Publié le 10 Mar 2021 - 20:58
CRISE ÉCONOMIQUE ET DE L’EMPLOI AU SÉNÉGAL

Les économistes plaident pour la transparence

 

Plusieurs mesures sont annoncées, dans le cadre de l’emploi des jeunes, par l’Etat du Sénégal. Cependant, pour plus d’efficacité, les économistes conseillent au président de faire le bilan des programmes antérieurs et de prendre des mesures courageuses adaptées au contexte de Covid-19.

 

Face à la colère exprimée ces derniers jours par la jeunesse sénégalaise, le chef de l’Etat a annoncé un ensemble de mesures en vue de la sortir d’une précarité qui n’a que trop duré. L’une d’elles consiste à réorienter les allocations budgétaires en faveur de la formation, de l’emploi et du financement des projets des jeunes.

Toutefois, un bilan des programmes antérieurs mis en place pour les mêmes objectifs s’impose. Et selon les économistes sénégalais, il est temps, vu le soulèvement récent, d’analyser l’impact réel de ceux-ci.

‘’Il y a tellement de programmes en direction de la jeunesse. Cela fait neuf ans que monsieur Macky Sall est au pouvoir. Combien de fois a-t-il parlé de programmes pour la jeunesse ? Combien de fois a-t-on parlé de création d’emplois, de formation pour la jeunesse ? Mais, apparemment, tout cela a échoué pour deux raisons : soit il n’y avait pas de réflexions sérieuses sur la nature des programmes qui convenaient à ces jeunes, soit il n’y avait pas les moyens financiers nécessaires pour leur exécution’’, pense l’économiste Demba Moussa Dembélé.

Pour le chercheur, c’est l’utilisation des moyens injectés dans ces différents programmes qu’il faut évaluer, parce que, bien souvent, ils se heurtent à un détournement d’objectif. ‘’Je pense, ajoute-t-il, que le président devrait faire un bilan très sérieux de tout ce qui a été fait depuis neuf ans pour les jeunes et de voir là où il y a des failles. C’est à partir de ce moment qu’il pourra repartir du bon pied. Mais sinon, dans l’émotion (parce qu’il a été secoué), dans la précipitation, je ne pense pas qu’on puisse arriver à mettre sur pied des politiques qui répondent aux besoins de la jeunesse. Ce sera encore du saupoudrage. Tous ces projets, finalement, n’ont pas servi à grand-chose. Il faut une certaine cohérence et cela demande un bilan et une certaine réflexion pour trouver des solutions qui puissent répondre aux aspirations des jeunes’’.

Plusieurs organes ont vu le jour, ces dernières années, dans le but (officiel) de capter cette jeunesse en quête de formation et d’emploi (Délégation à l’entrepreneuriat rapide, l’Agence de développement et d’encadrement des petites et moyennes entreprises, le Fonds de promotion de la jeunesse, l’Agence nationale pour la promotion de l’emploi des jeunes, l’Agence nationale de la maison de l’outil, l’Office national de formation et d’orientation professionnelle, le Conseil national stratégique dédié à l’emploi des jeunes...). Paradoxalement, les résultats escomptés sont absents.

Eviter la bombe sociale

De l’avis du docteur Thierno Thioune, ‘’les outils et les instruments s’empilent. Je crois qu’aujourd’hui, poursuit-il, le président de la République doit tirer un enseignement fort, en mettant en place un organe qui va cristalliser toutes ces énergies, un organe d’exercice concret. Il aura la mission de traiter directement avec les acteurs que sont ces jeunes-là qui sont sortis massivement’’. L’économiste estime que l’Etat du Sénégal doit rapidement prendre à bras-le-corps la problématique de l’emploi des jeunes, au risque qu’elle se transforme en bombe sociale. D’autant plus que ces derniers constituent 70 % de la population sénégalaise, à savoir les moins de 35 ans. Ce qui représente près de 11 millions de personnes dont les 25 % (3 millions) ont besoin ‘’immédiatement’’ de qualification et de travail.

Pour ces spécialistes de l’économie, aucun programme n’a eu un impact réel dans la réduction du taux de chômage et ce, depuis le magistère du président Abdoulaye Wade. ‘’Ces programmes sont gérés par des membres du pouvoir et, aujourd’hui, on sait tous que nous sommes dans un système politisé. La plupart du temps, ce sont des financements qui sont captés par des partisans et non par les destinataires. C’est cela le plus grand problème de ce pays. Combien de milliards ont été distribués à travers les programmes jeunes, depuis Abdoulaye Wade jusqu’à Macky Sall ?’’, interroge pour sa part El Hadj Mansour Sambe.

La politique de jeunesse au Sénégal manque, selon lui, de vision. Car l’Etat n’a pas pour rôle la création d’emplois, mais de créer les conditions nécessaires à la création d’emplois. Ainsi, comme partout dans le monde, la création d’emplois revient aux entreprises. ‘’On s’est trompé depuis le début. Au Sénégal, plus de 100 000 personnes sortent des écoles, chaque année, et entrent dans le marché du travail.  Comment l’Etat peut gérer ces jeunes ? Ce sont les mêmes discours, le 31 décembre, le 4 avril... Le président a parlé de 300 milliards, je suis désolé de le dire, mais ce n’est pas une solution, parce que les urgences sont ailleurs. Cet argent va finir comme dans tous les autres programmes, parce que c’est de l’argent qui vient aux agences, mais ces dernières sont conduites par des gens du pouvoir, du parti’’, dénonce l’écrivain.

Un autre obstacle à la création d’emplois vient du fait que les entreprises sénégalaises ne participent pas au développement du pays, parce que l’essentiel des marchés est capté par les entreprises étrangères. Les entreprises locales sont finalement transformées en sous-traitants et en courtiers. ‘’Il faut organiser les entreprises locales, voir comment on peut travailler avec elles et essayer de voir comment on peut transformer les produits de l’agriculture. C’est cela qui permet de créer des emplois massifs. Les programmes de jeunes ne pourront jamais régler le problème de l’emploi au Sénégal. On doit créer des empires ; tous ces 100 000 jeunes ne peuvent pas être captés par les programmes de l’Etat. C’est impossible. L’Etat a trop de charges (salaires des fonctionnaires, la construction de ponts, de centrales électriques, l’agriculture...)’’, insiste M. Sambe.

Par ailleurs, l’allègement du couvre-feu apparaît comme une mesure salutaire pour le secteur informel. Les acteurs n’avaient cessé d’interpeller l’Etat, en raison de la baisse drastique de leurs revenus.  ‘’C’est une très bonne chose, estime le Dr Thioune, car le Sénégal est un pays majoritairement constitué d’une structure économique basée sur l’informel. Il y a une économie nocturne qui compte beaucoup de segments de la population. Les restaurants, les vendeurs de dîners (bouillie, dibiterie), les chauffeurs de taxi... Cette économie était restreinte, asphyxiée et la plupart des Sénégalais y tirent leurs revenus pour leur consommation du lendemain. Cela leur permettra d’avoir plus de temps de travail et d’avoir plus de revenus. Ils seront soulagés, le temps que la campagne de vaccination évolue bien pour que les choses reviennent à la normale’’.

‘’C’est trop facile de tout mettre sur le dos de la Covid-19’’

Si le président Macky Sall reconnaît que les efforts consentis jusque-là sont insuffisants, force est de constater que l’Etat du Sénégal use du prétexte de la Covid-19 pour ne pas pointer du doigt les problèmes de fond. L’argument, selon les économistes, ne tient pas. D’ailleurs, ils s’interrogent quant à l’utilisation des 1 000 milliards du fonds de riposte. 

De l’avis de Moussa Dembélé, ‘’c’est une réalité pour le Sénégal, mais également pour le monde entier, mais c’est trop facile de tout mettre sur le dos de la Covid-19. Tous les pays sont impactés par la Covid-19, mais il y en a qui essaient de trouver des solutions, parce que tout simplement, il y a une certaine orientation, il y a des plans qui sont mis en place, des hommes et des femmes qui sont capables de mettre en œuvre ces plans. Dans les situations exceptionnelles, il faut qu’il y ait des ruptures, d’abord dans la manière de gérer le pays et le changement de priorités’’.

L’adaptation à ce nouveau contexte exige, de son point de vue, la suppression de toutes ces institutions qui ne servent à rien et qui coûtent excessivement cher à l’Etat. Surtout qu’elles n’ont pour but que de ramener d’anciens politiciens sur la scène et de massifier la coalition présidentielle. A cela s’ajoute la pléthore de ministres, en parfaite contradiction avec le concept de gouvernance sobre et vertueuse du chef de l’Etat. L’économiste en est convaincu : face à cette situation exceptionnelle, il faut des politiques courageuses de rupture.

Du même avis, l’économiste Mansour Sambe soutient que la Covid-19 est venue s’ajouter à un ensemble de difficultés économiques. ‘’Depuis le lancement du PSE de 2014 jusqu’en 2019, on a eu une croissance moyenne de 5 %, mais la croissance du PIB n’est pas un indicateur de création d’emplois. Ce n’est qu’un indicateur de création de richesses, mais cette richesse, si elle est mal répartie, ne peut générer des emplois. C’est ce qui s’est passé dans ce pays. L’Etat gère cette croissance par un gros endettement capté par les entreprises étrangères, pendant que les entreprises locales sont écartées’’, explique-t-il.

Le seul instrument à même de reconstruire l’économie, dans ce contexte de pandémie et de créer des emplois, c’est, selon son analyse, un tissu économique local fort et dynamique. Et pour émerger, ce tissu a besoin d’un patriotisme économique. ‘’C’est un problème structurel. On l’a toujours dit : cette croissance n’est pas inclusive, parce qu’elle n’a pas créé d’emplois, raison pour laquelle des millions de jeunes sont sortis. Nous dépensons 700 milliards comme budget de fonctionnement. Combien de bureaux au Sénégal sont importés de la Chine pendant que des menuisiers sont là ? Le président de la République devait être le premier à donner l’exemple du consommer local. Tout est importé, alors qu’on peut aider nos jeunes entrepreneurs à faire tout ce boulot. On peut lutter contre la pauvreté, d’abord, par un patriotisme économique. Tout le monde sait comment les appels d’offres se passent, combien d’argent est perdu comme ça, à cause des importations. Il faut des gens qui aiment ce pays, et aimer ce pays, c’est aimer les menuisiers de ce pays, c’est aimer les artisans de ce pays, c’est aimer ceux qui se produisent dans ce pays’’.

Le Sénégal gagnerait, selon Mansour Sambe, à prendre exemple sur le Maroc où l’artisanat représente presque 15 % du PIB. En outre, la Covid-19 a montré que la structure de l’économie sénégalaise n’est pas bien structurée et qu’il y a une nécessité de restructurer et de redynamiser les segments qui portent l’économie (secteurs primaire, secondaire, tertiaire).

C’est en tout cas l’analyse de docteur Thierno Thioune. ‘’N’ayant plus de moyens, l’Etat a continué de faire des dépenses, notamment dans le plan de riposte, mais aussi, l’Etat a mis en place un grand programme de résilience de 14 700 milliards F CFA, le Pap2A. Il faut mieux les articuler pour qu’ils créent de la richesse. Dans ce programme de résilience, le Sénégal entend aller très vite vers l’industrialisation, à savoir la transformation des produits issus du secteur primaire par le secteur secondaire, pour permettre au secteur tertiaire de les écouler. Cette restructuration est urgente’’, ajoute-t-il.

Par ailleurs, l’économiste rappelle aux Sénégalais que des travailleurs locaux ont des capitaux dans les entreprises d’appartenance française saccagées pendant les manifestations. A Orange Sénégal, c’est 42 % du capital qui revient à Orange France. Du côté de Total Sénégal, seul 23 % du capital appartient à Total France. Le reste, ce sont des actions appartenant à des Sénégalais lambda qui ont investi en achetant des actions.

EMMANUELLA MARAME FAYE

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