Publié le 10 Jun 2023 - 13:41
RÉPRESSION DES MANIFESTATIONS DES 1ER ET 2 JUIN

Amnesty International exige la lumière sur 23 morts

 

L’ONG qui promeut la défense des Droits de l’homme demande aux autorités sénégalaises de faire promptement la lumière sur la mort d’au moins 23 personnes, dont trois enfants, lors des manifestations violentes des 1er et 2 juin derniers.  Amnesty International, qui dénonce une ‘’répression sanglante’’, a recueilli des témoignages auprès des familles et proches de victimes.

 

Amnesty International demande aux autorités sénégalaises d’enquêter ‘’immédiatement’’ et de façon ‘’indépendante et transparente’’ sur la mort d’au moins 23 personnes, dont trois enfants, lors des manifestations violentes du 1er et du 2 juin derniers, et de faire la lumière sur la présence de personnes en civil armées opérant aux côtés des forces de sécurité. ‘’Nous appelons les autorités à mener une enquête crédible, indépendante et impartiale sur les circonstances de ces morts et à garantir que les responsables d’homicides illégaux soient poursuivis selon les normes de procès équitables. Conformément au droit international, les forces de l’ordre ne doivent utiliser les armes à feu que dans des circonstances exceptionnelles, en cas de risque imminent de blessure grave ou de mort, et non pour le maintien de l’ordre’’, a déclaré, hier, la directrice régionale du bureau d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, Samira Daoud.

Selon leur décompte, au moins 23 personnes ont été tuées durant les violentes manifestations qui ont éclaté, notamment à Dakar et à Ziguinchor, depuis le 1er juin, et 390 personnes ont été blessées, d’après la Croix-Rouge sénégalaise.

Aux yeux d’Amnesty International, ces manifestations ont été émaillées de ‘’plusieurs atteintes aux droits humains et, notamment, un usage excessif de la force et des atteintes à la liberté d’expression et d’information, à travers la suspension de l’accès aux réseaux sociaux et à l’Internet mobile’’.

L’ONG dit s’être entretenue avec 18 personnes, notamment des témoins des cas d’usage mortel de la force et des proches des victimes. L’organisation a aussi documenté les violations de droits humains, à travers l’analyse des vidéos et autres documents comme des certificats de décès et rapports d’autopsie attestant notamment de blessures par balle ayant entraîné la mort de plusieurs manifestants.

Une répression sanglante

Issa fait partie des membres de famille de victimes interrogées par Amnesty International. Il est le frère de Bassirou Sarr, 31 ans, tailleur et résidant de Pikine Guinaw-Rails (banlieue de Dakar). Ce dernier est décédé d’une balle reçue à la tête, le 2 juin. ‘’Bassirou avait son atelier de couture près du camp Thiaroye, et ce vendredi 2 juin, il y avait des manifestations spontanées dans la zone. Comme plusieurs autres, il était sorti voir cet attroupement de gendarmes et de manifestants près de leur atelier de travail. C’est là qu’il a été atteint d’une balle à la tête. Il est mort sur le coup et les militaires du camp de Thiaroye ont transporté son corps dans le camp. Ils ont demandé aux gendarmes et aux manifestants qui étaient juste devant leur camp de déguerpir. Nous avons perdu notre frère et nous voulons que justice soit rendue. Depuis vendredi, nous n’avons même pas pu récupérer son corps et l’inhumer convenablement’’, renseigne Issa.

Amnesty International indique avoir consulté le certificat de genre de mort de Bassirou Sarr, établi par l’hôpital général Idrissa Pouye de Grand-Yoff, qui confirme que le décès résulte d’un ‘’traumatisme crânien par arme à feu’’.

Comme Bassirou Sarr, le rappeur et producteur Abdoulaye Camara dit ‘’Baba Kana’’, 38 ans, a aussi perdu la vie dans ces manifestations. Proche de la victime, Djiby témoigne que le samedi 3 juin, Abdoulaye était parti rendre visite à l’un de ses amis à Ouagou Niayes. Sur le chemin du retour à Niary Tally, il a rencontré une foule de manifestants et de policiers. Il a été touché par balle. ‘’Dans des vidéos qui ont largement circulé sur les réseaux sociaux, on voit qu’il a ensuite été frappé par les policiers du commissariat des HLM, alors qu’il était à terre et trainé dans la rue. Durant toute la journée de dimanche, nous avons fait des allers-retours entre le commissariat des HLM et celui de Dieuppeul pour savoir s’il était là-bas, mais c’est au niveau de la brigade des sapeurs-pompiers de Dieuppeul qu’on nous a dit qu’un corps, supposément ‘ramassé dans la rue’, avait bien été déposé là-bas par la police le samedi soir. Finalement, ce lundi, nous avons pu retrouver son corps à la morgue de l’hôpital Dalal Jamm à Guédiawaye’’, confie-t-il à l’ONG.

Cette dernière dit avoir analysé plusieurs vidéos montrant la police donnant des coups à Abdoulaye Camara, alors qu’il était à terre et visiblement mal-en-point.

Une autre victime : Fallou Sall, ouvrier ferrailleur de 17 ans à Thiaroye-sur-Mer. Il a été atteint par balle le vendredi 2 juin, alors qu'il rentrait du travail. Selon son père rencontré par Amnesty International, il a succombé à ses blessures, le lendemain. ‘’Il avait été blessé par balle au cou et il est resté gisant à l’hôpital toute une journée sans être opéré’’, raconte son père. Sa famille est en attente des résultats de l'autopsie.

Ziguinchor, même scénario

À Ziguinchor, Souleymane Sano (25 ans) et Ousmane Badio (17 ans) ont été victimes de tirs par les policiers, lors des manifestations du 1er et du 2 juin, d’après l’ONG. Issa, ami de Souleymane Sano, a rapporté à Amnesty International : ‘’J’étais avec Souleymane Sano près du complexe CIA, lorsqu’un policier a mis un genou à terre et lui a tiré dessus. Nous avions quitté notre quartier Lindiane vers 17 h ce 2 juin pour manifester. Vers le complexe CIA, les policiers ont appelé du renfort et ont tiré des grenades lacrymogènes pour nous disperser, ce qui nous a fait fuir. Souleymane s’est retrouvé dans une impasse et s’est caché derrière un lampadaire lorsque le policier est descendu de la voie principale, l’a visé et lui a tiré dessus. Il a été atteint au flanc. Je suis allé vers lui, je l’ai secoué, mais il ne répondait pas. Avec d’autres manifestants, on l’a mis sur une moto Jakarta pour l’hôpital régional où il a été déclaré mort.’’

Selon l’ONG, le certificat d’inhumation de Souleymane Sano conclut à une ‘’mort violente par traumatisme thoracique dû à un impact d’un projectile d’arme à feu’’’.

Ousmane Badio, 17 ans, a également été victime d’un tir mortel, le 1er juin à Ziguinchor, lors des manifestations. Selon son oncle et son grand-père, qui se sont confiés à l’ONG, Ousmane Badio a été atteint par balle à 200 m de chez lui à Korentas (quartier de Ziguinchor), où des manifestations avaient lieu.

‘’Ousmane est sorti à 17 h de la maison, le jeudi 1er juin. Quinze minutes après, les gens sont venus nous dire qu’il était tombé. Il n’a pas duré dehors. Il a été atteint à la poitrine et a perdu beaucoup de sang. On l’a conduit à l’hôpital Silence, mais il perdait beaucoup de sang en cours de route. À notre arrivée, il a été déclaré mort’’, soutient la famille de la victime.

‘’Il y avait des manifestations près de chez nous ; les jeunes lançaient des cailloux et les policiers ripostaient par des grenades lacrymogènes. Les témoins nous ont dit que c’est un de ces policiers qui a tiré sur Ousmane et qu’après lui, un autre individu, Souleymane Sarr, a été victime d’un tir par balle par ces mêmes policiers. Depuis ce jour, son père est en état de choc et ne peut pas parler. Ousmane était son fils aîné’’, poursuit-elle.

Atteintes au droit à la liberté d’expression

Amnesty International dénonce également des atteintes au droit à la liberté d’expression. ‘’Ces restrictions au droit à la liberté d’expression et à l’information constituent des mesures arbitraires contraires au droit international et ne sauraient être justifiées par des impératifs de sécurité’’, indique Samira Daoud, invitant les autorités à rétablir le signal de la télévision Walf et s’abstenir de restreindre l’accès aux réseaux sociaux.

En effet, entre le 4 et le 6 juin, les autorités ont décidé de suspendre l’accès à Internet via les données mobiles. L’accès aux réseaux sociaux a été suspendu entre le 2 et le 7 juin. Le 1er juin, le signal de la chaîne Walf TV avait été coupé, sans notification préalable, comme le prévoit pourtant l’article 192 du Code de la presse, interrompant leur couverture des manifestations. Le Conseil national de régulation de l'audiovisuel (CNRA) a nié toute responsabilité dans cette coupure, la troisième depuis mars 2021. La chaîne YouTube de Walf TV, sur laquelle la chaîne avait tenté de diffuser ses programmes après la suspension, a également été perturbée.

En 2020, la Cour de justice de la CEDEAO, dans une décision concernant le Togo, jugeait que la restriction volontaire de l’accès à l’Internet lors de manifestations violait le droit à la liberté d’information et d’expression.

Pour rappel, le jeudi 1er juin, l’opposant politique Ousmane Sonko a été condamné à une peine de 2 ans ferme d’emprisonnement pour “corruption de jeunesse”. Des manifestations spontanées et violentes ont éclaté le même jour dans de nombreuses villes, notamment à Dakar, à Ziguinchor et à Kaolack. Plusieurs édifices publics et des commerces privés ont été saccagés par les manifestants, dont l’université de Dakar et la mairie de Pikine.

BABACAR SY SEYE

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