Les Africains pris dans le jeu des cartes internationales
Si chacun des protagonistes du conflit russo-ukrainien espère rallier les Africains à sa cause, le continent noir devra tout faire pour ne pas se retrouver entre le marteau et l’enclume.
Qui se sert de qui ? À quelles fins ? Qui y gagne quoi ? Ces questions de fond se chuchotent autour du Forum économique et humanitaire Russie-Afrique qui s’ouvre aujourd’hui (27-28 juillet 2023) à Saint-Pétersbourg, en Russie. Cette deuxième édition survient en plein conflit russo-ukrainien. Une guerre qui divise le monde entre un bloc occidental opposé à la Russie et ses alliés. Au milieu, l’Afrique, pion convoité de tous bords, cherche à tirer son épingle du jeu.
Loin des bombardements sur le territoire ukrainien, la guerre diplomatique fait rage entre Moscou et les pays occidentaux pour rallier le plus de pays. D’ailleurs, la Russie a dénoncé, mardi, des pressions de l’Occident sur des États africains visant à saper le sommet Russie-Afrique, sous le slogan "Pour la paix, la sécurité et le développement". "Nous savons bien que presque tous les États africains ont subi une pression sans précédent de la part des États-Unis et de la part des ambassades françaises qui ne dormaient pas et ne dorment pas jusqu'à présent", a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.
Malgré tout, 49 pays africains et 17 chefs d'État ont confirmé leur présence à Saint-Pétersbourg. Parmi eux, Macky Sall. Mais aussi, d’autres alliés de Moscou, dont le président sud-africain Cyril Ramaphosa, et surtout, pour une première sortie hors de son pays, le président de la transition du Mali Assimi Goïta.
Selon son conseiller diplomatique, Iouri Ouchakov, cité par les agences de presse russes, Vladimir Poutine "fera un grand discours" dans lequel il évoquera les relations russo-africaines et "la formation d'un nouvel ordre mondial". Il échangera aussi, lors d'entretiens bilatéraux avec plusieurs chefs de l'État, notamment camerounais, sénégalais, sud-africain et centrafricain.
Dans un message de bienvenue, le chef du Kremlin a adressé ses salutations aux participants et aux invités du sommet. ‘’Aujourd’hui, l’Afrique se revendique de plus en plus comme l’un des pôles d’un monde multipolaire émergent, lit-on dans le message de bienvenue. Nous constatons des changements positifs dans la production et l’agriculture, dans les infrastructures de transport et les technologies de l’information, dans la santé et l’enseignement, ainsi que dans d’autres domaines’’, assure Vladimir Poutine.
Ce sommet intervient quelques semaines après que les dirigeants africains ont tenté de peser dans la recherche de la paix entre l'Ukraine et la Russie. Une délégation de chefs d'État s'est rendue, à la mi-juin à Moscou et à Kiev, pour faire entendre la voix de l'Afrique dans ce conflit : un ‘’message de paix, de désescalade’’ et surtout de déblocage des ‘’céréales et des fertilisants en Russie et en Ukraine.
Car c’est bien sur le plan de la sécurité alimentaire que se joue le plus grand enjeu pour les pays qui ne sont pas directement impliqués dans le conflit. Le 17 juillet dernier, l’accord céréalier permettant l’exportation de céréales ukrainiennes par la mer Noire a expiré, faute d’accord avec Moscou, qui dénonce des entraves au commerce de ses produits agricoles.
Selon l’ONU, les États-Unis et l’Union européenne (UE), Vladimir Poutine use de chantage sur cette décision qui est susceptible de déclencher une hausse des prix et une crise alimentaire mondiale.
Mis en place pendant un an, l’accord céréalier a permis à près de 33 millions de tonnes de céréales d’être expédiées depuis les ports ukrainiens, essentiellement du maïs et du blé, contribuant à écarter les risques de pénurie. Mais c’est la destination de ces aliments qui est en question. Dans un entretien avec son homologue sud-africain, le président Poutine a soutenu que "le principal objectif de l'accord, la livraison de céréales aux pays dans le besoin, notamment sur le continent africain", n’était "pas réalisé".
Alors qu’il recevait la délégation africaine, il y a un mois, avant la fin de l’entente, Vladimir Poutine avait également assuré que ‘’l'accord sur l'exportation des céréales ukrainiennes par la mer Noire ne contribue pas à résoudre les problèmes de l'Afrique liés à la hausse des prix des denrées alimentaires dans le monde, puisque seuls 3 % de ces céréales auraient été exportés vers les pays les plus pauvres’’.
Pendant ce temps, l’ONU affirme que 57 % des exportations ont été acheminées dans les pays en développement et que cette initiative a permis la livraison de 725 000 t de blé pour aider les personnes dans le besoin en Afghanistan, en Éthiopie, au Kenya, en Somalie, au Soudan et au Yémen.
S’il peut y avoir des tensions sur le marché international, au moment où la production et les exportations de céréales ukrainiennes ont fortement baissé depuis le début du conflit, l’industrie céréalière russe a enregistré des progressions, malgré les sanctions occidentales.
Selon un rapport de l’agence agricole du gouvernement américain, les exportations de grains ont atteint en 2023 un nouveau record, évalué entre 50 et 60 millions de tonnes, depuis les ports russes de la mer Noire qui continuent de fonctionner à plein régime. Sur tous les marchés, les exportations russes ont augmenté, mais les principaux clients sur les céréales sont l’Égypte, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Iran, le Kazakhstan et le Nigeria.
Selon Henri-Louis Védie, chercheur principal au Policy Center for the New South à Rabat (Maroc), ‘’au total, 16 pays dépendent à plus de 56 % pour leur approvisionnement en blé de l’Ukraine et/ou de la Russie, auxquels viennent s’ajouter 26 pays ayant une dépendance inférieure. L’Afrique est sans doute le plus concerné des continents par sa dépendance au blé russe et ukrainien’’. Les données de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ajoutent qu’en 2022, les exportations de blé représentent environ 90 % des échanges commerciaux que la Russie réalise avec l’Afrique.
Le 2e sommet Russie-Afrique sera, pour le président russe, un événement important dans les relations russo-africaines et l’occasion de leur ‘’donner un caractère encore plus complet et global’’. Il sera aussi, pour les chefs d’État africains, un moyen de s’assurer de la disponibilité de céréales et d’engrais dans un futur incertain. En attendant, peut-être de prendre conscience de l’urgence de s’assurer de leur autosuffisance d’un continent qui dispose de près de 600 millions d’hectares de terres arables non cultivées, soit 60 % du total mondial.
Lamine Diouf