Haro sur le bâillonnement de la presse au Sénégal
La Journée mondiale de la liberté de la presse a été célébrée, hier, par les organisations de la presse, dans un contexte marqué par un recul sans précédent du Sénégal au classement de RSF.
Si c’était une course, le Sénégal aurait été parmi les bons derniers. Cent quatrième au classement mondial de Reporters sans frontières, 27e en Afrique derrière des régimes d’exception comme le Burkina Faso, la Guinée, des pays comme la Gambie, la Guinée-Bissau, la République centrafricaine, pour ne citer que ces exemples. Le cas du Sénégal, qui fait partie des pays qui ont le plus reculé, inquiète de plus en plus. ‘’Les baisses les plus importantes de l’édition 2023 se trouvent notamment en Afrique. Modèle régional jusqu’à il y a peu, le Sénégal (104e) perd 31 places’’, note RSF.
Deux facteurs sont invoqués par l’organisation pour justifier ces contre-performances du Sénégal. D’abord, il y a les ‘’poursuites dont ont fait l’objet les journalistes Pape Allé Niang et Pape Ndiaye’’. Ensuite, il y a ce que RSF considère comme ‘’une forte dégradation des conditions sécuritaires des journalistes’’. Des arguments qui remettent sur la table la question de la dépénalisation des délits de presse.
De l’avis de Sellé Seck, le problème, c’est moins dans la loi, mais dans son application par le juge. ‘’Tout est dans le juge’’, estime l’enseignant-chercheur au Centre d’étude des sciences et techniques de l’information (Cesti). ‘’La dépénalisation est certes quelque chose de positif. J’applaudirais si l’on a une telle loi. Mais au lieu de perdre notre temps avec ce débat, du moment que les pouvoirs publics en place ne veulent pas entendre parler pour le moment, je pense qu’il faut poser la question autrement. Par exemple, avec le délit de fausse nouvelle, le juge ne tient pas compte de l’élément intentionnel. Que le journaliste soit de bonne ou de mauvaise foi, il tombe sous le coup de la loi. Je pense qu’on a plus intérêt à questionner ce genre de disposition, au lieu de s’attarder sur la dépénalisation’’, souligne M. Seck.
En tout cas, dans la sous-région, beaucoup de pays ont adopté des lois dépénalisant les délits de la presse, ce qui leur garantit une certaine avance sur le Sénégal dans certains classements. Parmi ces pays, il y a la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Togo, le Niger, le Bénin, pour ne citer que ces exemples.
Pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, elle est allée plus loin, en interdisant même les gardes à vue contre les journalistes. S’y ajoute, au pays d’Alassane Ouattara (classée 54e mondiale), les journalistes entretiennent de bons rapports avec les FDS. Lors d’une rencontre régionale organisée récemment à Jeacqueville en Côte d’Ivoire, il était beaucoup question de ce modèle ivoirien, qui repose sur une collaboration permanente entre forces de l’ordre et professionnels des médias. ‘’Nous avons même un groupe whatsapp avec le responsable de la communication et de l’information de la gendarmerie nationale. Nous avons également un groupe avec la police. Durant la pandémie, par exemple, avec les nombreuses restrictions, c’est le directeur général de la police lui-même qui était dans le groupe. Ce qui a permis de régler beaucoup de problèmes’’, témoignait Lassina Sermé, président du Réseau des professionnels de la presse en ligne.
Pendant ce temps, au Sénégal, les relations entre les forces de l’ordre et les professionnels des médias restent très conflictuelles. Dernièrement, beaucoup de journalistes ont été pris pour cibles sur le terrain par des éléments des forces de défense et de sécurité, avec parfois des blessures plus ou moins graves.
Autant de choses qui font que la place du Sénégal dans le classement de RSF n’est pas une surprise aux yeux de certains professionnels. À l’occasion de cette rencontre régionale, le représentant du Bureau régional du Haut-Commissariat pour les droits humains avait encouragé les professionnels des médias, tout en les invitant à faire preuve de responsabilité dans l’exercice de leur profession. Pour lui, c’est le premier moyen de défense pour le journaliste. ‘’Il est plus facile pour nous de vous défendre quand vous n’avez rien fait. Mais quand vous êtes coupables de ce dont on vous accuse, nous sommes dans une position de demander pardon et ce n’est pas confortable. Aidez-nous donc à vous aider, en faisant preuve de responsabilité’’, fulmine le représentant du bureau régional.
PRÉCARITÉ ET DEPROFESSIONNALISATION Ces autres maux de la presse Au-delà des lois pénales qui régissent la profession et des relations conflictuelles avec les forces de l’ordre, la liberté de la presse, c’est aussi une question économique. Selon l’ancien directeur général de la RTS, Matar Silla, il y a une corrélation manifeste entre la liberté de la presse et la viabilité des entreprises de presse. ‘’Dans beaucoup de pays, en particulier dans le monde développé ou dans les pays émergents, les médias sont des entreprises économiques viables qui gagnent de l’argent, où il y a un véritable statut des personnels, avec des contenus de qualité, des méthodes d’accompagnements des médias… Je ne pense pas qu’il y ait une seule entreprise privée qui gagne de l’argent dans ce pays, en s’acquittant de toutes ses obligations, c’est-à-dire qui soit en règle avec le fisc, en règle avec les institutions sociales... C’est ça le véritable défi. Cela n’est possible que si on met en place une autorité dont le rôle premier est d’organiser l’espace médiatique, de sanctionner aussi quand il le faut’’. De l’avis du spécialiste des médias, pour que la liberté de la presse soit une réalité, il faut des médias forts, des médias viables, des médias qui puissent faire de la qualité. ‘’Est-ce que nous faisons de la qualité ? Est-ce que l’accompagnement que nous devons aux jeunes y est ? Si l’environnement est dérégulé, avec des acteurs qui sont là au détriment des véritables professionnels, ça pose problème. C’est bien qu’il y ait des investisseurs dans le secteur, mais le problème, c’est ceux qui viennent avec des agendas et des visions aux antipodes de ce que doit être le rôle des médias’’, analyse M. Silla. Pour lui, il faut également revoir tout le dispositif de régulation. L’autorité de régulation doit être repensée, reformatée, ouverte à d’autres perspectives, en faisant des projections sur les 20 prochaines années. ITW AVEC MATAR SILLA ‘’Les assises des médias sont devenues une urgence’’ Que pensez-vous de ce dernier classement de Reporters sans frontières ? RSF fait ce classement depuis plusieurs années. Comme d’habitude, ce sont les pays de l’Europe du Nord qui sont toujours devant. Et comme je l’ai dit, la Suède, par exemple, qui est 4e, depuis 1766, bien avant donc la Déclaration des Droits de l’homme en 1789, avait déjà sa loi sur la liberté de la presse. Ceux qui font ce classement font un monitoring et savent tout ce qui se passe dans les médias dans le monde. Ce recul dont on parle est bien vérifiable. Je pense qu’il urge de nous retrouver autour des assises des médias, pour trouver des solutions aux problèmes. Est-ce que le Sénégal ne souffre pas de son refus de dépénaliser les délits de presse, ce qui fait qu’il y a toujours des poursuites contre les journalistes ? Moi je suis pour une approche holistique. On ne règle pas un problème par petits bouts. Il nous faut une approche beaucoup plus globale. La situation des médias pose problème. Des problèmes éthiques, des problèmes déontologiques, des problèmes juridiques, des problèmes sociaux, des problèmes institutionnels, de statut des personnels, d’articulation entre le public et le privé, de viabilité économique des médias. C’est tout cela à la fois. Avec une autorité de régulation remise à jour qui permet d’aller vers une meilleure organisation du secteur. J’ai fait des pays comme le Ghana, le Kenya, mais les entreprises de presse sont très dynamiques. Ce n’est pas le cas dans nos pays. Au lieu de perdre notre temps sur la dépénalisation, il faut avoir une autre approche, par exemple, le renforcement des organes de régulation et du tribunal des pairs, par exemple. Quelle place justement pour les organes de régulation ? Comme je l’ai dit, il faut revoir la régulation dans sa globalité. Il faut repenser l’autorité en charge de la régulation, ses missions, ainsi que sa composition. Il faut se doter d’un outil à l’air du temps, qui intègre également le Cored. Si les journalistes savent que les communiqués ou décisions du Cored seront pris en compte, auront force de loi, les gens vont changer. Nous devons arriver à savoir qui est journaliste, qui est technicien, qui est entreprise de presse… Pas seulement de les définir, mais de se donner les moyens d’appliquer les textes. Cela allait permettre de faire une bonne distinction entre les vrais professionnels et les intrus qui sont dans la profession et qui font n’importe quoi. Et ce serait un bon début pour régler certains problèmes. Et pour ce faire, il nous faut aller vers les assises. C’est devenu une urgence. Quel impact ce genre de classement peut avoir sur l’image du Sénégal ? Évidemment, ce n’est pas une bonne image. Il faut le dire. Nous ne pouvons pas quitter les classes moyennes pour tomber comme ça dans les bas-fonds du classement. Ce sont aussi des éléments que les investisseurs et les organisations internationales prennent en compte, qu’ils le disent ou non. Je pense qu’il faut pacifier la situation, la décrisper. Il faut que l’État aille dans un esprit de dégel, dans un esprit d’apaisement, avec toutes ces procédures en cours. |
Mor AMAR