''A 33 ans, des gens regrettaient encore ma naissance''
Rejetée par la société au sein de laquelle elle a grandi parce qu’estampillée ''illégitime'', l’écrivaine sénégalaise Fatou Diome prend sa revanche dans son dernier livre intitulé ''Impossible de grandir''. Publié courant 2013, l’ouvrage a été présenté aux Sénégalais mercredi lord du ''café littéraire'' organisé par Goethe Institut de Dakar. En marge de la manifestation, EnQuête s’est entretenu avec cette auteure qui ne mâche pas ses mots.
Pourquoi le titre ''Impossible de grandir'' de votre dernier ouvrage ?
Il est impossible de grandir quand les autres parlent de vous comme si vous étiez né la semaine dernière. On parle toujours de moi en disant ''doomu djiitle diw bi'' (NLDR : la belle-fille d’untel). A 35 ans, je viens en vacances, il y a toujours des gens pour dire : ''Tu ne l’a reconnais pas ? C’est la sœur de telle''. A l’autre de répondre : ''Mais elle ne s’appelle pas Diome''. ''Mais oui mais sa sœur mooy doomu djiitle diw bi''. À 35 ans, on vous dit encore ça, comme si ma mère avait accouché la semaine d’avant. On ne peut grandir quand on reste toujours cette enfant dont on parle de la naissance. J’ai dû avoir encore des reproches à 33 ans de quelqu’un qui me dit : ''Ton père, si je l’avais attrapé à l’époque, je lui aurais mis une balle dans la tête''. Quelqu’un de ma famille m’a dit ça. Je lui ai dit : ''Tu te rends compte que j’ai 33 ans et tu regrettes encore que je sois en vie''. Et après il y a des gens qui osent me reprocher d’écrire ce livre. Mais comment pourrais-je faire pour ne pas réfléchir sur ça et écrire là-dessus ? On se dit forcément : ''OK, maintenant je vais mettre le doigt là où ça blesse''.
Cet ouvrage n'est pas une forme de thérapie pour vous ?
Non, du tout. Je suis née pour rigoler. Je me sens fragile, mais je voudrais protéger les gens. Ce livre, c’est pour tous ceux qui ne peuvent dire ce que j’y dénonce. Je suis assez culottée pour le faire. Je suis la seule Diome de Niodior. Quand j’étais première ou que je gagnais un prix, on disait toujours que c’est la fille de l’étranger. C’était dur.
Comment avez-vous pu rendre des choses vécues d’une manière atroce dans un style léger, digeste et à la limite drôle ?
C’est la création artistique. Moi, j’aime m’amuser. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de vous faire pleurer en lisant. Mais de vous inviter dans la réflexion en vous demandant si vous croyez que ça, c’est juste. Si vous pensez que ça ne l’est pas, il est de votre obligation de me rejoindre dans ma lutte. Parce que si cela ne vous fait pas souffrir, cela fait souffrir d’autres. Après moi, des bâtards il y en a eu dans ma famille. Je les ai toujours protégés. Et j’ai dit aux gens : ''Vous critiquez bien les bâtards, mais quand ils vous font bouffer, vous les aimez bien''. C’est mon cas aujourd’hui.
Avez-vous pu transcender le fait que dans votre enfance, tout le monde vous regardait comme l’enfant qui n’a pas de père ?
Si j’ai pu. Et j’ai un père aussi. Je réclamais toujours mes parents. Ma mère habitait le même village que moi, mais dans un autre quartier. Ce qui me choquait, c’est quand j’allais chez elle et qu’au moment de manger, elle me dit : ''Lèves-toi et va manger chez toi''. ''Chez toi'', c’est chez mes grands-parents juste parce qu’elle était avec un type qui ne voulait pas de la bâtarde chez lui. Je comprends cela maintenant. Mais à l’époque, c’était violent pour moi. Je n’ai pas pu avoir de la haine contre ma mère. C’est vrai que j’étais en révolte contre elle quand j’étais ado. Mais quand j’ai grandi et que je suis devenue moi-même une femme amoureuse, j’ai pardonné à ma mère. J’ai compris ce qu’elle avait vécu et respecté. Elle est devenue ma sœur africaine de combat. J’avais de la peine pour elle face à son histoire. Je le lui disais et lui assurait qu’à moi nul ne peut faire ça. Je l’ai prise sous mon aile et je me suis beaucoup occupée d’elle. J’ai huit frères et sœurs et je les ai installés dans la vie comme mes enfants, parce que notre mère est partie et m’a demandé de veiller sur eux. C’est ce que je fais et ils me le rendent bien. Quand je vois mes sœurs, c’est comme si ma maman était là. Elles sont tellement douces avec moi.
Votre père ne vous en veut pas pour tout ce que vous dites de lui dans le livre ?
S’il m’en veut, c’est son problème. Moi, je ne peux m’occuper de son destin. Moi, je m’occupe de ma relation avec la vie, de la réflexion et de l’honnêteté que je dois à mes lecteurs. Pour la vérité de l’histoire, je l’ai appelé pour lui dire que : ''J’ai dit ça et ça par rapport à ma naissance dans le livre. Peut-être que tes parents vont le lire et certains seront sûrement fâchés, que vas-tu dire ?'' Il a répondu : ''Je leur dirai que ma fille est formidable parce qu’elle s’occupe de moi et quand elle est là, elle prend le temps de venir me voir. Ce qu’elle dit dans le livre est absolument vrai parce que c’est moi qui n’ai pas joué mon rôle dans le passé''. Il faut savoir que l’honnêteté ne blesse pas les gens. Mon père ne me trouve pas méchante. Je lui ai dit que ça, c’est mon histoire, j’ai besoin de me l’approprier pour avancer dans la vie. Il m’a dit : ''Tu as le droit. Tu sais, quand je pense à tout ce que tu as enduré alors que j’étais vivant, c’est moi qui voudrais pouvoir tout changer''. Il voudrait pouvoir tout faire pour moi aujourd’hui. Il me dit qu’il me donnerait même sa vie si je la lui demandais. Je sais qu’il aime sa fille. Sauf qu’il dit ça à une fille qui a 40 balais passés. Vous pensez que j’ai besoin d’un père maintenant ? Je vais en faire quoi là.
Mon père, il devient presque mon fils, c’est moi qui dois l’aider. J’avais besoin d’un père, il y a 20 ou 30 ans de cela. C’est trop tard maintenant. On se découvre, on se respecte. J’essaie de cultiver une certaine amitié avec lui. Je vous garantis que cet homme-là le mérite, il est gentil. Cet homme-là, si je veux le juger aujourd’hui, avec ce que j’ai étudié, ma culture des droits de l’Homme, ce que j’ai vu sur les lois, mon instruction littéraire et philosophique, je ne serais pas honnête. Je dois le respecter dans son milieu, dans ce qu’il était. C’est pourquoi je n’ai pas jugé les parents dans le livre. J’ai juste décrit comment ça s’est passé. J’ai dit comment moi je l’ai vécu. Le reste leur appartient.
Comment voyez-vous l’évolution de la société sénégalaise ?
Elle va dans le bon sens parce que ce sont les femmes qui éduquent les enfants. Plus nos sœurs seront instruites, plus elles vont éduquer leurs enfants suivant un point de vue plus moderne. Toutes ces femmes qui font des études sont des battantes et veulent se faire respecter. Elles refuseront devant leurs enfants. Quand on a une mère battante, on réfléchira à deux fois avant d’imposer certaines choses à sa femme. Les changements des femmes sont toujours un changement social. Ce sont elles qui fabriquent les mentalités des hommes. Cela commence très jeune. A jeune âge, les mamans disent après le repas : ''Mariama, vient faire la vaisselle, Abdou, va jouer''. Pourquoi c’est à Mariama de le faire alors qu’ils sont deux à avoir bouffé ? Ils grandissent comme ça et après l’homme pense qu’en rentrant du bureau, il doit mettre les pieds sous la table, bien bouffer et aller faire la sieste, après que sa femme se massacre les ongles pour faire la vaisselle et lui préparer le dîner. Un homme qui épouse Fatou Diome n’aura jamais ça.
On rencontre, dans vos divers ouvrages, des portraits de femmes fortes, mais victimes malgré tout. Pour vous, être femme est-ce une malédiction ?
Non, je n’échangerais jamais ma condition de femme avec autre chose. J’adore mes petits talons. J’aime quand je vais faire ma manucure. J’ai ce petit côté frivole de nénette qui aime prendre soin d’elle. C’est notre esthétique. Il y a un plaisir là-dedans, le respect de soi. Quand je me maquille pour sortir, ce n’est pas parce que je suis frivole. Il y a du Kant et du Descartes dans ma tête et du Senghor. Quand je me maquille, c’est à vous que je dois rencontrer que je pense. Le maquillage n’embellit pas le visage, il embellit le regard posé dessus. J’ignore si je suis belle ou moche. Tout ce que je sais, c’est que même si je ne peux pas embellir l’œuvre de Dieu, je peux essayer d’améliorer autant que je peux.
Il y a toujours une touche de mauve dans ce que vous portez, cela représente quoi pour vous ?
Cela représente l’alliance, le mélange, l’addition, la tolérance. Le mauve est un mélange du rouge et du bleu. Il faut accepter cette addition pour avoir la douceur du mauve. Le rouge est la couleur du danger et du désespoir. Le bleu est la couleur du blues, la couleur nocturne. J’ai connu les deux. Le désespoir, je sais ce que c’est. La tristesse et la solitude, je les ai connues à l’étranger comme ici au Sénégal. La détresse symbolisée par le rouge vif, je connais. Si je mets les deux ensembles cela me donne du mauve. Maintenant, culturellement, sur les cartes de navigation, on met toujours l’Afrique en latitude rouge parce que c’est la chaleur. Et l’Europe en latitude bleue. Si vous mélangez les deux vous avez le mauve. C’est donc la culture africaine plus la culture européenne. Je ne suis pas une complexée d’immigrée.
Ce que j’aime en Europe, je l’aime franchement, ouvertement et je le dis. Je suis Franco-sénégalaise. Cette nationalité-là, si je l’ai ajoutée, c’est parce qu’il y a des choses que j’aime là-dedans et que je respecte. Ce n’est pas parce que je suis Noire que je ne dois pas oser le dire. Pour moi, on a dépassé la colonisation. Une fois qu’on connaît son histoire, il faut se demander ce qu’on va faire avec pour demain. C’est toujours la tolérance. Quand on est bien installée dans sa culture, on n’a pas peur de vaciller au contact de la culture d’autrui.
PAR BIGUÉ BOB