‘’On ne devrait pas s’étonner que toutes les structures du Sénégal décident de ne plus appliquer la Cmu’’
Elu secrétaire général du Syndicat autonome des médecins, pharmaciens et chirurgiens-dentistes du Sénégal (Sames), docteur Amadou Yery Camara dresse le diagnostic du système de santé. Du seul point revendicatif obtenu à la dette de la Cmu, en passant par le recrutement clientéliste, le déficit et la mauvaise répartition des ressources humaines, le médecin-chef de région de Sédhiou met à nu toute la problématique du secteur, avant d’annoncer un probable dépôt de préavis de grève.
Vous êtes élu nouveau secrétaire général du Sames. Quelle est votre feuille de route ?
Permettez-moi, tout d’abord, de m’incliner devant la mémoire de nos camarades ravis à notre affection. Cela pour nous rappeler que nous avons besoin de santé, de sécurité et de bonnes conditions de vie pour être en mesure de nous occuper de la santé des autres. Être médecin, pharmacien ou dentiste ne nous exempte pas de la maladie, c’est pourquoi nous devons avoir une bonne prise en charge sanitaire et sociale, comme tout le monde. Nous avons eu la chance de participer aux luttes récentes du Sames aux côtés des deux derniers secrétaires généraux.
C’est pourquoi notre feuille de route va naturellement s’inscrire dans la continuité pour la matérialisation totale de certains accords, d’abord, mais surtout pour une prise de décision de l’Etat dans le cadre de l’étude sur le système de rémunération des agents de la Fonction publique, afin de corriger les iniquités de traitement salarial. Nous allons également devoir nous pencher sur certains besoins qu’on n’avait pu adresser pendant les moments de crise. Je veux parler des activités de formation, des activités de collaboration entre syndicats de la santé du Sénégal et d’ailleurs. Mais il va sans dire que notre feuille de route définitive ne sera établie qu’après consultation de mon équipe et des membres du syndicat sur certaines questions.
En 2018, sur les 7 points de votre plateforme revendicative, l'Etat a accordé 6 points. Est-ce que ces accords ont été respectés ?
Le Sames était en grève pour le respect des accords signés en 2014. Et nous avons dû nous battre pour rendre effectifs des points d’accord avec le gouvernement. Mais nous butions sur l’âge de la retraite et le régime indemnitaire, alors que le principe de la hausse du salaire des médecins, après mise en place d’une commission bipartite en décembre 2014, était déjà accepté et écrit noir sur blanc dans le protocole d’accord. Grâce à la décision du chef de l’Etat de l’octroi de l’indemnité de représentation médicale (Irm) et de la retraite à 65 ans, nous avons pu avancer dans les négociations et lever le mot d’ordre.
L’Irm est effective depuis le mois d’août 2018 pour les agents de la Fonction publique et même récemment, les médecins, pharmaciens, dentistes et vétérinaires militaires ont eu à en bénéficier. Cependant, dans certaines mairies, surtout à Dakar, les maires refusent le paiement de cette indemnité. Il en est de même pour certains directeurs d’établissement public et d’agence. Cette position de défiance de la décision du chef de l’Etat est incompréhensible. La retraite à 65 ans n’est toujours pas effective, nous attendons toujours la présentation du projet de loi et son vote par l’Assemblée nationale. L’Etat avait aussi accepté le prêt équipement aux jeunes médecins recrutés à partir de 2014.
La première cohorte en a bénéficié, mais pour les suivantes nous sommes obligés de courir après. Il ne faut pas oublier que ce protocole d’accord prévoyait l’octroi de parcelles à usage d’habitation à la coopération d’habitat du Sames dans les zones d’aménagement concerté (Zac). Celles de Thiès, Richard Toll et Kolda sont soit attribuées ou en bonne voie, mais pour celle du lac Rose qui est la plus attendue, nous sommes toujours au point mort. Pour ce qui est des lenteurs administratives, une amélioration a été constatée et le stock de dossiers des médecins en souffrance à la Fonction publique a été traité. Mais la revendication de participation à la commission de recrutement de la Fonction publique reste une demande pressante pour prévenir toute tentative de recrutement clientéliste, comme on l’a vu en 2018. A l’instar des autres syndicats de la santé et de l’éducation, nous attendons les mesures correctrices consécutives aux résultats sur l’étude du système de rémunération des agents de la Fonction publique.
Donc, seul le point sur le traitement des dossiers des médecins a été épuisé.
Votre mandat s’annonce-t-il difficile, avec tous ces défis à relever ?
L’activité syndicale n’est pas aisée pour un agent en activité et demande beaucoup de sacrifices. Mais, comme nous sommes actifs dans le Sames depuis une quinzaine d’années et avons participé à la plupart des luttes, alors, j’envisage l’avenir avec beaucoup de sérénité. Je sais pouvoir compter sur la nouvelle équipe qui est plus jeune et plus diversifiée, avec l’entrée dans le bureau des chirurgiens-dentistes, des pharmaciens et plus de femmes. Donc, comme vous dites, mandat difficile peut-être, mais nous sommes préparés à faire face et nous pouvons avoir recours à plusieurs compétences pour aboutir toujours à une analyse fine de la situation et de la posture à adopter y comprise celle des anciens secrétaires généraux et membres fondateurs. Je suis plutôt optimiste, parce que l’Etat connait le syndicat et nous avons eu une collaboration franche avec le ministre de la Santé. Il sait que la paix sociale dépend de sa capacité d’écoute et d’anticipation de l’Etat.
Que comptez-vous faire pour amener l'Etat à respecter ses engagements ?
Nous n’allons pas dévoiler nos stratégies, mais nous allons certainement vers la confrontation avec ces maires et directeurs rebelles. Nous n’excluons aucune piste, mais nous privilégions le dialogue.
Le jour de votre congrès, le Sg sortant a soutenu que les mois à venir s'annoncent difficiles pour le syndicat. Est-ce à dire qu'il y aura des mouvements ?
En tout cas, nous allons actualiser notre plateforme revendicative qui pourra être suivie du dépôt d’un préavis de grève. Maintenant, la stabilité du secteur ne dépend que de l’autorité politique, parce que les syndicats de la santé et de l’éducation attendent la correction des inégalités de traitement salarial promise par l’étude sur le système de rémunération. Nous attendons, comme d’autres syndicats, les décisions qui seront prises, sachant qu’on ne pourra pas attendre ad vitam aeternam le résultat de cette étude. Pour être en cohérence avec l’option d’inciter les jeunes vers les filières scientifiques, l’Etat ne doit pas seulement se limiter à la théorie, il doit mettre au même rang les médecins, pharmaciens et dentistes que les grands commis de l’Etat. Ainsi, les jeunes verront que leur choix initial pourra leur permettre d’avoir une carrière paisible.
Le thème de votre congrès c’est la gestion des ressources humaines en santé. Que proposez-vous à l'Etat pour régler ce problème ?
La gestion des ressources humaines est catastrophique, aussi bien à la Fonction publique qu’au ministère de la Santé. Actuellement, on peut diviser le Sénégal en deux zones : la zone côtière et l’hinterland. Prenant l’exemple des spécialistes, ils se bousculent dans la première zone, surtout à Dakar, allant jusqu’à avoir parfois 4 spécialistes, voire 7 dans un même service. Dans certains services d’odontologie à Dakar, les chirurgiens-dentistes travaillent 2 ou 3 jours par semaine, tant ils sont nombreux. Alors que dans la deuxième zone de Sédhiou à Kédougou, c’est le désert. On constate des régions entières sans pédiatre, sans réanimateur, sans radiologue, etc. De rares districts comptent des chirurgiens-dentistes ou des pharmaciens.
Dans ces mêmes zones, la majorité des médecins qui s’occupent du Vih sont des contractuels qui peuvent changer d’orientation, s’ils trouvent mieux, alors qu’on dit vouloir éliminer la transmission du Vih. Pour la Fonction publique, c’est encore pire. En 2018, de jeunes médecins, pharmaciens et dentistes ont été recrutés au détriment de leurs ainés qui sont avec ces contrats précaires, dans ces zones difficiles. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut des mesures immédiates pour résorber le déficit. Cependant, l’Etat doit assoir des changements structurels qui pourront permettre d’assurer la disponibilité continue de spécialistes. Pour mesure immédiate, après avoir évalué rapidement le gap de spécialistes dans les régions périphériques, l’Etat peut inscrire une ligne budgétaire pour des contrats incitatifs destinés aux spécialistes qui pourront même attirer des spécialistes du privé pour une durée, par exemple, de 5 ans.
Pendant ce temps, on aura recruté des médecins avec ces postes régionalisés et ces derniers pourront bénéficier de bourses de spécialisation pour remplacer les contractuels à terme. Un guide de mobilité consensuel doit être adopté et mis en œuvre pour décrire un système de carrière efficace qui garantisse le retour à Dakar, au bout d’un certain délai, aux agents qui acceptent d’aller en zone périphérique, en toute transparence. Ensuite, il faut également mettre en place le système de motivation des agents exerçant en zone difficile, tenant compte de l’éloignement, du risque, de l’absence de certaines infrastructures de base, etc. Mais, pour tout cela, il faut de la volonté politique pour prendre à bras le corps ce problème. C’est toute la population et toutes les autorités qui sont responsables de ce déséquilibre, parce que tous ces recrutements et déplacements non conformes émanent de demandes de personnes issues de la société.
Cette situation n'est-elle pas à l'origine de la fuite des cerveaux ?
Bien sûr, et un ministre de la Fonction publique attirait notre attention sur le nombre de démissions de médecins, chaque année. De mauvaises conditions de travail, un mauvais traitement salarial associé à l’absence de responsabilité réelle sur ses collaborateurs entretiennent la démotivation. Les médecins ne prennent pas les pirogues, mais ils ont de véritables filières d’émigration régulière vers la France, qui doit compter plus de psychiatres sénégalais que leur pays d’origine, la Guyane, le Canada, sans parler des organismes internationaux. Pour les pharmaciens, c’est l’Afrique centrale et de l’Est, etc.
En tant que médecin-chef de région, que pensez-vous de la politique des gratuités de la Cmu ?
La Cmu est une idée généreuse du chef de l’Etat pour lutter contre les inégalités et garantir l’accès des populations aux services de santé. Déjà, les conditions de succès ont été identifiées par le rapport sur le financement de la santé de l’Oms de 2010. Ce rapport établit clairement qu’il s’agit de couverture sanitaire universelle demandant une intervention sur les 3 piliers que sont : la prévention, l’offre de services et l’assurance maladie. Mais, au Sénégal, on s’est focalisé sur les gratuités et, comme on le sait, le champion des gratuités est le Venezuela qui est aujourd’hui en faillite.
Gratuité oui, mais de manière graduelle, mesurée, soutenable, en agissant sur la disponibilité du service, la prévention et la promotion de la santé. Parce que, même si la santé est gratuite dans une commune, par exemple, s’il n’existe pas de poste de santé, la couverture sanitaire sera nulle et s’il y a plus de malades que de mutualistes sains, également, cela ne marche pas. La gratuité du traitement de certaines maladies comme le cancer et l’insuffisance rénale serait pertinente. Parce que ce sont des maladies qui ruinent le malade et la famille. Mais il faut avoir les moyens de sa politique. Cela doit être accompagné par un mécanisme de financement innovant décrit comme les taxes sur le tabac, l’alcool, les ondes électromagnétiques des services téléphoniques mobiles, etc. On devait le faire comprendre à l’autorité, c’est ça le rôle du technicien, éclairer la décision de l’autorité pour garantir le succès et la pérennité de la stratégie. L’Agence de la Cmu doit apprendre à vivre plus sobrement. On ne peut pas comprendre qu’une agence étatique aille louer un immeuble là où le mètre carré est le plus cher au Sénégal, avec une administration digne d’un ministère, en plus de la location de bâtiments pour des agences régionales de l’Acmu qui pouvaient se baser dans certaines régions médicales et avoir des problèmes de paiement de prestation.
Quelle est la situation de la Cmu à Sédhiou ?
Je ne veux pas particulariser Sédhiou, mais elle subit ses dettes comme toutes les autres régions du Sénégal. Depuis le premier trimestre 2017, la région n’a reçu aucun remboursement. Ainsi, cette dette s’élève à près de 200 millions à Sédhiou ; à Ziguinchor, on parle de 900 millions, ainsi de suite. Pour la Pna, on est à l’ordre de milliards. Toutes les structures qui ne peuvent plus payer leurs médicaments ne sont plus réapprovisionnées par la Pna. C’est pourquoi ces dettes cumulées ne peuvent pas passer par pertes et profits, comme essaie de le faire l’Agence de la Cmu. On ne devrait pas s’étonner que toutes les structures du Sénégal décident de ne plus appliquer la Cmu, si elle persiste à nier cette dette et ne met pas à contribution l’augmentation du budget de l’agence pour apurer cette dette.
Quelles sont les difficultés auxquelles vous êtes confronté dans sa mise en œuvre ?
La mise en œuvre des politiques des gratuités est catastrophique et elle est en train de produire le contraire de l’effet recherché. Les tensions de trésorerie que subissent les structures font que, devant faire face à la nécessité du paiement des salaires ou de la motivation des acteurs communautaires, les administrateurs puisent dans les recettes destinées à honorer les factures des médicaments. Au finish, la Pna n’a plus les moyens de faire face et décide de ne pas approvisionner les structures mauvaises payeuses. Le cercle vicieux continue.
On voulait rendre accessibles les soins, maintenant, même ceux qui ont les moyens pour payer les services et médicaments font face à des ruptures. La Cmu est en train de provoquer de grandes difficultés de fonctionnement aux structures. C’est pour cette raison que nous allons demander au chef de l’Etat de doter l’Agence de la Cmu d’une allocation suffisante pour apurer sa dette aux structures de santé et à la Pna, et penser à une nouvelle Cmu plus globalisante. Nous allons aussi proposer une indemnité à l’Alliance And Gueusseum pour assurer la stabilité du système sanitaire, car les infirmiers et les sages-femmes méritent un meilleur traitement, mais également de corriger l’injustice que subissent les docteurs vétérinaires du Sénégal en matière de traitement salarial.
VIVIANE DIATTA