''Le théâtre sénégalais est en déclin''
Présent dans la troupe dramatique du Théâtre national Daniel Sorano depuis 1969, Ismaïla Cissé est le dernier Mohican d'une génération dorée de comédiens. Dans un entretien avec Enquête, le ''troisième Alboury Ndiaye du Sénégal'' donne ses impressions sur le théâtre sénégalais d'aujourd'hui.
Quand avez-vous intégré le Théâtre national Daniel Sorano ?
Avant que je n’intègre le Théâtre national Daniel Sorano, j’ai fait l’école des arts en 1965. J’ai fait quatre ans d’études et je suis sorti avec un premier prix de tragédie, à l’unanimité avec les félicitations du jury. En 1969, j’ai intégré le théâtre national Daniel Sorano comme comédien professionnel. Mon premier grand rôle, c’est de jouer le roi Koundane dans ‘’Macbeth’’ avec les Doura Mané, Guillaume Corréa etc. Et ça a été une aventure extraordinaire. On a fait une tournée de trois mois en France et cela a vraiment marché.
Comment votre carrière a-t-elle progressé par la suite ?
Après, on est revenu et j’ai commencé à jouer dans des pièces comme ‘’L’os de Mor Lam’’, ‘’Le sacre du Ceddo’’, ‘’L’exil d’Alboury’’ où j’ai repris le rôle d’Alboury après Doura Mané et Mamadou Dioum. Je suis le troisième Alboury du Sénégal. J’ai repris ce rôle pour la première fois en Belgique en 1979. Et c’était un grand succès parce que le Directeur du théâtre a dit à notre metteur en scène que le comédien qui a interprété le rôle d’Alboury joue bien. On est revenu au Sénégal, je l’ai repris sur la scène de Sorano et jusqu’à ce jour, je continue à jouer ce rôle.
Vous n’avez pas encore pris votre retraite alors ?
J’ai pris ma retraite mais on m’appelle tout le temps. Je travaille toujours avec le Théâtre national Daniel Sorano. Je crois que c’est une bonne chose. C’est une occasion de partager mon expérience avec les jeunes. C’est formidable.
Quels sont les moments forts qui ont marqué votre carrière de comédien ?
C’est mon rôle dans ‘’Maba l’esprit du Sine’’ qui m’a le plus marqué. Je me souviens qu’on l’avait tourné en plein mois de Ramadan. C’était dur. Le téléfilm a été un succès. Et la famille de Maba m’avait invité à Nioro à l’occasion du cent vingtième anniversaire de sa mort. La famille était très contente du fait que j’avais bien interprété le rôle de Maba. Les membres de la famille étaient tellement contents qu’ils ont pris le Coran pour dire :’’On va prier pour toi’’.
Ils ont prié pour moi en me conduisant chez Maba Diakhou où se trouvaient son bonnet et son gilet. Ils m’ont fait porter le bonnet avant de me dire :’’Si un serpent te mord et qu'on te couvre la tête de ce bonnet, le venin est neutralisé. Quant au gilet, il te protège’’. Ils m’ont fait porter les deux. C’était un moment extraordinaire pour moi que je n’oublierai jamais. En plus tout le monde m’appelait grand-père à Nioro. C’était vraiment des moments très forts pour moi.
Comment jugez-vous le théâtre sénégalais aujourd’hui ?
Le théâtre sénégalais d’aujourd’hui est en déclin. Ce n’est plus du théâtre, c’est n’importe quoi et c’est dangereux pour cet art. Vous savez, il y a une qualification pour le théâtre. Il y a le théâtre professionnel, le théâtre semi professionnel et le théâtre amateur. Après, tout est populaire. Les comédiens professionnels sont des gens qui ont fait des études d’arts dramatiques et qui sont sortis avec un diplôme. C’est ça leur métier. Ils sont des comédiens professionnels.
Les semi professionnels, ma foi, sont des gens qui travaillent dans le tas, parce qu’ils ont du talent. En général, ils ont un autre métier et ne font du théâtre qu’à leurs moments de loisir. Le théâtre amateur est assimilé aux gens des ASC (associations culturelles et sportives des quartiers). Ce sont des comédiens amateurs pour la plupart. Il faut que les gens sachent faire la différence et le théâtre sénégalais va avancer. Actuellement, c’est la confusion totale.
On ne sait plus qui est qui. J’ai vu des gens à la télé qui se disent comédiens parce qu’ils font le clown. Faire le pitre pour dire c’est ça le théâtre, ce n’est pas vrai. Le clown ne fait pas le théâtre. C’est un métier qui s’apprend. Il faut que les gens soient sérieux dans le travail. Mais quand des gens qui n'ont pas été à l'école d'arts dramatiques se disent comédiens, c’est ça le problème fondamental. Il faut que l’Etat prenne ses responsabilités pour que l’on soit pas les derniers en Afrique. Il faut rappeler qu’on était les premiers sur le continent.
Les Sénégalais étaient les seuls Africains à jouer à la salle Odéon de Paris. On a joué pendant trois mois en France et tous les soirs, l’Odéon affichait plein. C’est ça qu’il faut maintenir. Maintenant, les gens font n’importe quoi. La télévision montre n’importe quoi. Le public va se dire que c’est ça le théâtre alors que c’est faux. Le théâtre se fait avec des gens sérieux et professionnels. Il faut aimer le théâtre pour l’exercer. Pour le moment, le théâtre sénégalais est en train de mourir par la faute des télévisions. Et tout le monde est responsable.
Pourquoi les productions du Théâtre national Daniel Sorano se font rares ?
C’est une question de direction. Il faut mettre les gens qu’il faut à la place qu’il faut. Si vous confiez le théâtre à quelqu’un qui ne le maîtrise pas, il n’organise rien du tout. Il est là pour son fauteuil. Il voyage beaucoup avec le ballet et la troupe dramatique. Cela cumule de l’argent et il est peinard. Dix ou quinze ans plus tard, il se retrouve avec les poches pleines. C’est ça qui tue les véritables acteurs du théâtre que nous sommes.
Parce que dans le théâtre, un comédien doit régulièrement jouer pour montrer au peuple ce qu’il sait faire. Maintenant, il n’y a plus rien parce que les gens ne travaillent pas. Si l’on monte des pièces, c’est à la va-vite. On doit montrer aux gens un vrai spectacle digne du théâtre.
Y a-t-il une relève pour remplacer cette génération dorée de comédiens dont vous faites partie avec Oumar Seck, Douta Seck, Coly Mbaye et Awa Sène Sarr à Sorano ?
Jusqu’à ce jour, le théâtre national Daniel Sorano n’a qu’un seul comédien professionnel, c’est Ibrahima Mbaye. Il est le seul comédien valable. Il a joué le roi Christophe avec brio et la pièce ‘’Une saison au Congo’’ d' Aimé Césaire. Tout le reste, c’est du n’importe quoi. Ça ne va pas plaire aux gens mais Ibrahima Mbaye est le seul comédien valable actuellement de Sorano. Il y avait aussi une fille qui répondait au nom de Mariam Sadio. Mais elle est partie aux États-Unis d’Amérique parce que les choses traînent ici. Maintenant, on essaie de pousser les autres avec notre expérience. Malgré cela, ça traîne toujours et c’est dangereux.
Vous avez aussi tourné des films au cinéma ?
C’est exact. J'ai joué dans ''Médecins des hommes'' avec des comédiens français comme Bruno Cremer, Jacques Perrin et Anny Fardant. On l'avait tourné en Casamance. J'ai aussi tourné avec des Allemands à Mbour dans un film où j'interprétais le rôle d'un général. J'ai joué dans ''TGV'' de Moussa Touré dans le rôle d'un rebelle. Il y a ''Ramata'' que j'ai tourné avec la défunte Katoucha Niane.
Voici une femme généreuse qui a du talent. Elle n'a jamais fait du théâtre. Quand on me l'a présentée, elle m'a dit : ''Je n'ai jamais fais du cinéma, c'est ma première fois''. Le cinéma n'est pas difficile comme le théâtre. Elle s'est adaptée tout de suite pour le rôle. On a passé un bon moment pendant le tournage. Elle avait l'habitude de me dire :''Moi, je voudrai que tu pries pour moi.'' Mon seul regret, c'est d'avoir prié pour elle après sa mort.
Almami Camara