Publié le 17 Dec 2024 - 16:18
INTERVIEW AVEC DR MOUSHAMADOU M. DJITTÉ, DR ARCOP

“La quête de financements extérieurs ne doit pas compromettre la nécessité de préserver l'intérêt de notre pays”

 

Dans cette interview accordée concomitamment avec le quotidien national ‘’Le Soleil’’, le nouveau directeur général de l’Autorité de régulation de la commande publique (Arcop, ex-ARMP) décline sa feuille de route pour plus d’efficience dans les marchés publics et contrats de partenariat public-privé. 

 

Vous avez été porté à la tête de l'Arcop dans un contexte marqué par l'adoption d'un nouveau référentiel économique et social. Pour vous, quel devrait être le rôle de l'Arcop dans la mise en œuvre de ce nouveau référentiel ?

D'abord, permettez-moi de remercier le président de la République et le Premier ministre de leur précieuse confiance et cette opportunité qui m'est offerte pour participer à la construction de notre pays. La commande publique, telle la monnaie, est devenue un instrument d’intervention économique très important. Par la commande publique, il est possible de participer et d’impacter, de façon très sensible, le développement économique et social de notre pays. 

Comme vous le savez, les nouvelles autorités ont inscrit leur action dans le sens de construire un Sénégal souverain, juste et prospère. L'ambition est donc de placer notre action sous le sceau du souverainisme économique. Et sur ce terrain, la commande publique a un rôle très important à jouer. Il faut faire en sorte que la commande publique soit d’abord et avant tout l’affaire du secteur privé national. C’est vrai qu’il y a beaucoup de mécanismes qui ont été adoptés dans ce sens, mais il faudra aller très rapidement vers leur opérationnalisation pour un Sénégal souverain.

L'autre volet, c'est la prospérité, c'est-à-dire qu'il faudra faire en sorte que la commande publique contribue au développement du secteur privé national. C'est là, quelques illustrations, juste pour montrer que nous avons un slogan qui cadre parfaitement avec les orientations assignées à la commande publique. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs, je compte inscrire la perspective de mon action autour d’un certain nombre d’axes stratégiques qui renvoient à la nécessaire modernisation de la commande publique qui doit s'adapter à l’ère du numérique. L'autre axe stratégique sur laquelle je compte articuler mon action, c'est l’optimisation des ressources publiques. Quand les ressources sont limitées, il faut en faire une utilisation rationnelle et essayer de compléter les besoins en financements avec les partenariats public-privé. Je dis souvent à mes collaborateurs que l’extension des compétences, qui nous a permis de quitter l’ARMP pour aller vers l’Arcop, doit avoir un sens. Avec cette extension, on a ouvert à notre institution un boulevard qui doit être exploré. Aujourd’hui, c’est rester sur une perspective réductrice en comprenant que l’intervention de l'Arcop dans le cadre des PPP doit se résumer à la formation. Nous devons aller au-delà. Il résulte du décret portant organisation et fonctionnement de l'Arcop que, dans le cadre de notre mission d’appui et de conseil, nous devons accompagner toutes les administrations à réaliser leurs projets. C’est là où nous devons trouver l’articulation qui nous permet d’être beaucoup plus présents sur la question des PPP en encadrant les autorités administratives sur les secteurs les plus porteurs dans lesquels il est possible de développer des PPP capables de participer au développement de notre pays. 

Vous parlez de souveraineté, mais on sait que beaucoup de ces projets sont financés avec l’appui des partenaires multilatéraux et bilatéraux qui ont également leurs conditionnalités. N’est-ce pas là un obstacle face à cette quête de souveraineté dans la gestion de la commande publique ?

Tout est dans la structuration du contrat. Quand bien même certains projets sont financés par des partenaires, il reste que l’État a la possibilité, à travers ces contrats, de souscrire un certain nombre de dispositions qui sont de nature à préserver son intérêt. Le plus important c’est de conclure des contrats qui préservent l'intérêt de notre pays. Je pense qu’avec le nouveau cadre qui a été mis en place, avec le schéma de préparation des projets, il est difficile d’arriver à des contrats qui ne soient pas de nature à préserver nos intérêts. La quête de financements extérieurs ne doit pas compromettre la nécessité de préserver l’intérêt de notre pays. C’est là où nos États doivent être un peu plus vigilants et compter sur les administrations comme l’Arcop, comme l'Unapp pour que l’accompagnement nécessaire en termes de structuration financière et technique puisse être apporté. 

Quelle stratégie comptez-vous mettre en place pour matérialiser cette volonté politique ?

D’abord, il faudra analyser l’arsenal juridique et renforcer les mécanismes incitatifs destinés à susciter une meilleure implication du secteur privé dans l’exécution de la commande publique. À l’heure actuelle, la plupart des incitations aménagées ne sont pas opérationnelles, parce que les principaux bénéficiaires n’en sont pas informés. Il faudra donc sensibiliser le secteur privé par rapport à ces mécanismes aménagés dans les différents instruments juridiques qui organisent la commande publique. Dans d’autres cas, les mesures et diligences nécessaires à leur mise en œuvre n’ont pas été entreprises. Il devient alors impératif de définir les modalités adéquates pour permettre à ces mécanismes généreux de donner leurs pleins effets. À titre illustratif, dans le domaine des PPP, la loi prescrit l’obligation à tout opérateur étranger attributaire d’un projet de PPP d’intégrer, dans le capital social de la société de projet qui nécessairement doit être créée, le secteur privé national jusqu’à concurrence de 30 % au moins. Hélas, dans aucun des projets PPP entrepris depuis la loi de 2021, ce puissant instrument de domestication de la commande publique n’a connu une application. Devant cette situation, il nous revient la responsabilité d’informer, de sensibiliser, de regarder les contraintes, de les adresser et de mettre en place un dispositif organisationnel permettant d’encadrer le secteur privé et d'aider les acteurs à capter ces parts de marchés qui leur reviennent de droit. En résumé, il faut d'abord renforcer les mécanismes qui existent ; ensuite, les opérationnaliser en relation avec les vrais acteurs. Tout se fera donc avec eux dans le cadre de larges concertations inclusives qui n’oublient aucun pan du secteur privé national. 

Quid de votre méthode pour l'optimisation des ressources ?

On devra aller très rapidement vers une stratégie globale arrimée aux nouveaux enjeux de la commande publique qui arrive à construire les synergies intelligentes entre un secteur à la recherche de nouvelles et la puissance publique tournée vers la réalisation de projets publics inclusifs et durables. C’est là toute la pertinence de l’option des nouvelles autorités d’aller vers une centrale d’achat qui permet de mettre fin  commandes disparates. Dans un contexte  marqué par un resserrement des ressources budgétaires, leur utilisation rationnelle pour une meilleure optimisation des achats publics apparaît comme un impératif absolu. Cette solution suppose la mise en place d’une entité qui passe de grosses commandes qu’elle garde dans des magasins de stockage. Et à chaque fois qu’une administration particulière exprime un besoin, une commande, les équipements sont livrés dans les meilleurs délais. Finalement, elle favorise des acquisitions organisées en toute célérité  et au meilleur rapport qualité/coût.

Malgré les nombreux efforts et les rapports, nous avons vu une récurrence des violations dans les commandes publiques. Cela ne traduit-il pas des insuffisances dans le dispositif coercitif ? 

Le dispositif répressif aménagé pour dissuader les acteurs est à mon avis très efficace. Quand il y a des actes posés en marge des prescriptions légales et réglementaires, les acteurs qui en sont informés ont la possibilité de porter l’affaire devant le régulateur qui se réunit dans le cadre de sa formation disciplinaire. D’abord, une enquête est ordonnée dans le respect strict des principes du contradictoire par des agents assermentés.

En effet, toutes les parties sont entendues par les enquêteurs et tous les documents communiqués. Je rappelle que nous avons une commission d’enquête composée de hauts cadres de l’Administration qui ont prêté régulièrement serment devant les tribunaux.  À l’issue de cette procédure, si les conclusions montrent que des acteurs ont posé des actes en porte-à-faux avec la réglementation, la formation disciplinaire de l’Arcop applique des sanctions appropriées qui peuvent être administratives ou financières. Cela peut aller jusqu’à l’exclusion du candidat de la commande publique pour une période paramétrée en fonction de la gravité des faits retenus, sans préjudice de la possibilité d’appliquer des sanctions financières.

Je pense donc que l'Arcop dispose de tous les moyens pour faire en sorte que les procédures ne soient pas viciées. Il reste que, sur le plan pénal, la pénologie, inversement proportionnelle aux enjeux de la commande publique, doit être révisée de manière à la rendre plus dissuasive.

Pourquoi alors la liste rouge qui, en principe, contient les entreprises exclues des marchés publics est presque vide pour le cas du Sénégal ?

L'Arcop a eu, à plusieurs reprises, à exclure des candidats des marchés publics. Seulement, cette mesure lourde de conséquences économiques et sociales ne peut être administrée que si les circonstances factuelles la justifient. Dans certaines hypothèses, des faits dénoncés se révèlent non établis après les investigations engagées ou bien alors ils ne sont pas suffisamment graves pour justifier une exclusion.

Il y a le cas des marchés de gré à gré qui nourrissent souvent suspicions et appréhensions. Quels mécanismes pour assurer la transparence dans ce type de marché ?

Permettez-moi d’abord de lever un biais. D’abord, en termes de terminologie, on ne parle plus de gré à gré, mais plus d’entente directe lorsque l’Administration conclut directement avec un opérateur privé sans une mise en concurrence préalable. Ensuite, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas parce que l’Administration a fait une entente directe qu’elle a agi en marge de la loi. L’entente directe est une procédure régulière prévue par la réglementation en vigueur (77 du décret sur les marchés publics et 89 sur le décret relatif aux PPP). Maintenant, elle reste une procédure qui est strictement encadrée.

En effet, vous ne pouvez contracter une entente directe si les conditions prescrites ne sont pas réunies. C’est dire que l’entente directe, d’abord, n’est pas une procédure bannie. Seulement, comme elle peut exposer à des engagements difficilement maîtrisables, le législateur l'a strictement encadrée dans un régime juridique qui assujettit sa mise à des conditions rigoureuses parmi lesquelles l’urgence impérieuse figure en bonne place.

Vous avez cité parmi les conditions l'urgence impérieuse, mais on a souvent assisté à une sorte ''d'urgence impérieuse organisée'' avec des autorités contractantes qui, au lieu de lancer dans les délais les marchés, attendent le dernier moment pour invoquer l'urgence. Que faire pour lutter contre de telles pratiques ?

Quand le texte parle d’urgence impérieuse, il exclut l’urgence qui est artificiellement créée et qui ne peut pas être acceptée. C’est d’ailleurs pourquoi le législateur restreint les pouvoirs dans ces cas de figure. D'abord, il faut demander l’autorisation à l'organe de contrôle a priori pour que ce dernier regarde si l’urgence dont vous vous prévalez est impérieuse ou simplement artificielle. Il ne s’agit donc pas d’évoquer l’urgence impérieuse, il faut rapporter les circonstances de fait qui en établissent la réalité. 

Outre les marchés par entente directe, il y a aussi les marchés classés ''secret défense''. Ne devrait-on pas mieux les encadrer pour éviter les dérives ?

Sur cette question, le Sénégal a connu une évolution qui, aujourd’hui, commande des réajustements. En effet, en 2020, un décret exclut les marchés classés ''secret défense'' dont la publicité serait contraire aux intérêts de l’État. À l’époque, le régulateur avait engagé des discussions en interne pour fixer un encadrement minimal pour éviter que cette brèche n’ouvre pas la voie à des procédures abusives dans la mise en œuvre de la commande publique. Cette ambition étant restée lettre morte, des dérives sont enregistrées dans la mise en œuvre de ces procédures.

Sous ce rapport, les exigences d’une gestion publique responsable postulent un recentrage pouvant concilier la nécessaire préservation des intérêts de l’État et l’optimisation des ressources budgétaires. À  ce propos, l’expérience de certains pays comme le Niger peut constituer une riche source d’inspiration. Ce modèle est centré autour d’une commission rattachée à la présidence dont le  rôle est de dresser chaque année une liste des marchés éligibles. Ensuite, on a mis en place une procédure parallèle par rapport à la procédure ordinaire. Le dispositif d’encadrement à mettre au point permettra d’apprécier les prestations éligibles et le niveau minimal de contrôle à aménager.

Pouvez-vous revenir sur les principales innovations du nouveau Code des marchés publics ?

Il y a beaucoup d’innovations dans le Code des marchés publics dont la plus spectaculaire reste sans doute le saut vers les achats publics durables. Des réajustements importants ont été administrés dans ce cadre pour créer les conditions d’une green commande publique. 

Sur la question de l’accès à la commande publique, des aménagements particuliers sont introduits pour réussir une meilleure implication des jeunes et des femmes dans l’exécution de la commande publique. Avec ce mécanisme, la commande publique devient un instrument de résorption des inégalités sociales et de réduction du chômage.

La délocalisation des délégations de service connues aujourd’hui sous le vocable de PPP à paiement a contribué à créer de la lisibilité dans la gestion de la commande publique en distinguant le régime juridique des marchés publics regroupés dans le code correspondant de celui des PPP organisé par le décret y relatif. Cette belle uniformisation permet une préparation des projets de la même catégorie suivant des procédures identiques renforçant ainsi la prévisibilité dans la gestion des contrats.

Du point de vue institutionnel, les organes de contrôle a priori comme a posteriori ont vu leurs compétences étendues aux PPP pour une meilleure rationalisation de la commande publique.

Vous parlez de préoccupation d’ordre environnemental. Est-ce à dire qu'il faut mettre en avant le fait d’acheter mieux plutôt que le fait d'acheter plus cher ?

Par durabilité, il s’agit de comprendre qu’au lieu de préférer acheter un bien moins onéreux avec une durée de vie courte, il est recommandé d’analyser les biens et équipements en tenant compte de la durée de vie et de l’impact de son utilisation sur notre environnement. Ce critère nous amène à aller au-delà du simple pour tenir compte des caractéristiques intrinsèques de ces achats. 

Depuis 2022, l'Arcop n'a pas présenté de rapport. Où en êtes-vous dans la production des rapports 2022, 2023 et 2024 ?

Quand je suis arrivé, j’ai trouvé sur la table le rapport 2022. Très rapidement, on va procéder à la finalisation de celui de 2023 pour organiser une publication simultanée. Les efforts vont être faits pour une publication plus régulière des rapports. On est aussi en train de voir comment l’adresser de manière structurelle internalisant l’exécution de cette mission de contrôle a posteriori avec un personnel propre. Cette option présente l’avantage de dérouler les audits sur l’année en toute sérénité et de produire les rapports dans les délais. 

Mor Amar et Mamadou Gueye 

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