''Très inquiétant que notre société puisse sombrer dans l'obscurantisme''
Le professeur Ibrahima Sow, auteur d'un nouvel ouvrage sur le maraboutage au Sénégal pense que l'attachement des Sénégalais à cette pratique démontre '' la dimension angoissante, persécutrice, voire paranoïde du vécu existentiel des Sénégalais, écartelés entre les réalités du monde visible et celles du monde invisible''. Il essaie de décortiquer, dans ce dernier jet du dossier dont le prétexte trouve son origine dans les événements à Tambacounda, les pratiques dites ''mystiques'' et leur niveau d'ancrage dans la société.
Vous venez de publier un ouvrage sur le maraboutage au Sénégal, pouvez-vous en dresser les grandes lignes ?
Mon ouvrage est dans la ligne directe de mes travaux et de mes recherches sur l’imaginaire sénégalais. Il fait état de l’intérêt capital que les Sénégalais portent à cette réalité dont la pratique est quasi quotidiennement attestée dans toutes les couches et catégories sociales'' de l’humble marchand ambulant au riche milliardaire et diamantaire ; du boucher au ministre.
Ce qui m’a motivé, c’est donc d’essayer de décrire une mentalité bien particulière, qui se meut, sans en éprouver la moindre gêne, entre raison et foi, entre réel et imaginaire. Il s’agit bien de rendre compte ainsi d’une mentalité magique en dépit du bon sens et de la foi que l’on prête aux Sénégalais. Lucien Lévy-Bruhl dit, ce qui serait, selon lui, une caractéristique de la « mentalité prélogique » des « primitifs » qu’ils s’accommodent de la contradiction, même s’ils en ont conscience. Cette attitude est étroitement liée à l’orientation mystique de leur esprit, qui n’attache pas grande importance aux conditions, soit physiques, soit logiques, de la possibilité des choses.
La contradiction ne le gêne nullement et ne constitue pas un handicap pour la « raison ». L’ouvrage commence par dire ce qu’il faut entendre par maraboutage. Il y est décrit ensuite, après un répertoire, plus ou moins exhaustif, des divers marabouts, guérisseurs et tradipraticiens, les formes, techniques et procédés de maraboutage usités par ces guérisseurs et marabouts.
On y trouve analysées les thématiques telles que « maraboutage et amour », « maraboutage et sport » dans les domaines de la lutte et du football, « maraboutage et politique », lieu conflictuel de l’exercice du pouvoir. Bref, il met à nu l’âme magique et angoissée des Sénégalais, dont on découvre avec stupeur combien leur existence est davantage régie par le magique, ce que d’autres nomment le mystique, que par le bon sens et par la foi.
Notre société semble connaître une recrudescence pour les pratiques mystiques. Votre analyse ?
Il est devenu vraiment très inquiétant que notre société puisse sombrer dans cet obscurantisme de maraboutage tous azimuts et dans de si dangereuses croyances, sans que cela ne fasse véritablement débat. Cela fait peur pour l’avenir, pour le progrès. Le sacrifice criminel des albinos, des enfants, des bébés et, ces jours-ci, des malades mentaux montre combien notre société est malade, gangrenée par une sorte de cancer social qui gagne du terrain chaque jour. Le péril croît et s’intensifie avec ces funestes pratiques qui démontrent, si besoin est, que nous régressons dangereusement dans la barbarie des croyances païennes.
Les gens pensent que le succès, moins que par mérite personnel, s’obtient davantage grâce à l’aide de marabouts. Les sacrifices humains n’ont jamais fait que les tenants du pouvoir restent au pouvoir, que des pauvres deviennent riches, que des sportifs remportent des victoires… Si c’était le cas, ces mêmes féticheurs qui fomentent et édictent ces pratiques seraient riches, auraient le pouvoir et vivraient longtemps…
Il est temps que l'on revienne à des pratiques plus saines. Pour cela, il faudrait démystifier et démythifier le pouvoir quasi divin que l’on prête aux marabouts, en remettant en question toutes ces pratiques d’un autre âge, que réprouvent morale, bon sens et religion. Ce genre de funestes pratiques et de croyances ont certes toujours existé, mais elles ont disparu ailleurs mais persistent encore en Afrique noire.
Plus on tend vers la modernité et plus on s’éloigne des traditions pour s’en écarter, plus des confrontations vont s'intensifier, des combats pour le pouvoir s’exacerber. La foi — je ne parle pas de religion — étant de plus en plus relativisée et banalisée avec la quête effrénée de richesse et de pouvoir, des marabouts mystificateurs vont prospérer en prétendant détenir des pouvoirs qu’ils n’ont pas et qu’ils ne sauraient avoir. Dans ces périodes troubles ou de transition, ce sont là des facteurs qui justifient cette recrudescence d’obscurantisme et de consommation de marabouts.
Mais qu'est ce qui se passe dans la tête des sénégalais pour qu'ils aient ces réflexes-là ?
Cette idée ou croyance participe d’une orientation magique de leur mentalité, qui est façonnée, formatée, dès la naissance, par la culture du lieu et du milieu. Le marabout bénéficie d’une représentation qui fait de lui un être aux pouvoirs extraordinaires, quasi divins.
Le recours, quasi quotidien, à ces diverses pratiques magico-religieuses de maraboutage nous fait percevoir la dimension angoissante, persécutrice, voire paranoïde du vécu existentiel des Sénégalais, écartelés entre les réalités du monde visible et celles du monde invisible, entre soi et les autres, entre la responsabilité propre de l’individu et la projection de cette responsabilité.
L’existence du Sénégalais semble beaucoup plus dépendre de facteurs exogènes qui la conditionnent et la régissent, qui seraient les causes, avouables ou inavouables, de ses échecs, de ses réussites, de ses maladies et même de sa mort, car rien n’échappe au soupçon despotique de l’imaginaire et à sa mordante et tyrannique logique particulière.
Même le bonheur, la réussite, la richesse, la prospérité, la bonne santé et toute autre qualité bénéfique seraient moins redevables du mérite personnel, qui paraît d’une certaine manière accessoire, que de facteurs étrangers à soi, dont, selon les représentations sénégalaises, la baraka du père (barke bay), la bénédiction de la mère (gërëmu ndèy), les prières du marabout (nianu seriñ), les bonnes actions d’offrandes et de sacrifices (sarax), la bonne étoile (wërsëk), le maraboutage (liggèy).
Ma conviction profonde est que, pour beaucoup d’entre nous, l’imaginaire conditionne davantage notre rapport au monde et nos relations avec les autres que le bon sens, que le guide de la raison. selon les circonstances, à chacun sa manière de s’adapter, de donner sens à son existence, de résoudre ses conflits, par les modes de projection dont il dispose ou qu’il se crée, puisés dans sa culture, dans ses environnement, familial, personnel, culturel, religieux et social.
Quelque part ces pratiques n'ont-elles pas réellement le pouvoir de faire et de défaire des destins comme le laissent croire certains ''cas vécus'' ?
Pour beaucoup d’individus, les croyances liées aux pouvoirs mystiques des faiseurs de destin que sont les diverses catégories de « marabouts », de manipulateurs de l’imaginaire, sont tellement survalorisées que tout bon sens est simplement inexistant. C’est dire, au fond, la surestimation quasi divine des capacités magiques prêtées à de tels individus de pouvoir sceller et desceller, selon les cas, le destin de leurs clients. La croyance est ce qu’elle est : une réalité autre qui a aussi pouvoir sur l’homme, peut-être davantage plus important qu’il n’en est pour la raison.
Dans nos cultures, où le sentiment d’une culpabilité individuelle est beaucoup moins intégré et intériorisé, l’individu a tendance à projeter tout ce qui lui arrive si bien que sa responsabilité personnelle est évacuée, quasiment occultée voire inexistante. C’est l’autre ou même autre chose qui est responsable de ce qui arrive.
La responsabilité, dépendante de causalités magiques, est toujours ailleurs et la liberté personnelle semble hypothéquée dans la volonté générale et commune de la famille et du groupe. « L’enfer, c’est bien les autres », comme dit Jean Paul Sartre, mais vouloir s’émanciper des autres peut être encore pis que l’enfer. L’investissement du merveilleux, du paranormal, de l’extraordinaire joue un rôle capital dans la vie de l’individu qui hypothèque sa responsabilité personnalité au profit d’entités immatérielles.
Matel BOCOUM