Croissance rapatriée !
Une croissance de 6% durant trois années de suite. En voilà de quoi être fier de l’économie du Sénégal. Sauf que cette richesse est loin de traduire un mieux-être, selon des économistes. Bref, les 6 ans de Macky Sall au pouvoir, ce sont des performances macroéconomiques dont les fruits passent sous le nez des Sénégalais.
25 mars ! Avant l’arrivée de cette date en 2019, le Sénégal aura soit un nouveau président de la République et marquera la troisième alternance politique de son histoire ; soit le peuple aura fini de renouveler le bail de l’actuel chef de l’Etat, Macky Sall. Le 25 mars 2018 est donc la dernière date (à moins qu’on ne choisisse le jour de la prestation de serment, le 2 avril) pour faire le bilan économique avant la Présidentielle. A écouter les tenants du pouvoir, on finirait par croire que le Sénégal figure parmi les pays scandinaves. Pendant ce temps, le discours des opposants ferait penser qu’on est dans la nation la plus reculée au monde. Il y a cependant quelques experts et à une moindre mesure, les institutions internationales qui permettent d’y voir plus clair. En réalité, il y a du bon dans ce bilan, mais il y a aussi pas mal de limites.
La plus grande réussite du régime, toujours mise en avant d’ailleurs, est sans doute le taux de croissance. Certes il y a de la contestation et même de la polémique autour des chiffres, mais il n’en demeure pas moins que la croissance s’est sensiblement améliorer. De 2% environ en 2011, le taux est passé à 7,2% aujourd’hui, selon le ministre de l’Economie, des Finances et du Plan. En dehors d’une baisse en 2013, il y a eu une évolution constante depuis 4 ans. 4,3% en 2014, 6,5% en 2015 et 6,7% en 2016. ‘’C’est la première fois que le pays enchaîne sa troisième année de croissance. La Turquie l’a fait en 15 ou 17 ans pour 6%. La Chine l’a fait sur 30 ans. Si le Sénégal le réussit en 3 ans, prions pour que cela puisse continuer’’, déclarait le ministre de l’Economie Amadou Ba, mardi dernier à l’Assemblée nationale, lors du vote de la loi de règlement 2016. Selon les autorités, tout ceci est le résultat de la bonne tenue des agrégats macroéconomiques, des investissements structurants, des réformes entreprises pour un meilleur climat des affaires, de la maîtrise de l’inflation et du déficit budgétaire…
Pourtant, si l’on en croit Idrissa Diandy, économiste, assistant à la Faseg, cette performance s’explique plus par un contexte international que par des leviers internes. En fait, argumente-il, l’économie sénégalaise est extravertie, elle dépend de la conjoncture mondiale. Or, de 2014 à 2018, elle a bénéficié d’un environnement favorable, avec la baisse des prix du pétrole, du secteur minier, de l’instabilité dans les pays voisins (le tourisme notamment). Il y a aussi la pluviométrie dont dépend l’agriculture. ‘’Ce sont les facteurs exogènes qui expliquent le plus cette croissance’’, affirme-t-il.
Exclus du processus de création et du circuit de distribution
Par ailleurs, cette croissance, bien qu’importante, comporte en elle-même l’une des faiblesses majeures de l’économie actuelle du Sénégal. La principale critique faite à ce régime est que cette augmentation de richesse ne se traduit pas dans le vécu des Sénégalais. La croissance au Sénégal est portée à la fois par l’Etat, à travers ses projets, et le privé étranger, souligne l’enseignant-chercheur Diandy. ‘’L’économie sénégalaise est certes dynamique, mais les fruits de la croissance ne sont pas captés par les nationaux. On est en train de foncer droit vers un drame social, malgré les performances macroéconomiques’’, prévient-il. Dans une interview accordée à EnQuête la semaine dernière, le Pr Abdoulaye Seck disait que les citoyens étaient exclus du processus de production ; par conséquent, ils sont aussi hors du circuit de distribution de la richesse.
Les entreprises françaises à elles seules représentent le ¼ du Pib. Viennent ensuite la Chine, le Maroc et la Turquie. Ils sont en première ligne dans l’agriculture, les finances, les BTP, les télécoms, les activités portuaires et aéroportuaires… ‘’Quand un pays est détenu à 80% par des mains étrangères, ce pays-là ne s’appartient plus. Même si on réalise 50% de taux de croissance, sachez que les 49% sortent du pays. C’est pourquoi cela ne réduit pas la pauvreté, il ne crée pas d’emplois’’, disait en novembre dernier le député Ousmane Sonko. Au ministère de l’Economie, on rétorque que cet argument ne tient pas la route. Selon un interlocuteur, le secteur primaire a connu une croissance de 12% en 2017 et participe donc à la croissance générale. ‘’L’agriculture, c’est 16,8%. Cela veut dire que c’est l’activité des agriculteurs sénégalais et non des étrangers’’, dit-il. Quant à savoir si cette croissance est soutenue ou pas, M. Diandy pense qu’il faudra attendre que les investissements portent leurs fruits pour apprécier en fonction des résultats.
Quoi qu’il en soit, ces différentes affirmations recoupent parfaitement la préoccupation du patronat sénégalais. Le principal reproche fait au gouvernement par les hommes d’affaires du pays, c’est sa faible implication dans la politique économique de l’Etat. ''Notre dialogue s'est beaucoup appauvri, sans que nous sachions pourquoi. Si les partenaires politiques ont du mal à se parler, votre secteur privé ne demande qu'à dialoguer'', disait en novembre 2017 Mansour Kama, le président de la Cnes, porte-parole du jour du patronat sénégalais à l’occasion du Conseil présidentiel sur l’investissement. En fait, cette exigence est aussi vieille que les projets du Plan Sénégal émergent (PSE).
Depuis que sa mise en œuvre a débuté en 2014, les champions du Sénégal ne cessent de formuler la même doléance. En août 2016, lors d’une rencontre avec le ministre de l’Economie, Baïdy Agne, président du Conseil national du patronat, disait à Amadou Ba : ‘’Notre voix est surtout celle qui réaffirme que le Sénégal ne peut se construire sans son secteur privé.’’ Ce même discours est revenu plusieurs fois, à diverses occasions et de la bouche de différents patrons (Serigne Mboup, patron de Ccbm), Daouda Thiam, président Cciad). Le gouvernement se défend sur cette question en soutenant que les marchés attribués au privé étranger sont hors du domaine de compétence des Sénégalais. On site des trains et des avions en guise d’exemple.
Les multinationales laissent des miettes aux PME
Selon l’économiste Idrissa Diandy, cette place importante des multinationales explique également, entre autres raisons, les difficultés des Petites et moyennes entreprises. Ces dernières ont une durée de vie moyenne de 10 ans environ, ‘’parce que les grosses entreprises ne leur laissent que des miettes’’. Et puisqu’elle occupe près de 95% du tissu économique, leur situation influe aussi sur la création d’emplois. Le régime a du mal à faire face à la demande d’emplois. Le Sénégal a essayé de mettre en place des instruments de soutien, mais la Bnde comme le Fonsis n’ont jamais été décisifs. Sur une promesse de 500 000 emplois en 5 ans (2012-2017), le gouvernement n’a créé que 234 260 emplois à la fin du premier semestre 2016. Un total qui ne prend pas en compte les secteurs agricole et rural, ainsi que ‘’d'autres domaines de création d'emplois et d'activités’’, précisait le porte-parole du gouvernement Seydou Guèye, à la sortie d’un Conseil interministériel sur la question. C’est à cette même occasion d’ailleurs que l’Etat avait révélé que le taux de chômage est de 13,4% et que 48% des demandeurs d'emploi sont sans diplômes.
Les institutions de Bretton-woods s’inquiètent d’ailleurs de la question. Dans une sortie récente, l’économiste principale de la Banque mondiale, Federica Marzo, déclarait que le Sénégal offre un marché du travail ‘’difficile, où les opportunités sont rares, particulièrement pour les jeunes et les femmes’’. Voilà qui permet de comprendre pourquoi le ministre sénégalais en charge de cette question demande aux jeunes d’être leur propre patron, même s’il faut passer par l’immigration. ‘’Les gens doivent passer de chercheurs d’emplois à des créateurs d’emplois. (…) On a des niches d’opportunités qu’il faut exploiter. On doit profiter de l’environnement économique qu’offrent les pays de l’Uemoa et de la Cedeao. Un jeune Sénégalais doit pouvoir travailler à Conakry, à Ouaga, à Niamey, etc.’’, disait Abdoulaye Diop, début janvier.
Dette, seuls contre tous
L’économie, c’est aussi la dette. Celle du Sénégal qui était à des proportions acceptables inquiète désormais plus d’un. De 21% en 2006, elle a atteint 45,7% en 2013 (Dpee). Elle s’est envolée depuis lors pour être à plus de 60% en 2017, contre 56,9% en 2015, et 60% en fin 2016. Depuis 2 à 3 ans, les partenaires financiers ne cessent de s’inquiéter du fait que la dette ‘’commence à frôler des niveaux qui sont moins prudents’’. Julio Ricardo Loayza, économiste principal au Bureau de Dakar, de demander au Sénégal de s’assurer que les dettes restent à un niveau gérable.
Les mêmes termes sont repris par son ‘’frère’’, le Fmi qui s’inquiétait de la dégradation des indicateurs d’endettement, tout en invitant le pays à de ‘’grands progrès en matière de réformes fiscales et structurelles’’ et à faire preuve de ‘’vigilance à l’égard de la dette non concessionnelle’’. Les euro-obligations émises le 6 mars dernier et qui ont permis de lever plus de 1 200 milliards F Cfa (2,2 milliards de dollars Us) ont considérablement accru les craintes. Le Fmi sort même de sa posture de vigile et de conseiller pour dire ses vérités au Sénégal. ‘’La vente a été au-delà du besoin de financement qui a été fixé dans le programme avec le Fmi, y compris le rachat de certains prêts passés’’. Du côté des autorités, la stratégie de défense est restée la même. Du président de la République à la majorité à l’Assemblée nationale en passant par le Premier ministre et le ministre de l’Economie, la réponse a toujours été : ‘’Nous nous endettons pour investir, pas pour faire du fonctionnement’’.
Même si les tenants du pouvoir ont du mal à convaincre, il n’en demeure pas moins que les réalisations commencent à être visibles. L’Aibd, le Train Express Régional (Ter), les autoroutes, le Pôle urbain, la compagnie aérienne nationale (Air Sénégal), les deux universités, les routes et pistes… sont autant d’infrastructures que l’Etat peut brandir. Enfin, presque ! En effet, les programmes du Pse se caractérisent par la difficulté de livrer les chantiers dans les délais. A cela s’ajoute le renchérissement des prix. La réfection du building administratif est le symbole à la fois du retard et de la non-maîtrise des coûts. De 17 milliards de F CFa pour une durée de 18 mois, on passe à près de 30 milliards et 3 ans maintenant. A ce jour, l’immeuble n’est toujours pas livré. La question de l’opportunité également se pose. C’est le cas du Ter et de l’autoroute Thiès-Touba. Sur ce point, l’économiste Idrissa Diandy pense qu’il faut attendre une décennie pour émettre un avis objectif. Il rappelle qu’au début des années 2000, certaines réalisations étaient l’objet de polémique. A l’arrivée, elles se sont avérées essentielles. Le temps sera donc le meilleur juge.
Nouvelle tendance commerciale
L’électricité est finalement la grande réussite du régime. Au-delà d’une conjoncture internationale largement favorable, les choix et investissement ont permis de faire des délestages un vieux souvenir. Avec une réduction de 10% qui, toutefois, est inférieure à la baisse d’au moins 30% du prix du baril entre 2012 et 2015. L’Etat a aussi sauvé de la faillite quelques entreprises publiques en difficultés, notamment les Ics et la Suneor devenue Sonacos Sa. Par contre, il y en a d’autres comme Dakar-Bamako ferroviaire (ex-transrail) qui sont dans le flou.
Sur le plan des échanges, le Sénégal a une balance commerciale largement déficitaire. Mais il y a une nouvelle dynamique qui, si elle est maintenue, permettra de réduire considérablement ce déficit. Même si le gouvernement n’a pas atteint l’autosuffisance en riz prévue en 2017, il faut reconnaître que les performances actuelles permettent de croire que d’ici quelques années, cette denrée de première nécessité ne sera plus importée. L’oignon et la pomme de terre sont dans la même dynamique. De même, si la décision prise récemment de transformer l’arachide pour consommer son huile se matérialise, le Sénégal pourra compter sur sa propre production.
BABACAR WILLAN