment de propositions concrètes. Aguibou Diallo, essayiste et politologue, considère que "la classe politique est marquée par une paresse intellectuelle".
Selon lui, l'opposition se contente de dénoncer sans véritablement apporter de solutions aux défis du pays, qu'ils soient économiques, sociaux ou environnementaux. Diallo va plus loin en pointant du doigt une "frilosité à l'égard de la méthodologie éprouvée".
Pour lui, les élites politiques manquent de courage et d'honnêteté intellectuelle pour proposer des solutions viables. Il souligne que "l’inculture des masses" permet à l'opposition de s'appuyer sur des discours populistes et émotionnels, au lieu de développer des projets cohérents basés sur une analyse concrète des problèmes du pays.
D'un autre côté, Mandiaye Diallo, président de l’association Techniciens et scientifiques sénégalais au service du Sénégal (TS4), apporte une analyse plus nuancée. Il rappelle que "la plupart des membres de l'opposition sont d'anciens alliés du régime actuel ou d'anciens membres du pouvoir". Ainsi, le délai entre l'élection présidentielle et les Législatives est trop court pour permettre à ces acteurs politiques de se réinventer. L’analyste pose également la question de savoir si l'électorat est véritablement intéressé par des propositions concrètes. "Les scandales et les polémiques attirent bien plus l'attention que les propositions constructives", déplore-t-il.
Dans le contexte sénégalais, la critique du gouvernement semble souvent plus rentable politiquement que l'élaboration d'alternatives. Les médias, les réseaux sociaux et même l'électorat semblent plus réceptifs aux coups d'éclat qu'aux projets à long terme. Pour lui, cela témoigne d'une "tendance générale où les politiciens adaptent leur discours à la demande, favorisant la critique au détriment des idées de fond".
La question se pose donc de savoir si l'opposition dispose des ressources intellectuelles et stratégiques nécessaires pour proposer un projet politique cohérent. Aguibou Diallo estime que "les ressources humaines existent", mais elles sont sous-utilisées. Il pointe du doigt une culture de la paresse et de l’ajustement permanent, qui empêche la proactivité et l’innovation. Dans les partis politiques comme au niveau de l’État, ces dynamiques freinent la mise en avant des intellectuels capables de proposer des solutions viables.
Mandiaye Diallo partage cet avis, mais ajoute que "les méthodes traditionnelles de la politique ne sont plus aussi efficaces". Selon lui, dans un pays avec une population aussi jeune que le Sénégal, l'opposition doit repenser sa stratégie pour répondre aux attentes de cette nouvelle génération d’électeurs. Le Sénégal, comme le reste du monde, est en pleine transformation numérique. Pour lui, les intellectuels des partis politiques doivent s'adapter à cette nouvelle réalité et l'intégrer dans leur stratégie politique.
Il souligne également que l'opposition doit innover et moderniser ses méthodes. Le véritable défi, selon lui, n'est pas l'absence de ressources, mais l’incapacité de l’opposition à répondre aux mutations économiques et sociales qui bouleversent le pays. "Les ressources intellectuelles et financières existent, mais c’est la stratégie qui doit être repensée", conclut-il.
Alioune Tine et la société civile : l'appel à l'union nationale face aux catastrophes
Alioune Tine, figure emblématique de la société civile et fondateur d'Afrikajom Center, a également réagi à l'affaire Bougane Guèye. Pour lui, la situation exige une solidarité nationale, transcendant les clivages politiques. "Il faut faire de la question des inondations un problème qui transcende les calculs politiques", a-t-il déclaré. Dans un message posté sur les réseaux sociaux, Tine a appelé à l'unité des forces politiques, de la société civile et des acteurs économiques pour secourir les populations sinistrées.
Selon lui, "le président de la République devrait inviter les leaders de l’opposition, dont Bougane, à unir leurs forces pour aider les victimes des inondations". Une telle image de solidarité nationale, où tous les acteurs politiques se mobilisent ensemble, renforcerait le sentiment d’unité nationale face à l’adversité. Pour Alioune Tine, cette démarche est essentielle pour éviter les récupérations politiciennes et recentrer le débat sur les véritables enjeux du pays.
Alioune Tine conclut en rappelant que "face à ces épreuves tragiques, la sérénité doit absolument être de mise". Ce message fait écho aux attentes d'une grande partie de la population, qui souhaite voir ses leaders politiques agir pour le bien commun plutôt que pour leurs intérêts partisans.
Une uniformité dans le traitement de l'information
Selon Faydy Dramé, journaliste à Ouestaf News, "on n’invente pas l’info". Cette remarque fait écho à un constat récurrent : les journalistes réagissent souvent à l'actualité, mais ne l'approfondissent pas. Les sujets sont souvent les mêmes et les analyses se cantonnent à un simple échange d’opinions. Cela crée une situation où le journalisme, censé éclairer le public, se résume parfois à un simple "ping-pong" entre acteurs politiques.
L’un des problèmes soulignés par Faydy Dramé est la répétition constante des mêmes sujets, surtout ceux concernant les actions du gouvernement. Les médias semblent se contenter de réagir aux événements, sans pousser l'analyse plus loin. "On est dans le ping-pong", souligne Dramé, faisant référence à l’habitude des journalistes de publier des déclarations contradictoires sans creuser la question ou chercher des analyses indépendantes. Ce traitement simpliste de l’information, axé sur des réactions immédiates, empêche souvent le public de saisir les enjeux réels des débats politiques et sociaux.
De plus, la ligne éditoriale de nombreux médias tend à s’aligner sur des positions préétablies, avec un biais notable en faveur ou contre des personnalités politiques. "On fait des papiers que pour applaudir", regrette Dramé. Selon lui, il est devenu rare de voir des médias prendre une position équilibrée et neutre. Les journalistes se retrouvent souvent dans des rôles où ils soutiennent ou critiquent systématiquement une figure politique, parfois sans nuance. Cette situation alimente un climat où l'objectivité est remise en question, et où les médias deviennent des instruments au service des idéologies dominantes.
Pour Aguibou Diallo, ce manque de profondeur dans le traitement de l'information n'est pas uniquement dû aux médias eux-mêmes, mais aussi à une sous-exploitation des ressources intellectuelles disponibles. "Le paysage médiatique n’échappe pas aux impairs évoqués plus haut, notamment la sous-utilisation des ressources disponibles", affirme-t-il. Diallo critique la manière dont les médias sénégalais se concentrent davantage sur des logiques mercantiles dictées par les politiciens et les magnats des affaires, au détriment d’un véritable débat citoyen. Ce phénomène transforme souvent les médias en simples relais d'opinions partisanes, plutôt qu’en outils d'éveil des consciences.
Selon Diallo, les médias doivent assumer leur rôle de "quatrième pouvoir", en se positionnant comme des "fabriques d’opinions" indépendantes. Leur mission ne doit pas se limiter à relayer des polémiques ou des déclarations, mais plutôt à produire des analyses rigoureuses qui permettent aux citoyens de mieux comprendre les enjeux de la politique nationale. "Les médias ne doivent pas être les bras armés de l’idéologie des groupes dominants, mais plutôt des moteurs d’émancipation et d’éveil citoyen", insiste Diallo.
Il souligne également la mutation du journalisme à l'ère numérique où les médias en ligne jouent un rôle prépondérant dans la diffusion de l’information. Cependant, cette transition numérique pose de nouveaux défis en matière de qualité et de rigueur journalistique. "La mutation qui intervient dans la pratique du métier appelle à questionner ses fonctions et son rôle dans l’écosystème de la mission d’information, de formation et d’éducation des masses", ajoute-t-il. En d’autres termes, la montée en puissance des médias numériques ne doit pas signifier un affaiblissement des standards journalistiques, mais au contraire une opportunité de repenser la manière dont l’information est produite et consommée.
Mandiaye Diallo, directeur de la Construction numérique et président de l’association Techniciens et scientifiques sénégalais au service du Sénégal (TS4), partage également ce constat, tout en soulignant l'importance des médias dans la dynamique politique du pays.
Selon lui, les médias jouent un rôle central dans la formation de l’opinion publique, mais ne remplissent pas toujours leur mission d'informer de manière équilibrée et objective. "Les médias sont obsédés par la course aux clics", regrette-t-il, mettant en avant le fait que les scandales et les polémiques prennent souvent le pas sur les débats de fond.
Cette obsession pour l’immédiateté et la sensation au détriment de l’analyse contribue à façonner un électorat plus réceptif aux controverses qu’aux idées structurées. En se focalisant sur des récits sensationnels et des polémiques superficielles, les médias participent à un appauvrissement du débat public. Mandiaye Diallo insiste sur le fait que les médias doivent assumer leur responsabilité dans la formation d’une opinion publique plus exigeante et informée. "Les médias doivent mettre davantage en lumière les propositions politiques et les débats de fond", plaide-t-il.
L'arrestation de Bougane Guèye et les critiques adressées au gouvernement ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Si la critique est nécessaire dans toute démocratie, elle doit être accompagnée de propositions concrètes pour résoudre les problèmes du pays. Au Sénégal, l’opposition semble souvent se cantonner à un rôle contestataire, sans pour autant formuler des alternatives viables.
Aguibou Diallo et Mandiaye Diallo s'accordent à dire que l'opposition sénégalaise manque de stratégie et d'innovation. Pour Alioune Tine, la clé réside dans l’unité nationale et la mobilisation collective face aux défis majeurs tels que les inondations.
AMADOU CAMARA GUEYE