La tentation autoritaire maquillée en progrès démocratique

Derrière les discours solennels sur la refondation institutionnelle et la stabilisation républicaine, les régimes togolais et malien empruntent des chemins parallèles pour museler la souveraineté populaire. À Lomé, Faure Gnassingbé se réinvente président à vie sous les habits d’un parlementarisme sur-mesure. À Bamako, la junte d’Assimi Goïta prépare l’effacement des partis politiques et la prolongation de son règne par décret. Deux trajectoires politiques distinctes, une même stratégie de confiscation du pouvoir : priver les citoyens du droit de choisir librement leurs dirigeants. ‘’EnQuête’’ revient sur ces deux scénarios.
La scène est réglée au millimètre près. Faure Gnassingbé, la main droite levée, prône allégeance à une Constitution qu’il vient lui-même d’ensevelir sous des réformes habillées en progrès démocratique. Ce samedi 3 mai 2025, dans une salle solennelle, entouré des juges de la Cour constitutionnelle, le président togolais, au pouvoir depuis deux décennies, a prêté serment comme président du Conseil des ministres, une fonction qui concentre désormais l’essentiel des pouvoirs exécutifs dans la nouvelle Ve République. Une cérémonie pompeuse, ponctuée de coups de canon et de défilé militaire, qui aurait pu être anodine dans un régime parlementaire classique. Mais au Togo, elle sonne comme l’ultime scellé d’un coup d’État institutionnel, orchestré avec méthode.
Togo : la Ve République ou la résurrection d’un pouvoir monarchique
Derrière les déclarations lénifiantes sur ‘’l’entrée du Togo dans l’arche sainte des démocraties parlementaires’’, il faut y voir une opération de reconduction déguisée d’un pouvoir personnel par le biais de la réingénierie constitutionnelle. Le président de la Cour, Djobo Babakane Coulibaley, s’est livré à une justification presque mystique de cette bascule institutionnelle.
Mais pour l’opposition togolaise, cette cérémonie est une parodie, une imposture, un simulacre de légitimité démocratique.
La nouvelle Constitution, adoptée en mai 2024, sans référendum populaire, consacre un basculement du régime présidentiel vers un régime parlementaire. Officiellement. Car dans les faits, elle déshabille le peuple de son pouvoir de désignation du chef de l’Exécutif. Désormais, le président du Conseil des ministres, véritable homme fort du régime, est élu par les parlementaires – eux-mêmes sous contrôle étroit du parti au pouvoir. L’élection au suffrage universel direct de la présidence de la République, pourtant socle démocratique fondamental, est supprimée. Le nouveau président, Jean-Lucien Savi de Tové, 86 ans, hérite d’un rôle essentiellement honorifique.
Une réforme taillée sur-mesure
Cette réforme est moins une mue démocratique qu’un tour de passe-passe constitutionnel. Faure Gnassingbé, qui avait déjà modifié la Constitution en 2019 pour réinitialiser son compteur présidentiel, se heurtait à une limite : l’impossibilité de briguer un cinquième mandat consécutif. La création d’un régime parlementaire sur-mesure, où il peut rester à la tête de l’Exécutif tant que son parti conserve la majorité, contourne habilement cette contrainte. Autrement dit, sans jamais prononcer le mot, Faure Gnassingbé a désormais la possibilité de rester indéfiniment au pouvoir, dans un cadre légal redessiné à sa convenance.
Pour beaucoup d’observateurs, cette évolution du régime n’est pas née du consensus. Elle a été imposée dans la précipitation, sans consultation populaire. Le texte n’a fait l’objet d’aucun référendum, malgré les appels insistants de l’opposition et de la société civile. Le Parlement, largement acquis au pouvoir, a voté la réforme en congrès, verrouillant ainsi le processus. La stratégie est connue : en confisquant les institutions, en maintenant le contrôle sur le Parlement, le parti Unir garantit à Faure Gnassingbé un pouvoir sans partage, désormais sanctuarisé par le droit.
Des voix étouffées, une contestation réprimée
Cette réforme est d’autant plus critiquée qu’elle intervient dans un contexte d’asphyxie démocratique. Les leaders de l’opposition, comme Paul Dodji Apévon (FDR) ou Jean-Pierre Fabre (ANC), dénoncent une ‘’forfaiture constitutionnelle’’ et un ‘’crime contre la souveraineté du peuple togolais’’. Ils ont boycotté les sessions parlementaires qui ont entériné la nouvelle architecture institutionnelle. Pour eux, cette réforme est un déni de démocratie, un viol de l’expression populaire, un retour masqué à une monarchie élective.
‘’Faure Gnassingbé a planifié cette affaire depuis longtemps : il en est le chef d’orchestre’’, s’est indigné Apévon lors d’un rassemblement à Lomé. ‘’Mais il nous trouvera sur son chemin’’. La grogne monte dans les rangs de la jeunesse, dans les milieux universitaires, parmi les avocats et dans certaines franges de l’armée. L’opposition dénonce également la multiplication des arrestations arbitraires, les intimidations à l’encontre des journalistes critiques et la criminalisation de la contestation pacifique.
Une démocratie confisquée, un peuple dépossédé
La suppression du suffrage universel pour l’élection du président de la République est le point de rupture symbolique avec l’idéal démocratique. C’est un glissement vers une oligarchie parlementaire où l’électeur n’a plus de prise sur le sommet de l’État. Cette réforme acte, en réalité, la fin de la souveraineté populaire telle que définie par l’article 1er de la Charte de 1992 : ‘’La souveraineté appartient au peuple.’’ En soustrayant au citoyen le droit de désigner celui qui incarne l’État, le régime se coupe définitivement du fondement démocratique le plus élémentaire.
Même l’argument avancé par les défenseurs de la réforme – ‘’la stabilité des institutions’’ – sonne faux. Depuis 2005, Faure Gnassingbé gouverne un pays sous tension permanente, émaillée de crises politiques, de répressions sanglantes, d’élections contestées et de recours systématiques à l’armée pour mater la rue. Dans ce contexte, prétendre que le passage à un régime parlementaire est une avancée démocratique relève soit de la mauvaise foi, soit du cynisme.
Mali : même dérive, autre méthode
Alors que Faure Gnassingbé s’impose à Lomé comme président tout-puissant d’un régime parlementaire taillé à sa convenance, à Bamako, le colonel Assimi Goïta avance ses pions sur une partition tout aussi inquiétante : celle d’une militarisation sans fard du pouvoir, par la neutralisation des partis politiques et la suspension progressive de toute forme de pluralisme.
Le samedi 3 mai 2025, des centaines de Maliens ont bravé la peur pour manifester au palais de la Culture, à l’appel d’une coalition d’une centaine de partis politiques. Leur cri est sans ambiguïté : ‘’Vive la démocratie, à bas la dictature !’’ Scandé sous haute surveillance, ce slogan résume à lui seul la tension qui pèse sur un pays où la junte militaire, en place depuis le double putsch de 2020 et 2021, se prépare à enterrer tout retour à l’ordre constitutionnel.
La coalition exige ‘’la fin effective de la transition politico-militaire au plus tard le 31 décembre 2025’’ et la mise en œuvre rapide d’un calendrier électoral.
Mais dans l’ombre des slogans flottent les craintes d’une refondation autoritaire, inspirée par le modèle de pouvoir sans partage que tente d’instituer le Togo voisin.
Pour une partie de la société civile et de l’opposition, à Bamako comme à Lomé, les acteurs au pouvoir cherchent à reconfigurer les institutions non pas pour renforcer la démocratie, mais pour la neutraliser à travers des dispositifs de contrôle et d’exclusion.
Au moment où Faure Gnassingbé installe un régime parlementaire dans lequel son camp détient tous les leviers de nomination, la junte malienne explore, quant à elle, la suppression pure et simple des partis. Le 30 avril, elle a abrogé la loi régissant le fonctionnement des partis politiques, un acte perçu par les juristes comme un prélude à leur dissolution. Cette décision survient au lendemain d’une concertation organisée sans l’opposition, qui a préconisé non seulement l’effacement du pluralisme, mais aussi la désignation d’Assimi Goïta comme président de la République pour un mandat de cinq ans, sans passer par les urnes.
Pour l’analyste politique Victor Nana, le mimétisme des régimes est troublant. ‘’Là où le Togo consacre un président du Conseil omnipotent à la faveur d’une réforme constitutionnelle, le Mali envisage de proclamer un chef militaire président civil sans élection. Dans les deux cas, le suffrage universel est relégué au second plan, au profit d’une légitimation par l’appareil d’État lui-même’’.
Il enfonce le clou, relevant qu'à l'image du Togo, les voix critiques sont marginalisées. À Bamako, les partis qui contestent la dérive sont menacés, leurs leaders poursuivis et l’espace civique est progressivement réduit. À Lomé, la Cour constitutionnelle et le Parlement jouent le rôle de chambre d’enregistrement des décisions du pouvoir. À Bamako, c’est par le Conseil national de transition et les concertations ad hoc que l’on fabrique une légalité sur-mesure’’.
L’opposition malienne, dans un rare sursaut collectif, rejette en bloc les conclusions de cette concertation. Elle les qualifie de ‘’nulles et non avenues’’, dénonçant une tentative de verrouillage institutionnel sous couvert de refondation nationale. Elle rappelle que le multipartisme et les libertés fondamentales sont inscrits dans la Constitution de 1992 et réaffirmés par la nouvelle loi fondamentale adoptée en 2023 — mais aussitôt vidée de son essence.
Dans la foulée, Victor Nana poursuit sans ambages : ’’Il y a une ironie amère à voir ces régimes, qui se réclament de la rupture avec les ordres postcoloniaux et les influences extérieures, reproduire les mécanismes mêmes de l’autoritarisme : présidentialisation déguisée, suppression du pluralisme, prolongation indéfinie des mandats. Que ce soit sous l’uniforme militaire à Bamako ou sous les ors du parlementarisme contrôlé à Lomé, c’est la même négation du droit du peuple à choisir ses dirigeants.’’
Ainsi, pendant que les peuples réclament des élections libres, des dirigeants élus et des institutions crédibles, les gouvernants leur répondent par des stratégies de contournement, des simulacres de légitimation et des verrous juridiques. Le Mali et le Togo, chacun à sa manière, offrent une leçon amère : le recul démocratique ne prend pas toujours la forme d’un coup d’État brutal. Il peut aussi se cacher derrière les habits feutrés de la réforme constitutionnelle ou les proclamations de souveraineté nationale.
Amadou C. Gueye