Le Sénégal en a-t-il fini avec l’ENFOMocratie ?
L’élection de Macky SALL à la tête de l’Etat sénégalais a suscité moult réflexions. Certains en concluent qu’elle correspond à une alternance générationnelle lorsque d’autres voient qu’elle coïncide avec la fin du cycle senghorien ou de l’ère néocoloniale. Mais, sachant que les trois premiers présidents ne sont pas des produits de l’Ecole sénégalaise indépendante, contrairement à l’actuel, ne pourrait-on pas retenir l’éducation ou la formation comme critère de différenciation et dire que le Sénégal en a fini avec l’ENFOMocratie ; le joug des dirigeants sortis de l’Ecole Nationale de la France d’Outre Mer (les ENFOM) ou de l’Hexagone ? De là, pourrait-on espérer que l’actuel Président opérera une rupture permettant d’envisager une réorientation qui mette le Sénégal sur de nouveaux axes de développement économique, social et culturel ?
Il est connu que le Sénégal fut un carrefour d’influences oriento-occidentales. Cette double filiation historico-géopolitique devrait être mieux assumée et être considérée comme un avantage comparatif. Ce qui voudrait dire qu’il est nécessaire d’investir tout le patrimoine intellectuel et spirituel du Sénégal, d’exploiter toutes ses potentialités pour le faire réellement émerger et le sortir du sous développement. Mais, à l’analyse, on constate bien que le legs occidental du Sénégal est beaucoup plus investi pour le développement du pays que ses atouts d’origine orientale. Les stratégies de configuration sociétale, mises en œuvre jusqu’ici, sont plutôt inspirées par des modèles importés de l’Europe.
Dans ce qui suit, il nous intéresse de mettre en lumière cette partie de l’héritage du Sénégal mal assumée afin de démontrer les difficultés de le piloter quand on ne considère pas, à sa juste mesure, son patrimoine intellectuel et spirituel non européen.
Le patrimoine intellectuel et spirituel du Sénégal d’origine orientale !
Il est vrai que les transformations socioculturelles engendrées par l’Islam varient d’un pays à l’autre. Le reflet linguistique de celles-ci est fonction du degré d’acceptation ou d’assimilation de l’héritage légué par l’envahisseur occidental. En effet, pour répandre leur « civilisation », les colonialistes européens ont tout mis en œuvre pour éradiquer la culture arabo-islamique qui permettait aux autochtones de résister à leur domination. Les dirigeants qui les ont remplacés n’ont jamais fondamentalement remis en question ce projet. Leur francophonisme les ont empêchés de bien considérer toute autre richesse linguistique. Ils n’ont rien fait pour que la langue arabe ait une valeur en dehors de la Mosquée. Ils ne l’ont jamais reconnue comme médium de communication utilisable dans n’importe quel autre espace. Ainsi, l’arabophonie de leurs pays se limite à la Coranophonie ou Islamophonie. Évidemment, cette stratégie a payé ailleurs, elle a permis d’enterrer la langue originelle de la Bible. Celle-ci n’est plus usitée.
Mais, l’arabe a bien résisté à tous ces assauts. Elle est devenue la cinquième (5ème) langue la plus parlée dans le monde avant le français classé onzième (11ème). Au Sénégal, près de 26% sont alphabétisés en arabe à côté des 38% qui savent lire en français. Elle est plus enseignée que la langue officielle à Diourbel, Kaolack, Louga, Matam et Saint Louis (ANSD/RGPHS, 2008).
Il s’y ajoute que depuis les attentas du 11 septembre 2001, la culture arabo-islamique est devenue l’objet d’une attention particulière du monde occidentale. La crise financière a rajouté à cet intérêt une dimension économique. Les pays de l’OCDE (L’Organisation de coopération et de développement économiques) font maintenant tout pour se donner un potentiel de compréhension et de négociation avec les détenteurs de cette culture. Le Sénégal, sous Abdoulaye WADE, a essayé de mettre à profit son appartenance au monde musulman en tentant de redynamiser ses relations avec le monde arabe. Mais, son gouvernement est mal armé pour réussir cette orientation. En effet, la langue de Mohammad (PSSL), au lieu d’être un avantage distinctif et concurrentiel, est très souvent un handicap pour la plupart des ministres et hauts fonctionnaires sénégalais. Ils peuvent parler, au nom de ce pays, en toute langue sauf en celle que la majorité de leurs compatriotes tiennent à partager avec les arabes. Ce qui fait que nos relations commerciales et diplomatiques avec le monde arabo-musulman ne sont pas huilées à l’optimum.
L’élite gouvernante et le patrimoine oriental du Sénégal
Les dirigeants du Sénégal viennent d’organiser, avec beaucoup de pompes, le troisième festival mondial des arts et sciences nègres. Celui-ci visait à démontrer au monde du XXIème siècle l'apport des noirs à la civilisation humaine en tentant de déconstruire les thèses des négationnistes et afro pessimistes. Mais ce faisant, les promoteurs de la négritude, anciens ou actuels, n’ont jamais investi tout le patrimoine intellectuel et spirituel du Sénégal. Ils n’ont jamais rendu hommage aux premiers hommes de lettres de ce pays. Ils n’ont jamais considéré la poésie sénégalaise d’expression arabe existant depuis le 17ème siècle. Ils n’ont jamais voulu mettre en relief l'ancienneté de l'Ecole Sénégalaise d’origine orientale et son rôle quant à l’humanisation et l'émancipation des populations autochtones ainsi que la préservation de leurs cultures. Pour eux, aucun établissement de l'enseignement supérieur public ne mérite de porter le nom d'un de ces illustres premiers hommes de lettres. Le nom du premier révolutionnaire libérateur de son peuple, fondateur de la première république sénégalaise(1773 -1890), Thierno Soulymne BAAL ou celui du premier fondateur/Recteur de l’université de PIR, l’une des plus grandes de l’Afrique au 18ème siècle, Al Ghady Amar FALL, aucun de ces noms ne peut, pour l’élite gouvernante, embellir le fronton d’une édifice publique. Ainsi, à leurs yeux, aucune des nos cités scientifiques d’antan n’est à valoriser. Pir Saniokhor, Nguigilone ou Tchilone, sont aussi ordinaires que n’importe quel petit village du Sénégal. Autrement dit, l’élite politique n’a jamais su mettre en avant la richesse intellectuelle et spirituelle que les marabouts nous ont léguée. Elle n’a jamais voulu reconnaitre que l'histoire culturelle du Sénégal, ne pourrait être écrite en ignorant ses plus qu’illustres fils et sa bibliothèque serait assez pauvre sans leurs œuvres. Elle n’a jamais admis que le Sénégal peut aussi s'écrire de droite à gauche sans pour autant perdre sa valeur nominale, que l'alphabet utilisé dans ce pays dépasse les 26 caractères nous provenant d'Europe.
De la pertinence sociale des compétences.
Il est admis que l’élan du Sénégal fut brisé par le dessein du colonisateur. Mais cela ne devrait pas interdire de revoir la voie que ce dernier lui a tracée. A cette fin, toute la richesse culturelle et scientifique du pays est à investir. Il ne sert à rien d’inhiber une partie de son héritage, comme il est inutile de camoufler son potentiel en sciences islamiques. La sauvegarde des langues nationales en plus de celles venues d’ailleurs est plus que nécessaire pour arriver à mobiliser toutes les forces vives. Ne pas aller dans le sens d’assumer et de valoriser le bilinguisme du pays, son réel métissage (Sud-Orient-Occident), constitue une perte incommensurable. Le statut politique de la langue arabe doit correspondre à son niveau d’estime social. Sa maîtrise doit être considérée comme un critère de compétence socioculturelle permettant d’occuper toute fonction de représentation de ce pays. Sinon, il manquera à l’élite gouvernante une force importante de mobilisation et de persuasion sociales. Ce qui se constate d’ailleurs aux moments sociaux importants, à chaque fois que celle-ci rencontre l’élite socio-religieuse. Les discours officiels y deviennent banals voire vulgaires, les représentants de l’État qui les portent en sortent souvent mal considérés.
Que l’État ne daigne donner jusqu’ici une réponse qui vaille à la demande de formation en langue arabe n’est pas sans conséquence ! Le Sénégal en a perdu sa notoriété de foyer ardent des sciences islamiques en Afrique de l’ouest. Aussi, est-il risqué de laisser le système éducatif sénégalo-islamique prospérer sans contrôle. D’ailleurs, l’État est seul responsable de ce qui se passe dans les Daaras. Les dégâts humains et sociaux qui y sont constatés résultent de sa négligence coupable. Ajoutons à cela, qu’il coûte socialement et économiquement cher d’envoyer des jeunes sénégalais se former loin du pays. Comme il est un gaspillage d’accueillir les hauts cadres parmi eux sans se donner les moyens de tirer profit de leurs compétences (M.Y. SALL, 2008 www.arabisants.org ).
Cela dit, la question demeure : Pour cette orientation, le Président, que les sénégalais viennent d’élire, le premier de la génération post-indépendance, peut-il se distinguer de ses trois prédécesseurs et être plus réaliste qu’eux ? Autrement dit, peut-il mieux considérer le patrimoine du Sénégal d’origine orientale et l’investir pour le développement du pays ?
Mamadou Youry SALL
Enseignant/Chercheur à l’UGB
1) ANSD (2008) Troisième recensement
général de la population et de l’habitat
du Sénégal 2002.
Rapport National de Présentation. Juin 2008
2) Mamadou Youry SALL (2008)
« Al Azhar d’Egypte, l’Autre institution
d’enseignement des sénégalais »
Edition Ittihaad, Caire, Egypte, Mai 2009